Chapitre 92
— Par le Zygos... Ce n'est plus de mon âge, grommela-t-il en se redressant pesamment.
Son souffle était court, sa vision encore floue, mais l'urgence de la situation et l'adrénaline contribuaient pour beaucoup à lui rendre un tant soit peu de sa contenance. L'instinct de survie demeurait inextinguible... Il ne s'attendait pas, pour sûr, à ce qu'on lui laisse le loisir de cavaler à travers tout Corgenna sans intenter à son existence, mais il entretenait jusqu'alors la naïve ambition de reprendre la lutte en temps et en heure, après un court entracte des plus mérités. Voilà qu'on surgissait à nouveau pour lui barrer la route ; et ce sans même lui laisser l'opportunité de récupérer son épée, fichée qu'elle était dans le crâne de son ancien ennemi comme dans un fourreau ensanglanté. Erik, l'air morose, balada son regard sur les silhouettes intransigeantes qui le toisaient fixement, à quelques pas de là seulement. Un fameux parterre d'individus éclectiques, tous âgés de plus d'une trentaine d'années, tous flanqués d'un Cydylaïn... Tous porteurs du même médaillon que Kaster. Un aigle bicéphale. Le symbole de la Brigade Oraculaire.
— Vous vous êtes bien défendu, fit l'un d'entre eux, mais votre chemin s'arrête ici.
— Vous nous surveilliez, n'est-ce pas ? Vous auriez pu choisir d'intervenir plus tôt pour sauver la vie de votre camarade... Pourquoi ne l'avoir pas fait ?
— Ordre de l'Oracle.
— C'était l'un des vôtres, commença à protester un Erik abasourdi.
— Quelle différence ? Nous ne nous côtoyons quasiment jamais. C'est là notre force. Nous n'avons rien pour nous détourner de notre sens du devoir. Contrairement à vous...
Le quadragénaire grommela en se renfrognant quelque peu. Une existence de solitude, dans l'attente que l'Oracle puisse enfin disposer d'eux à une fin ou à une autre... Voilà ce qui attendait les membres de la Brigade Oraculaire. Et ceux-ci semblaient si fiers de servir qu'ils en oubliaient jusqu'à leurs aspirations les plus humaines et les plus triviales ; ils ne vivaient que pour satisfaire la moindre de ses exigences. Quitte à être sacrifiés.
Plus le temps passait, et plus il apparaissait comme évident que le véritable adversaire de leur expédition n'était pas le Roi Deny Ier. Ce monarque fantoche et impressionnable n'avait d'ores et déjà plus suffisamment de pouvoir pour s'opposer à l'Oracle... S'il continuait à régner, c'était sans doute parce qu'il manquait suffisamment de caractère pour que sa présence sur le trône soit profitable à ce vieux prophète.
Était-ce son intelligence qui lui permettait de formuler toutes ces théories, qu'il aurait naguère jugées farfelues... ou ses pensées divaguaient-elles pour tenter d'excuser la conduite que lui et les autres membres de cette expédition de sauvetage avaient adoptée ? Dans le fond, ce genre d'interrogation insoluble n'avait dorénavant plus la moindre importance. Ils s'étaient engagés sur un chemin qu'ils n'étaient plus en mesure de quitter... Avec force regrets, l'aîné de la Huitième Brigade releva ses poings jusqu'à hauteur de son buste. Il n'avait jamais été un grand pugiliste ; il aurait aimé voir Aiz à sa place. Tant pis. Il allait au moins essayer de ne pas se couvrir de ridicule... Il avait retrouvé un petit peu de son souffle. Il allait devoir en faire sacrément bon usage, s'il espérait emporter au moins l'un de ses adversaires dans la tombe...
— Je me charge de l'exécuter, annonça sentencieusement l'homme qui lui avait répondu jusque-là.
Le terme était éminemment choisi, jugea Erik avec un brin d'aigreur. Une exécution. C'était sans doute cela qui l'attendait, après plus de deux décennies de bons et loyaux service. Il n'avait jamais considéré qu'il servait le pouvoir avant le peuple, certes, et il considérait que cette fin misérable n'invalidait pas l'entièreté de son existence... Mais tout de même, il aurait aimé opter pour une mort moins déshonorante. Peut-être aurait-il dû insister, quelques mois plus tôt, lorsque Rolan et lui devisaient à propos de leur future retraite. Peut-être aurait-il dû capituler un peu plus tôt...
Mais, ce faisant, il aurait ignoré tout le reste. Toute cette longue quête insensée ; tous les sacrifices réalisés pour parvenir jusqu'à Corgenna.
Il allait pouvoir se reposer. C'était tout ce qui pouvait bien compter, dans le fond.
— C'est le moment où les héros se dévoilent, pas vrai ? ricana une voix d'outre-tombe.
En provenance d'un toit proche, ce timbre grave, grinçant, graveleux attira sur son propriétaire l'attention de tous les combattants réunis dans cette rue dévastée. Pourtant, nul ne put déceler là-haut la moindre silhouette... Jusqu'à ce qu'un bras ne perce l'atmosphère, crevant les airs et les écartant comme le rideau d'une scène. Leon, le doyen des Brigades, fut ainsi le premier à se dévoiler ; et ses camarades apparurent à leur tour, l'un après l'autre. Mezagar, accroupi au premier rang, les bras ballants sur ses genoux repliés, dévisagea les membres de la Brigade Oraculaire qui se tenaient devant Erik avec un soupçon de malice. Ceux-ci, décontenancés, lui renvoyèrent son regard en tressaillant plus ou moins ; finalement, les échanges verbeux reprirent, mais en épargnant soigneusement le quadragénaire de la Huitième Brigade.
