Chapitre 9
— Quand s'est déroulée la précédente ?
— Il y a plus de quinze ans, il me semble...
La voix posée et sereine de Mezagar s'était faite entendre la première ; celle de Leon, plus traînante et plus grave, n'avait pas manqué de lui répondre comme un écho. Son timbre, si particulier, si grinçant, semblait provenir d'un autre âge... et les rides qui courraient sur son visage entérinaient cette impression singulière. Burinés qu'ils étaient, ses traits donnaient l'impression d'une statue de marbre qu'on aurait trop peu polie. De quoi renforcer l'aspect caverneux de sa voix, qui semblait comme provenir du raclement de roches friables qu'on frottait lentement l'une contre l'autre...
L'un et l'autre étaient des célébrités des Brigades Royales de Balhaan. Ils œuvraient de concert au sein de la même unité : la septième. Mezagar en était le meneur charismatique. Bon nombre d'observateurs voyaient en lui le troisième soldat le plus talentueux des Brigades, après Lida et Nakata. L'Oracle en personne était de cet avis. D'autres allaient jusqu'à prétendre que son expérience lui donnait envers et contre tout une relative longueur d'avance : il était âgé de quelques sept à huit ans de plus que ses cadets, et avait à ce titre régné au sommet de sa Brigade deux fois plus longtemps qu'eux.
Quant à Leon, il s'agissait tout bonnement du doyen des membres des Brigades Royales, à cette époque. Âgé de plus de soixante-dix ans, il ridiculisait Erik et ses ambitions d'une retraite qu'on aurait pu juger précoce. Pourtant, le vieillard ne s'était jamais ému de voir des combattants plus jeunes que lui d'une vingtaine d'années déposer les armes : il avait simplement choisi qu'il mourrait en poste, contrairement à la majeure partie de ses compagnons qui, au fil des décennies, avaient toujours privilégié une porte de sortie plus orthodoxe. S'il était sec et rongé par le temps, il n'en conservait pas moins le regard brillant qui avait fait de lui un soldat fameux au cours de sa jeunesse : son pragmatisme était une arme encore affûtée, et Mezagar usait tout particulièrement de lui comme d'un conseiller de premier ordre. Leur relation, unique en son genre au sein des Brigades, était assimilable à celle qu'un père entretenait avec son fils ; à ceci près que l'autorité s'était estompée depuis belle lurette.
— Je ne pensais pas revoir l'Oracle avant ma mort, pour parler vrai, grogna Leon en baladant son regard sur la missive que son chef venait tout juste de recevoir.
— Ou avant la sienne, rectifia Mezagar en affichant un sourire presque moqueur. S'il en est un qui devrait prendre sa retraite, c'est bien lui. La sénilité le guette.
— Surveille tes paroles, le corrigea vertement son aîné. L'Oracle ne peut pas perdre la tête. Son existence précède la notre, et son trépas éclaire le crépuscule de nos vies.
Cette maxime que Leon venait d'énoncer sentencieusement n'était pas de son fait : elle était répétée inlassablement par des générations et des générations de soldats au service de la Royauté de Balhaan depuis des temps immémoriaux. Bon nombre de légendes racontaient que l'existence de l'Oracle était intimement liée à celle du Roi, et nul ne savait précisément lequel de ces deux titres avait vu le jour le premier. La seule différence entre ces deux fonctions prestigieuses, c'était que l'identité de l'Oracle se fondait toute entière derrière ce seul sobriquet ; le Roi, lui, conservait jalousement sa place au sein de son lignage, son nom, ses qualités et ses hauts-faits. Les contes se confondaient dès lors aisément, formant une masse de savoir informe, aux contours nébuleux, que les savants du Royaume s'échinaient à éclaircir brique par brique. On racontait, par exemple, que c'était l'Oracle qui avait soumis à l'un des Rois l'idée de créer les Brigades Royales afin d'assurer la sécurité de son domaine et de ses sujets...
— Oui, oui, tu m'as suffisamment asséné ces sermons, je les ai parfaitement retenus. Toujours est-il que je ne sais pas ce qu'ils attendent de nous... mais cela risque d'être houleux.
— L'Oracle n'a jamais partagé le goût des rassemblements superfétatoires de sa Majesté le Roi. Si c'est lui qui nous fait demander, c'est que la situation l'exige. Indubitablement.
