Chapitre 89
Recroquevillé derrière les vestiges d'un muret, la rue qu'ils avaient arpenté ayant été sévèrement malmenée par les explosions à répétition engendrées par son mystérieux opposant, Erik tâchait de reprendre son souffle aussi discrètement que possible. Il le savait : il ne pouvait pas se permettre de demeurer planqué jusqu'à ce que son ennemi ne se désintéresse de lui. Après tout, si cela devait survenir, le membre de la Brigade Oraculaire aurait tôt fait remonter la piste des autres membres de l'expédition... Il pourrait ainsi avoir l'opportunité de les repérer et de les attaquer par surprise. C'était inenvisageable, aux yeux du quadragénaire : il fallait qu'il l'emporte, quel qu'en soit le prix, ou, à tout le moins, qu'il empêche cet adversaire pugnace de mettre le grapin sur ses compagnons.
Mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Il comprenait dorénavant le fonctionnement du pouvoir de cet homme étrange et de son Cydylaïn, ce scolopendre gigantesque. Lui générait un nuage volatile, irritant, malodorant, et hautement explosif ; la bestiole surenchérissait en provoquant des étincelles susceptibles d'enflammer le nuage, et de générer des détonations de grande ampleur. Bon nombre de civils avaient pris le parti de délester les parages à la suite des premières déflagrations. D'autres avaient dû se calfeutrer chez eux, partant du principe qu'ils y seraient plus en sécurité qu'en plein air... Erik, lui, avait dû veiller à utiliser son propre talent à bon escient, de manière à éviter d'être trop frontalement exposé aux flammes adverses. Mais même ainsi, il n'avait pas pu se prémunir complètement des blessures occasionnées par cette synergie agaçante...
Le visage traversé d'un éclair de douleur, il jeta un coup d'œil à son bras gauche, lequel était parcouru d'une myriade de cicatrices purulentes. Cette blessure-ci risquait de le marquer jusqu'à la mort. Un prix qu'il consentait à payer sans trop de peine, si cela pouvait lui permettre d'assurer la sécurité des autres membres de la Huitième Brigade, et de leurs quelques alliés... mais un prix qui risquait fort de s'accompagner d'autres conséquences encore plus tragiques. Car son ennemi, lui, n'avait jamais été franchement mis en danger par les nuages blancs et compacts qu'il expirait à l'envi.
— Décidément, vous ne cessez de me décevoir, grommela l'autre homme avec dépit à quelques mètres de là. Moi qui m'attendais à une lutte âpre et à une résistance héroïque de votre part... Un subordonné de la fière Lida, un combattant de la Huitième Brigade Royale de Balhaan, choisissant de se cacher pour ne plus avoir à se confronter à l'un de ses ennemis. Quelle déchéance !
Il avait la langue bien pendue ; Erik avait eu le temps de le constater. Mais il en fallait plus pour perturber l'aîné de la Huitième, qui ne répondit pas, ne fut même pas tenté de le faire. Il avait appris à museler son ego depuis belle lurette... Il savait néanmoins que ce n'était plus qu'une affaire de secondes avant que son ennemi ne fasse mine de se désintéresser de lui. Sans doute s'agirait-il d'une feinte, dans le premier temps ; l'autre type commencerait à s'éloigner en ouvrant volontairement sa garde, pour pousser le subordonné de Lida à tenter sa chance avant de se retourner et de le corriger vertement... Puis, si la situation ne connaissait aucune évolution probante, il aurait tôt fait de retourner à l'Esplanade de l'Oracle ; la suite dépendrait des combattants qu'il y dénicherait, de leur faculté à anticiper son approche et à y répondre avec pertinence.
En d'autres termes, Erik placerait ses alliés dans une situation inconfortable et compterait uniquement sur leurs talents pour assurer leur salut. Trop d'incertitudes, à ses yeux, a fortiori si l'on devait considérer qu'il avait précisément choisi de demeurer en retrait pour leur épargner de mauvaises surprises.
Il y avait autre chose qui l'inquiétait, par-dessus tout. Pour l'heure, ce membre de la Brigade Oraculaire était son seul ennemi. Pas un seul membre de la Onzième Brigade, pas un seul soldat d'un régiment ordinaire ne s'était aventuré dans les parages pour prendre part à ce conflit pourtant tapageur. Cela devait cacher quelque chose, nécessairement. L'idée qui agitait l'esprit du bretteur expérimenté, c'était que la présence de son adversaire et son intervention flamboyante avaient sans doute été prévues à l'avance pour pousser les membres de l'escouade menée par Dixan et Nakata à se séparer. On avait dû chercher à les isoler les uns des autres... Et on était parti du principe qu'en procédant de la sorte, il serait plus aisé de les abattre.
Le fait, pourtant, qu'on n'ait pas encore cherché à le cerner et à le pousser à la reddition laissait à entendre qu'il n'était pas une cible jugée prioritaire par leurs adversaires. C'était humiliant, en un sens, puisqu'en tant que doyen de ce cortège de soldat, il aurait aimé qu'on le tienne en plus haute estime... mais il devait admettre que le fil de sa lame s'était émoussé, qu'il n'était plus aussi redoutable que par le passé. Et heureusement pour son adversaire du jour ; s'ils avaient dû se confronter l'un à l'autre une dizaine d'années plus tôt, il n'en aurait fait qu'une bouchée.
Du moins aimait-il se le répéter jusqu'à s'en convaincre.
Les pas de son ennemi firent crisser des morceaux de verre ; ce type commençait à s'éloigner, manifestement lassé. C'était le moment.
Le moment de se jeter dans son piège.
