Chapitre 87

Ils n'étaient déjà plus que neuf.

Tâchant d'étouffer les sanglots qui naissaient prématurément dans sa gorge, essayant de s'impliquer autant que possible dans la mission qui était la leur, d'oublier tous les camarades qu'ils laissaient derrière eux et qui risquaient fort de connaître un destin bien peu enviable, Akis suivait le mouvement. Il devinait aux mines tantôt blafardes tantôt angoissées de ses pairs qu'il n'était pas le seul que cette situation rendait fébrile. Même Nakata, en tête de file, semblait plus agité, moins mesuré qu'à l'accoutumée. Comme si le chaos dont l'air était empreint contribuait à mettre ses sens en alerte, à pousser son instinct à s'aiguiser...

Il tâchait de n'en rien montrer, toutefois, et n'en montra rien non plus lorsqu'ils surgirent dans l'immense cour intérieure qui permettait de passer d'un bâtiment à l'autre de l'Esplanade de l'Oracle. D'un côté, les dortoirs des gardes et des soldats s'étalaient jusqu'à perte de vue ; de l'autre, les monuments que Jade leur avait décrit lors de leur visite précédente, s'étant écoulée quelques semaines plus tôt, semblaient les toiser du haut de leur mépris immémorial. Peu importait l'issue de cet affrontement aux dimensions cataclysmiques ; seule Corgenna était assurée d'en ressortir.

Peut-être pas indemne, ceci dit ; quelques détonations et explosions sourdes, en provenance des portes de l'Esplanade, laissèrent entendre que le combat y faisait rage. Nul ne chercha à se retourner ; tout au contraire, on se focalisa sur le danger qui se trouvait au-devant. Et on fut fort inspiré de prendre de telles mesures de précaution.

Car bientôt les fenêtres des bâtiments les plus proches s'ouvrirent toutes à la volée ; des nuées d'archers se positionnèrent face à ces ouvertures soudain béantes, lesquelles crachèrent pléthore de flèches, de carreaux, et d'autres projectiles moins orthodoxes, sans l'ombre d'un doute le fait de Cydylaïn. Les gardes bien ordinaires de Balhaan n'en étaient pas moins redoutables, au regard de l'existence de leurs partenaires aux facultés surnaturelles... Et si les intrus avaient, sans l'ombre d'un doute, l'ascendant sur le plan de la qualité individuelle, ils ne devaient pas sous-estimer la force du nombre.

— Baissez-vous ! Défendez-vous comme vous le pouvez, clama Dixan en prenant les devants.

Comme toujours, le prodige fut mis à contribution active ; il déploya ses deux mains et ses flots s'étendirent devant lui, recouvrant une large surface en prenant la peine, lorsque ça n'était pas possible d'arrêter complètement les projectiles qui les traversaient, de les ralentir drastiquement. Nakata, rendu peu soucieux par sa nature invulnérable, veilla à se positionner devant certains de ses pairs ; Kurl décocha une flèche aérienne, laquelle lui permit de se préserver en fauchant les quelques offensives qui semblaient le prendre pour cible, et Satin, chose rare, fut l'un des membres les plus utiles de l'escouade en étendant les branches d'un arbre proche pour couvrir les hauteurs.

Restaient plusieurs autres flèches, qui filèrent notamment droit vers Malir... et la petite idée qu'Akis avait en tête depuis plusieurs minutes fut saisie au vol.

Insensé, le jeune roux se plaça devant son camarade et étendit les bras ; Malir, incrédule, s'apprêtait à lui hurler de se planquer quelque part lorsque l'improbable eut lieu. Une myriade de petites écailles se répandirent sur le corps chétif du natif d'Aville, et glissèrent le long de sa peau pour former sur cette dernière une carapace inexpugnable. Les flèches, les carreaux, les pierres et tous les autres projectiles qui s'abattaient sur lui s'y fracassèrent sans lui causer le moindre désagrément.

