Chapitre 91


Les chaînes et les menottes qui lui entravaient les poignets tintèrent en percutant les dalles froides qui l'avaient soutenu le temps de son incarcération. Il se massa distraitement en grimaçant, jaugeant qu'il aurait à porter les stigmates de cette détention provisoire pendant encore quelques jours au moins ; ils n'avaient pas lésiné sur les moyens pour les pousser à se tenir tranquilles. Pourtant, Rolan avait espéré qu'ils agiraient avec un peu moins de sévérité, le concernant : après tout, il n'avait pas, contrairement à ses deux partenaires, la chance de jouir d'un don physique utile dans de telles circonstances. Il aurait éventuellement pu tenter de lire dans l'esprit de ses geôliers, afin de les humilier mortellement en révélant à qui pouvait bien les entendre leurs secrets les plus honteux... mais il n'était pas question, pour lui, d'user de ses bras pour plier les barreaux de sa cellule, ou de générer des pics acérés pour en pulvériser la porte. Tant pis ; de toute façon, cette expérience désagréable était désormais derrière lui. Il entendait bien éviter de la réitérer.

— Vous êtes complètement fous, les sermonna à nouveau Lida. Tous complètement fous.

— Nous n'avions aucune autre solution, répondit un Nakata des plus exaspérés. Qu'aurais-tu souhaité ? Que nous vous abandonnions à votre sort ? Que nous implorions l'Oracle et le Roi de nous accorder leur auguste pardon ? 

— Par exemple, oui.

— Ils ont tué Nilly, intervint Kurl. 

Implacablement, le jeune Orphelin imposa cette réalité à la commandante de la Huitième Brigade ; cette dernière, décontenancée, arqua un sourcil avant de se renfrogner brutalement. Elle fulmina, finalement. Son cadet, désolé d'avoir eu à lui exposer une réalité aussi crument, passa sur les autres pertes et sur les circonstances des affrontements qui avaient pu les amener jusqu'ici. Il n'était pas nécessaire de remuer le couteau dans la plaie, maintenant qu'ils avaient, toutes et tous, une base concrète sur laquelle construire l'avenir.

— Je ne comprends pas... Mon père n'aurait jamais permis que cela arrive ! Il doit y avoir une erreur, s'étrangla Jade en jetant des regards alarmés à sa commandante.

— Ton père... commença Akis en balbutiant.

— N'a qu'une influence limitée, le coupa Kurl.

Sec, l'archer lui destina également un rappel à l'ordre visuel, comme pour l'inviter à ne pas trop en dire. Le rouquin hésita, mais suivit finalement les consignes de son collègue, partant du principe qu'il était sans doute plus à même de savoir ce qu'il était bon de dévoiler, et ce qu'il valait mieux passer sous silence. Après tout, son commandant était justement en train de croiser le fer contre le prestigieux Général Delistel : s'ils ne voulaient pas prendre le risque de continuer à complexifier une situation bien assez inextricable ainsi, il était sans doute judicieux de rester évasifs sur les points les plus délicats. Rolan, qui n'avait eu besoin que de mirer quelques paires d'yeux pour s'enquérir de la situation dans sa globalité, intervint à son tour : il avait de la suite dans les idées, et en apporta la preuve, comme toujours.

— Pendant que nous étions enfermés, j'ai réussi à comprendre la structure du bâtiment, à force de croiser le regard des geôliers. Un passage dérobé devrait nous permettre de déboucher dans la rue, dans une allée discrète principalement empruntée par les commis de cuisine. On devrait pouvoir passer par là pour s'échapper sans croiser les renforts. Parce qu'il y en aura sûrement.

— Bien joué, Rolan, le félicita Lida sobrement. Jade, Akis, accompagnez-le. Kurl, je compte sur toi pour veiller sur eux. Retournez auprès des autres. On ne tardera pas.

Nakata opina du chef avec satisfaction, semblant considérer qu'il valait mieux envoyer du renfort de taille à la rencontre de Laley et des autres, et ce dans les délais les plus brefs. Même s'il essayait d'oublier momentanément qu'elle risquait sa vie, le prestigieux épéiste gardait à l'esprit que son destin pouvait basculer à tout instant. Il fallait qu'ils pressent le pas...