— Commandant Mezagar, fit le plus bavard d'entre eux, vous n'étiez pas attendu si tôt. Quelle aubaine... Les félons ont réussi à s'introduire dans l'Esplanade. Prenez les devants, et exécutez ceux qui...
— Qui crois-tu être pour me donner des ordres ?
Son sourire narquois ne délaissa pas ses lèvres, pas un seul instant ; mais sa voix, soudain froide et basse, souffla dans cette rue un vent nouveau. Implacable. Terrifiant. Même Erik, qui ne faisait pas les frais de cet impétueux rappel à l'ordre, sentit ses poils se hérisser et des sueurs froides saisir le moindre de ses membres. Lorsque Mezagar se redressa, sa silhouette se dessinant dans la lumière blafarde que renvoyait la lune, tous se crispèrent comme un seul homme.
— Si j'ai bien compris... Lida doit d'ores et déjà être libre. Quel échec. Pour l'Oracle, pour vous.
— Qu'est-ce que...
— Je n'étais certain de rien, en arrivant à Corgenna. Nakata... Il est vrai qu'il aurait été probable que son orgueil finisse par le détourner du droit chemin. S'il l'a jamais arpenté. Que Lida, Aiz et Dixan aient pu choisir de le suivre tout en ayant conscience de sa malfaisance ne m'aurait pas trop étonné non plus. L'amour n'a rien de perspicace... qu'il soit celui celui d'un frère... ou celui d'une amante. J'ai été en revanche nettement plus étonné d'apprendre que Vivel, Ajima et Amilista ont répondu à l'appel du Roi dans la seconde même où il nous a été porté. Pour Sidoni et Aristof, passe encore... La loyauté n'est pas la seule de leurs tares, mais elle en est assurément la première.
— Commandant Mezagar... Envisagez-vous de...
— De vous latter la gueule ?
Son rictus s'élargit, dévoilant des crocs qui en appelaient limpidement à la sauvagerie ; et en même temps que sa voix, ce fut la capitale, toute entière, qui se mit à grincer.
— J'ai déjà décidé de le faire.
Les membres de la Brigade Oraculaire eurent à peine le temps de s'éloigner les uns des autres qu'à leurs pieds, les dalles de Corgenna furent soulevées par une succession de violentes secousses. Des pics rocheux s'élevèrent précisément aux endroits où se tenaient les combattants de l'Oracle quelques instants plus tôt ; les Cydylaïns les plus lents furent pourfendus et explosèrent les uns après les autres, tandis que les subordonnés de Mezagar saisissaient leurs armes et s'apprêtaient à suivre leur commandant dans le cœur de la bataille.
Soufflé, Erik observa ce revirement de situation sans piper mot ; lentement, il laissa ses bras retomber le long de son corps tandis que les tremblements reprenaient de plus belle, qu'une nouvelle nuée d'échardes tranchantes surgissaient des entrailles du sol pour transpercer tous ceux qu'elles étaient en mesure de cibler. C'était un véritable miracle, de son point de vue... Pas seulement parce qu'il lui permettait de conserver sa tête fixée à son corps ; mais aussi, et surtout, parce qu'elle permettait de complètement rebattre les cartes de cette confrontation historique.
Une silhouette féminine s'élança du toit, et se laissa tomber à quelques mètres de lui seulement ; elle récupéra son épée dans le cadavre de son précédent opposant puis la lui lança d'un mouvement fluide. Erik la saisit au vol, l'essuya d'un geste vague, la rengaina ; son interlocutrice se rapprocha de quelques pas, et lui jeta quelques mots que son esprit embrumé eut peine à décortiquer.
— Où se trouvent mes frères ?
Emilia brûlait de l'envie d'en découdre. Elle avait promis à Mezagar qu'elle suivrait ses directives avant toute autre chose ; mais maintenant que les ordres concordaient avec son ambition de suivre ses frères et ses sœurs jusqu'au cœur des enfers, il allait sans dire qu'elle était plus que pressée à l'idée de les y rejoindre. Sachant que les autres membres de l'expédition allaient sans doute avoir grand besoin de renforts, Erik acheva de reprendre contenance. Il répondit avant de reprendre la route au pas de course, flanqué par cette combattante émérite.
Il se sentait dorénavant nettement plus en sécurité.
— Il n'a pas menti. A l'Esplanade. Si tout s'est bien passé, Lida, Rolan et Jade doivent déjà être libérés. Sinon...
— Sinon, nous ne tarderons pas à nous en charger.
Il acquiesça, l'air sombre. Il n'était pas question, plus question d'échouer ; ils ne pouvaient tout simplement plus se le permettre, maintenant qu'une autre Brigade avait choisi d'opter pour leur camp. Le rapport de force venait soudain de franchement s'équilibrer... Et Erik s'en réjouissait. Son cœur battait d'une exaltation nouvelle tandis que les dernières rues les séparant de l'Esplanade de l'Oracle se succédaient. Ils avaient peut-être une chance de l'emporter, finalement.
Encore mince, encore fébrile... mais bien existante.
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