Akis venait de voler le pouvoir de Qorgyll, le Chevalier-Tortue.

Il avait compris que son pouvoir n'avait probablement aucune limite de distance lorsqu'il avait emprunté celui de Silvia instinctivement, alors que lui et ses pairs affrontaient le Cydylaïn de Kaster, l'ours Resha ; à ce moment-là, la guerrière au bouclier se trouvait relativement loin de lui, hors de son champ de vision, et il avait subtilisé sa faculté sur un coup de tête, sans y réfléchir plus que de raison. S'il se refusait catégoriquement à user des dons de ses partenaires lorsqu'il n'était pas en mesure de s'assurer de leur sécurité, la douloureuse expérience de Lida l'ayant guidé sur cette voie, il savait, en l'occurrence, que Qorgyll était retenu captif par Rodolphe, quelque part sous des milliers de mètres cubes de terre. Il était en sécurité, en somme : il n'avait pas besoin de son pouvoir.

— Il faut qu'on se rapproche des bâtiments, ordonna Nakata en pointant du doigt l'un des monuments attenant. On se défendra plus facilement si les attaques ne viennent que d'un seul côté !

Laley opina du chef ; elle savait que cela ne se ferait pas sans diversion, toutefois, ou pas sans casse, à défaut. Compte tenu du danger omniprésent qu'incarnaient ces salves de flèches, elle ne manqua pas de comprendre que l'un d'entre eux devait tâcher de focaliser sur lui toute la fureur de leurs assaillants. Ni Dixan, ni Nakata ne pouvaient endosser ce rôle : ils étaient trop connus, sans doute jugés trop puissants par leurs opposants, tristement ordinaires. L'objectif de cette embuscade n'était pas de les abattre, mais bien de les isoler. Il fallait donc les laisser aux côtés de leurs partenaires, pour leur permettre de les protéger au mieux.

Kurl entamait déjà une riposte véhémente ; il décochait flèche aérienne après flèche aérienne, perforant des thorax, traversant des crânes. Mais à chaque fois qu'un soldat s'effondrait, deux autres prenaient sa place, impassibles. En d'autres termes : il n'aurait pas fini de nettoyer cette place que leurs corps, criblés de carreaux, s'effondreraient dans un silence morbide, que seuls les cris d'agonie de Nakata seraient susceptibles de percer. Car Dixan lui-même finirait par commettre une erreur : en voyant ses camarades tomber comme des mouches, il tenterait, à son tour, de prendre des risques pour les tirer de ce guêpier...

Akis, positionné devant Satin, Andrek et Malir, écartait les bras pour couvrir autant de surface que possible ; ils reculaient pesamment, se rapprochant de Dixan et de Sora sans trop savoir comment répliquer, tâchant de suivre les directives.

C'était sans doute son moment à elle.

Deux ailes majestueuses virent le jour, dans son dos ; elle les étendit de tout son long et, d'une impulsion énergique, s'élança dans les airs, à la verticale. Nakata, qui n'avait pas perdu une miette de ce spectacle, devint exsangue : il lui hurla quelques mots qu'elle n'entendit pas, cherchant sans nul doute à la pousser à demeurer dans l'expectative. Il avait peur pour elle... Sentiment qu'elle comprenait bien, mais qu'elle trouvait profondément égoïste.

Parce qu'à cause de son pouvoir à lui, il ne lui était pas permis, à elle, de s'inquiéter.

Alors qu'elle s'élevait encore et encore, ses doigts s'effilèrent en de longues serres ; son nez embrassa la forme d'un bec, et quelques plumes vinrent garnir son buste et son bassin, mais sa métamorphose s'arrêta là. Quelque part entre humaine et harpie, sur une ligne fine dangereuse, elle réalisait un numéro d'équilibriste ; et les premières flèches qui la prirent pour cible l'encouragèrent à ne pas abandonner totalement son intelligence. Plusieurs embardées sèches lui permirent de récolter l'attention de la majorité des soldats ; les autres membres de la fine équipe, soudain nettement plus libres de leurs mouvements, purent effectivement s'éloigner du centre de la place.