— Rejoignons Dixan, compléta-t-il à l'attention de sa collègue. Avec lui, on devrait pouvoir attirer leur attention... Et vaincre tous ceux qu'ils jugeront bon d'envoyer à notre rencontre.

Elle acquiesça formellement. Elle ne se sentait pas en très grande forme, mais elle n'avait pas besoin d'être reposée pour être indestructible... Ses faux pas ne pouvaient pas lui coûter bien cher. Pas contre des opposants ordinaires, pas avec ses deux frères Orphelins pour lui tenir compagnie. 

— Et dire qu'il nous aura fallu attendre de passer renégats pour combattre côte-à-côte... soupira-t-elle à l'attention de son ancien amant.

— Comme quoi, tout arrive, gloussa-t-il en retour, étrangement enthousiaste.

— On y va, les interrompit Rolan sans plus attendre avant de se tourner vers ses trois autres collègues. Si vous trouvez des épées sur le chemin, je ne dis pas non. Je suis trop vieux pour me battre avec les poings...

Jade, Akis et Kurl acquiescèrent avant de se lancer à l'assaut du passage dérobé dont Rolan avait capté l'existence ; les deux commandants les observèrent s'éloigner au pas de course  avant de s'en retourner vers le hall d'entrée duquel le bataillon avait pu surgir quelques minutes plus tôt.

***

D'un coup de poing, il éjecta Aristof ; l'aîné des commandants heurta le mur d'enceinte de l'Esplanade de l'Oracle et s'effondra au sol, pantelant et couvert d'ecchymoses, bien incapable de tenir le rythme que lui imposait ce colosse d'Aiz. Dans des circonstances plus équitables, il allait sans dire qu'il aurait été plus à même de lui tenir tête... mais ses ripostes électriques étaient rendues lentes par les multiples blessures dont il souffrait encore, et dont il ne s'était pas entièrement remis. A contrario, l'Orphelin semblait en pleine forme... au même titre, par ailleurs, que Silvia et qu'Amara, qui tâchaient de soutenir le moindre de ses efforts en harcelant les subordonnés d'Aristof d'offensives diverses et multiples. Elles bénéficiaient d'un champ de bataille ouvert, et le surnombre de leurs opposants ne leur posait finalement pas tant problème que cela ; certes, elles devaient demeurer attentives pour éviter d'essuyer un revers cuisant, mais elles pouvaient, l'une comme l'autre, exprimer toute l'étendue de leurs talents sans jamais craindre de menacer l'un de leurs pairs. Débarrassés des éléments les moins fiables de leur Brigade, les deux dames s'abandonnaient à leur sens du devoir et à leurs élans revanchards les plus bestiaux... et il était bien impossible de leur barrer la route durablement.

— Vous devriez lâcher vos armes, tous autant que vous êtes, maugréa Aiz avec mécontentement. Cette querelle n'amuse personne. Vous auriez pu l'emporter si vous aviez mené la danse, mais... au vu de vos blessures, c'était peu probable. Nous n'avons aucun intérêt à causer votre mort. Demande à tes hommes de capituler, et nous vous laisserons quitter la capitale indemnes.

L'offre était tentante, du point de vue d'Aristof. Ce dernier se redressa péniblement, en prenant appui sur cette bonne vieille muraille ; elle avait été érigée des siècles plus tôt, et il y avait fort à parier qu'elle leur survivrait encore pendant un bon bout de temps. A moins, bien sûr, que ces renégats ne s'amusent à l'écorcher, brique par brique, jusqu'à ce que ne demeurent guère plus que ses fondations...

— Ce n'est pas une décision à laquelle je peux consentir, et tu le sais tout aussi bien que moi. Je ne comprends pas pourquoi vous avez décidé de vous couvrir d'opprobre... et je ne suivrai pas le même chemin que vous. Plutôt mourir que tourner le dos à l'infamie que vous représentez.

— C'est honorable. Mais complètement inconscient.