— Crois-tu que la situation puisse l'exiger ? La guerre n'a rien de nouveau, renifla Mezagar bruyamment en pointant un index assuré en direction du bandeau rouge qui ceignait son crâne et recouvrait son œil droit.
Ce dernier avait été crevé depuis belle lurette. Cela remontait à l'époque où, bien que déjà officieusement combattant le plus puissant de la Septième Brigade, Mezagar n'en était pas encore le maître... Une cohorte affiliée au Duc d'Aeruemita, lui-même vassal du Divin Roi de Bashan, s'était mise bille en tête de fondre sur Corgenna, capitale du Royaume de Balhaan, afin de la mettre à sac. Ce voisinage turbulent avait eu l'idée saugrenue de passer par la grand-route pour faciliter ce pillage, lequel devait idéalement se dérouler suffisamment vite pour que les Brigades Royales n'aient pas le temps de se mobiliser et de riposter. Le problème, c'était que la grand-route Corgenienne passait précisément devant la Forteresse de la Septième : sans doute ces soldats gonflés de morgue et de zèle avaient-ils imaginé naïvement qu'une dizaine d'individus, tout dotés de pouvoirs qu'ils étaient, ne seraient jamais en mesure de leur barrer la route...
Mezagar leur avait cuisamment rappelé que l'orgueil était un péché, dans la foi qu'ils entendaient incarner. Il les avait massacrés : plus de deux centaines de types engoncés dans des armures flambants-neuves et lourdement armés avaient trépassé par sa seule faute, ce jour-là. L'un d'entre eux, le plus jeune et le plus brave, sans doute également le plus sot, avait toutefois réussi à l'atteindre à l'œil... Sans son pouvoir, Mezagar y aurait certainement laissé sa peau ; mais, en l'occurrence, c'était ce malheureux brave qui avait prématurément fait la rencontre de la grande faucheuse.
A l'issue de cette escarmouche, la diplomatie avait prévalu : le Divin Roi de Bashan avait rencontré son homologue, le Roi de Balhaan, pour lui assurer qu'il n'avait jamais été mis au courant des agissements du Duc d'Aeruemita, qu'il avait fait écarteler en place publique en guise de preuve de bonne foi. La Septième Brigade n'avait néanmoins jamais oublié cette tentative d'invasion surprise, contrevenant à toutes les règles de la bienséance qui s'appliquaient normalement aux nobles, en temps de guerre. Bon nombre de ses représentants avaient jugé, avec un brin d'amertume, que le Divin Roi de Bashan entendait profiter de cette escarmouche pour vérifier si les membres des Brigades Royales de Balhaan étaient effectivement dignes des louanges qu'on chantait à leur sujet. Il avait eu sa réponse, mais n'en avait jamais payé le prix en personne...
— Pfeu, cracha Leon avec mépris, ce gros porc divin n'est pas une menace. Il n'est qu'une outre trop pleine, de viandes et d'alcools comme d'ego et d'idiotie. La Septième suffirait à mettre au pas les hommes qu'il serait susceptible d'envoyer à notre rencontre...
— Mais son armée est plus vaste, nettement plus vaste que les quelques bataillons qu'il a cantonnés à Aeruemita et à Dubrita. Il est déjà occupé à combattre l'Union de la Mer Exerragi et le Royaume de Kale à l'est, ainsi que l'Empire de Nibali à l'ouest... S'il choisissait d'opter pour la paix contre l'une ou l'autre de ces trois entités, il pourrait rapatrier sur nos frontières un lot considérable de fantassins rompus à l'art de la guerre, ayant déjà éprouvé la dureté des champs de batailles, ayant déjà goûté au sang. Si ce ne sont les Brigades Royales, qui diable pourrait leur opposer résistance, à Balhaan ?
— Personne ; mais, justement, les Brigades sont là pour pallier cet éventuel danger. Non, définitivement, je ne me méfie pas d'eux... mais plutôt de l'Empire de Nibali, précisément.
— Eux aussi sont actuellement engagés dans des conflits sanglants. C'est la Heptarchie de Yasar qui retient le gros de leurs troupes, au sud... Plusieurs milliers de kilomètres nous séparent, aujourd'hui.
— Mais la Mer n'est pas notre fort, rappela emphatiquement Leon. La frontière terrestre, nous pourrions la tenir, certes ; mais si l'Empereur décide de nous attaquer par la Mer ? Ce serait un désastre. Nous ne pourrions protéger que les villes côtières les plus importantes ; toutes les autres brûleraient en un rien de temps.