Nakata, tiré par le col par Dixan et Kurl, fut impuissant lorsqu'il vit la silhouette ailée de Laley fondre sur l'un des bâtiments où les gardes abondaient ; elle se jeta par l'embrasure d'une fenêtre et y taillada si furieusement que les hurlements et le sang furent bientôt les deux seules choses à quitter la bâtisse.

— Laissez-moi ! Je dois aller l'aider !

— Non ! trancha Dixan, implacable. Tu dois aider Lida ! Ne perds pas de vue notre objectif...

— Je m'en fous, de notre objectif ! lui hurla Nakata en retour. Si je ne suis pas capable d'aider Laley, je ne pourrai pas aider Lida !

— Arrête de faire l'enfant ! Elle sait ce qu'elle fait !

— Peu importe ! Elle prend des risques, je dois la soutenir !

— A... Arrêtez ! s'égosilla soudain Akis, encore tout couvert d'écailles.

Décontenancés, les deux Orphelins se tournèrent dans sa direction ; sous les flèches qui recommençaient à pleuvoir, mais qu'un tissu de végétaux étendu par Satin contribua à bloquer, le rouquin intervint plus concrètement.

— On a laissé Aiz, Silvia, Amara et même Erik derrière ! Si tu commences à aller aider Laley... moi, je retourne les aider eux !

La logique imparable d'Akis et sa verve soudaine coupa la chique de Nakata ; ce dernier, étonnamment silencieux, regarda son dernier élève en date avec incrédulité, avant qu'Andrek, Malir, Sora et Satin n'interviennent à leur tour.

— On va rester sur la place. On va aider Laley !

— C'est du suicide, commença à répliquer Dixan.

— C'est du suicide aussi de courir vers l'avant sans chercher à collaborer entre nous, répliqua Satin. On est dos au mur ! Si on décide de combattre seuls, chacun de notre côté, on ne gagnera qu'à se faire exécuter !

— Mon pouvoir sera inutile, maintenant, déplora Andrek. Satin sera plus utile en extérieur ; il y a beaucoup de plantes, dans le coin. Il pourra nous protéger. Sora a besoin d'espace. Malir, en se rendant invisible, pourra nettoyer les bâtiments les plus proches sans prendre trop de risques... On va conquérir cette zone ! Comme ça, on sera là pour accueillir Silvia et les autres, et pour organiser la suite !

"Ou pour constater que ce sont Aristof et ses séides qui ont remporté la victoire", se retint d'ajouter un Nakata rendu soudain caustique. Il comprit néanmoins qu'il risquait, ce faisant, d'envisager la mort d'Aiz ; il s'abstint, donc, et se rembrunit en constatant que la situation était effectivement une impasse.

Seule Lida pourrait, de par sa force et la nature de son don, les protéger tous. Elle devait retrouver l'air libre le plus vite possible.

— Bon sang, jura-t-il avec amertume. D'accord ! Je compte sur vous pour protéger Laley, les gars...

— M'est avis que c'est plutôt elle qui va nous protéger, murmura un Satin un poil plus pragmatique.

Akis s'apprêtait à intervenir, pour déclarer qu'il entendait rester ici aussi également ; il ne se voyait pas laisser derrière lui ceux qui, jusqu'à présent, avaient été ses amis les plus proches. Mais la main de Sora qui se posa sur son épaule le poussa vers l'avant ; et, dans un silence complice, son camarade lui adressa un clin d'œil éloquent. Sa place était avec Nakata.

L'épéiste flamboyant prit les devants, se ruant droit vers les geôles royales en imaginant que les trois captifs devaient s'y trouver ; Dixan, Kurl et Akis se jetèrent sur ses talons tandis que Laley bondissant d'un bâtiment à l'autre, toutes griffes dehors, enveloppée d'un manteau carmin.

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