Erik sortit de sa planque juste à temps pour constater qu'un épais volute sombre s'échappait de la bouche de son vis-à-vis ; ce dernier lui tournait dos -une aubaine- mais son Cydylaïn, ce scolopendre monstrueux, lui, ne lui faisait pas cette fleur. Le centipède fit claquer ses pinces et émit un chuintement désagréable. Une nuée d'étincelles s'échappa de son anatomie oblongue ; celle-ci se répandit le long du soufre, l'enflamma, projeta en direction du quadragénaire le souffle d'une détonation mortelle.
Son expiration continue ne sauva pas Erik. Ses bras, interposés devant son buste, lui permirent d'encaisser momentanément les flammes et l'impact avant que la dure réalité ne l'expédie vers l'arrière ; il se heurta à une bâtisse branlante et glissa contre sa façade en craignant qu'elle ne s'effondre sur lui. Il n'en fut rien... mais la moindre parcelle de son corps lui faisait endurer un martyre de tous les diables. Il n'était pas certain de pouvoir remettre le couvert avant belle lurette...
Fort heureusement, il n'en aurait pas besoin ; pas dans l'immédiat. Car le scolopendre de son opposant venait de voler en éclats ; et une épée, son épée, venait de se loger dans le crâne du membre de la Brigade Oraculaire.
En comprenant qu'il ne lui serait jamais possible de se prémunir des offensives ennemies tout en ripostant, son souffle étant trop court comparativement à celui de son adversaire, Erik avait choisi de miser sur l'attaque plutôt que sur la défense. Un calcul risqué, et dont il se souviendrait longuement, à en croire la douleur pulsatile qui lui rongeait le haut du corps ; mais un calcul dont son adversaire ne prendrait jamais conscience.
En expirant, Erik avait généré un nuage qui s'était enroulé autour de la poignée de son épée. Il l'avait projetée droit vers son adversaire, en passant par les hauteurs, puis il s'était dévoilé ; le scolopendre incendiaire avait bien réussi à l'atteindre... Mais son Cydymisen venait d'endurer une blessure mortelle. En prenant le vieux soldat à la légère, il s'était condamné à une mort oubliable.
— Bon sang, pas encore... grommela Erik en constatant qu'une silhouette s'était invitée dans son champ de vision encore brouillé.
C'était à croire qu'on n'allait pas le laisser reprendre son souffle de si tôt...
***
C'était impossible de suivre le rythme qu'elle leur imposait.
Malir voyait Laley fuser d'un bâtiment à l'autre, en faisant fi des nuées de flèches qui la menaçaient, des distances vertigineuses qui séparaient les fenêtres qu'elle franchissait à tout-va. Elle semblait dans son élément... lui tirait la langue en tâchant d'abattre autant de leurs ennemis que possible. Il avait nettoyé un seul des immeubles environnant la place au sein de laquelle ils avaient été contraints de marquer un arrêt qu'elle s'attaquait déjà à son sixième ; mais quelques flèches commençaient à hérisser son buste. Une dans son épaule gauche, une dans son dos...
S'ils la laissaient continuer à courir seule des risques aussi inconsidérés, il allait sans dire qu'elle allait y perdre la vie.
Il préférait ne pas penser à la rage qui risquait d'étreindre Nakata si cela devait survenir.
Sora, aussi fugace que possible, virevolta jusqu'à la façade que Laley venait de traverser grâce à ses fils ; il se jeta à son tour au travers d'une fenêtre et, à grands coups de kusarigamas, tâcha de suppléer les efforts de la combattante aguerrie. Andrek et Satin, qui étaient restés dans la cour, avaient été forcés et contraints d'observer l'ire des ennemis se détourner progressivement de leurs deux silhouettes. Ils étaient a priori jugés impuissants, ou en tout cas trop peu menaçants pour être traités comme des proies prioritaires. En l'occurrence, c'était surtout la demoiselle qui était la cible des volées de flèches... Elle allait sans doute finir par commettre une erreur aux conséquences désastreuses.
Il fallait éviter que cela n'arrive, à n'importe quel prix.
Puisqu'il avait déjà eu le loisir de répandre les branches des arbustes les plus proches jusqu'au-dessus d'eux, de manière à leur fournir une protection quasiment infranchissable, Satin se concentra plutôt sur les quelques ronces qu'il localisa dans les buissons. Il parvint sans grande peine à les soumettre à sa volonté ; et il les étendit en une fraction de secondes, les faisant ramper jusqu'aux archers les plus proches, qu'il entendait bien agripper, malmener, entraver. Ce ne serait qu'une modeste contribution aux actes héroïques de la jeune femme, pour sûr... mais il espérait naïvement que ce serait ces efforts qui leur permettraient à tous de survivre un jour de plus.
Toujours était-il que tous commençaient à comprendre que leurs efforts ne suffiraient jamais à les tirer d'affaire ; les ennemis étaient trop nombreux pour que cela ne puisse survenir aussi aisément. Ils allaient avoir besoin de renforts. Et puisqu'ils partaient du principe qu'un comité d'accueil devrait compliquer la tâche d'Akis, de Dixan, de Kurl et de Nakata, il était sans doute plus raisonnable de considérer qu'ils ne surgiraient pas avant de longues, d'interminables minutes.
Andrek, ses mains crispées autour de la hampe de sa lance, se mit à maudire son impuissance, le manque criant de potentiel offensif dont son pouvoir était empreint. Même Satin trouvait plus aisément son rôle dans cette bataille chaotique... S'il ne voulait pas être sans cesse relégué à un rôle de second rang, il allait devoir palier à cette incompétence. Et ce dans les délais les plus brefs.
Sans prêter attention aux recommandations de Satin, il se jeta à l'assaut d'un bâtiment proche, l'adrénaline battant ses tempes.
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