— Le jeune Nakata et sa troisième Brigade tiennent l'île Bleue, répondit un Mezagar des plus sceptiques. Ce gamin est increvable. A la place de l'Empereur, je préférerais encore affronter une horde de Karacia, nu et désarmé...
— Nakata n'est qu'un homme, soupira finalement son vénérable conseiller. Je crains que les Brigades ne se reposent trop sur Lida et sur lui, intuitivement... Et sur toi, par extension.
— Ah, s'esclaffa le capitaine de la Septième Brigade, c'est donc ça ! Ma leçon de modestie quotidienne est avancée.
— Ne le prends pas sur ce ton, Mezagar. J'ai toujours déploré la sacralisation des commandants de Brigades. Vous n'êtes pas immortels. Personne ne l'est, si ce n'est l'Oracle.
— Encore tes vieilles devises poussiéreuses... Range-les dans un placard, et oublie d'en sortir, ricana son supérieur en s'emparant d'une coupe de vin et en la vidant d'un trait.
Au-dehors, les cris énergiques et cadencés d'une centaine d'hommes s'unissaient dans l'effort. La forteresse de la grand-route Corgenienne était la seule qui, parmi les dix forteresses des Brigades Royales, abritait constamment une troupe de soldats ordinaires. Cette décision de renforcer la frontière avait été prise par le Roi de Balhaan, en réponse à la tentative d'invasion que Mezagar avait avortée par sa seule force, quelques quinze ans plus tôt... Leon se rapprocha distraitement d'une fenêtre pour les observer à l'œuvre : ils étaient patauds, lents, hagards. Ils n'avaient rien de redoutable : ils étaient, dans le meilleur des cas, pareils à des gardes avinés. Imprécis, brouillons, impressionnables. S'ils devaient voir une bataille de leur vivant, nul doute que rares seraient ceux qui auraient l'honneur d'y survivre sans opter pour la désertion...
— Je me vois mal agir de la sorte. A quoi puis-je bien me raccrocher, si ça n'est précisément à mes vieilles certitudes ? Tout change trop vite, ces derniers temps, Mezagar. Je te le dis, encore une fois : ces temps sont sombres, et si l'Oracle a décidé de réunir les Dix Brigades à Corgenna, ça n'est pas sans raison.
— Peut-être a-t-il enfin choisi de céder le flambeau à son successeur... Tu t'inquiètes trop, vieil homme.
— J'en doute. Je n'étais pas né qu'il était déjà l'Oracle. A vrai dire, de mémoire d'homme, il l'a toujours été...
— Oui, tu m'as déjà inculqué cette leçon-là, soupira Mezagar en dardant son œil unique et désabusé sur le plafond de son bureau. L'Oracle est un, indivisible, éternel. L'Ancien se fond dans le Nouveau, ils se transmettent savoir et vie dans la communion et la fusion... mais putain, jamais, ô grand jamais, il ne faut sous-entendre qu'ils organisent des orgies dans leur temple ancestral...
— Tu es trop littéral, et trop immature, le corrigea sèchement Leon. "L'Ancien se fond dans le Nouveau", cela signifie simplement qu'ils se transmettent leur fonction, que le Nouveau accepte de reprendre le flambeau de l'Ancien en oubliant tout ce qu'il a jamais été, tous ceux qui l'ont jamais côtoyé. Cela ne signifie pas...
— Qu'ils s'enculent, le coupa Mezagar en étirant ses lèvres dans son fin sourire de charognard.
— Tu m'épuises, gamin, répondit le doyen des Brigades en prenant la direction de la sortie.
— Tu pars déjà ? La prochaine fois, je ferai allusion à la vie sexuelle de l'Oracle plus rapidement, si cela peut m'éviter tes infatigables remontrances.
— Je me fiche bien de tes grivoiseries. Je veux simplement aller dire à ces imbéciles qu'une lance se brandit à deux mains, maugréa-t-il en pointant du doigt la fenêtre au travers de laquelle on devinait les silhouettes des soldats qui s'entraînaient. Sinon, le second rang risque bien de finir par empaler le premier.
— Tiens, c'est toi qui te mets aux blagues salaces, maintenant ?
La porte, seule, lui répondit en claquant virulemment.
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