Cette fois, il ne répondit pas. A quoi bon ? Il n'était pas devenu l'un des doyens des commandants des Brigades Royales de Balhaan par hasard. Son expérience parlait pour lui... Les états d'âme ou les caprices de ces blancs becs ne le perturbaient pas trop : on les avait désigné comme ennemis, alors il se chargeait de les combattre jusqu'à la mort. La leur, la sienne... de cela, il ne faisait que peu de cas. 

Réunissant sur ses deux bras une nouvelle volée d'étincelles, il se rua sur Aiz en souhaitant lui porter le coup de grâce. Il savait pertinemment qu'une bataille trop longue lui serait fatale : de par son physique prodigieux et son jeune âge, son adversaire aurait toutes les chances de tirer profit de ses multiples blessures pour le mener à sa perte. Si Aristof voulait l'abattre, il devait le faire aussi promptement que possible... Alors il misa sur cette charge. Il surveilla les faits et gestes de son vis-à-vis, qu'il constata étonnamment stoïque ; il en tira profit, croyant que le jeune Orphelin tenterait, au dernier moment, de parer ou d'esquiver... Et le foudroya en lui portant un double coup d'estoc en plein abdomen. Ses éclairs se répandirent le long de la peau du colosse, et la chaleur qu'ils portaient stria son torse à demi-nu de cicatrices fumantes. Ce coup laisserait des traces, à n'en pas douter.

— Insuffisant, trancha Aiz avec froideur.

Son adversaire était à portée ; et même si le choc électrique l'avait tétanisé pendant une paire de secondes, il était désormais parfaitement capable de riposter. Son poing droit percuta le commandant Aristof dans un geste descendant impétueux ; il frappa juste à l'angle du cou et de la clavicule, rabattit son aîné à même le sol et l'y encastra avec une violence inouïe. Le choc souleva un épais nuage de poussière et souffla une bonne poignée de dalles ; les autres combattants durent s'ancrer solidement sur leurs appuis pour ne pas chanceler, et le silence religieux qui s'imposa ensuite fut plus loquace que tous les larmoiements du monde. Cela lui avait coûté, pour sûr... mais Aiz venait de l'emporter sur son opposant. Aristof ne se redresserait pas de si tôt ; lorsqu'il reprendrait conscience, la bataille aurait touché à son terme depuis plusieurs heures, au moins.

— Lâchez vos armes, ordonna le gigantesque commandant.

Les hésitations des soldats les moins aguerris gagnèrent finalement les éléments les plus fiables de la Neuvième Brigade ; finalement, les lames commencèrent à tinter en tombant au sol. La capitulation se généralisait... et l'expédition de sauvetage de Lida venait de s'octroyer le contrôle de l'entrée de l'Esplanade de l'Oracle. Les quelques subordonnés d'Aristof présents sur place se rapprochèrent de leur supérieur afin de lui venir en aide. Aiz les laissa faire sans trop s'en soucier ; eux non plus n'avaient pas le cœur à abattre ceux qu'ils avaient longtemps considéré comme des frères.

— On devrait avancer, grommela Silvia en rengainant son épée, le souffle court. On ne sait pas trop ce qui a pu attendre les autres...

— Tenir la porte pourrait être décisif, malgré tout, fit observer Amara.

— C'est pour cette raison que je me charge de rester par ici, conclut Aiz en étirant ses deux bras tour-à-tour. Dans le cas de figure où d'autres Brigades arriveraient à nous rejoindre... Vous, dépêchez vous de rejoindre les autres. Quand on aura vaincu tous les ennemis à l'intérieur de l'Esplanade, on pourra s'y retrancher, en dernier recours.

Les deux combattantes approuvèrent énergiquement, puis se mirent en route sans plus tergiverser. Aiz, tout puissant qu'il était, ne suffirait pas à barrer la route d'une Brigade à lui seul. Elles partaient même du principe qu'il perdrait s'ils devaient se frotter à un autre des Commandants ; même s'il le cachait admirablement bien, il avait souffert de sa confrontation contre un Aristof diminué. Puisqu'Ajima, Amilista, Vivel et le sinistre Mezagar devaient quant à eux être en pleine forme, il allait sans dire qu'ils disposaient encore d'un lot généreux de formidables adversaires à combattre... 

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