Chapitre 85


Le tunnel de boue s'étendait à perte de vue, se perdait dans l'obscurité lointaine que les quelques torches qu'ils brandissaient, généreusement offertes par Rodolphe en personne, ne parvenaient en aucun cas à percer. Le sentiment d'isolement et d'insécurité qui aurait dû ébranler Akis sévèrement était quelque peu nuancé par la proximité de ses camarades ; certes, savoir que des dizaines de milliers de tonnes de terre les surplombaient et risquaient de les broyer vivants s'ils s'effondraient sur eux n'avait rien de rassérénant, et il savait pertinemment que rien ni personne ne pourrait lui sauver la vie dans un tel contexte, mais il était au moins heureux de ne pas avoir à sillonner cette infinie étendue avec le silence pour seul camarade. En outre, il savait bien, parce que leur hôte l'avait garanti, que ce périple n'était que tout à fait éphémère : ils auraient bientôt l'opportunité de s'en retourner à l'air libre. Ce n'était, selon toute vraisemblance, qu'une question d'heures.

Et ils devraient émerger aux abords de Corgenna, au beau milieu d'un bosquet où les troupes adverses ne devraient pas se presser, et depuis lequel il leur serait plus aisé d'organiser la suite des opérations. Ils ne pourraient pas franchir les remparts par un moyen traditionnel, ni en se faufilant par les portes, ni en passant par les cieux, partant du principe que des yeux alertes seraient braqués dans toutes les directions possibles et imaginables... Ils devraient donc ruser pour parvenir à atteindre Lida, Rolan et Jade sans multiplier les conflits. Car il allait sans dire qu'ils n'avaient pas les moyens d'opter pour une offensive frontale et indélicate ; leurs forces  avaient déjà été mises à rude épreuve par la Première Brigade, laquelle avait pourtant été contrainte d'agir seule, isolée de toutes ses éventuelles alliées. Le commandant Aristof, s'il devait croiser le fer avec eux, n'aurait pas la mansuétude de leur réserver une telle faveur : sa priorité serait de sonner l'alerte.

Raison pour laquelle les pontes de cette expédition insensée échangeaient à voix basse depuis qu'ils avaient quitté les parages de Rodolphe. Ils devisaient à propos de la marche à suivre ; Nakata proposait tantôt de "rentrer dans le tas", selon ses propres termes, partant du principe que les Brigades Royales auraient toutes les peines du monde à s'organiser en temps et en heure pour intervenir avant la libération de Lida, tantôt de chercher à rallier d'autres alliés à leur cause, en partant du principe que la présence de guerriers sans Cydylaïns devait a minima être suspicieuse, et contribuer à donner de la crédibilité à leur révolte. Aiz et Dixan, plus mesurés, ne pouvaient s'abandonner à aucune des deux options. Ils étaient plus réservés, partaient du principe qu'une option plus prudente devait exister... Sans parvenir à mettre le doigt dessus, cependant.

S'il prêta l'oreille dans les premiers temps, par curiosité plus que par intérêt martial, Akis décréta très promptement que de telles considérations le dépassaient très largement sur le plan intellectuel. Il décida donc de se désintéresser des débats, partant du principe que ceux-ci ne contribuaient de toute façon qu'à le tendre : il suivrait les ordres qu'on lui jetterait au visage au moment même où on les formulerait, en partant du principe que c'était tout à la fois plus simple et plus sûr. Il ne voulait pas risquer de les précipiter vers un fiasco annoncé d'avance en prenant leurs intentions à contrepied ; cela n'aurait pas été la première fois qu'il provoquait un désastre, après tout... 

Quand enfin le long tunnel reprit une courbe montante, laissant entendre qu'ils engageaient enfin l'ascension qui les renverrait à l'air libre, les soldats se crispèrent quelque peu mais ne laissèrent rien filtrer de leur angoisse naissante. Ils étaient à quelques kilomètres seulement de Corgenna, de la commandante, de son second et de la jeune Jade ; à quelques kilomètres de la conclusion de toute cette sordide affaire. Mieux valait, pour eux, partir du principe que plus rien ne serait jamais pareil... Car même s'ils réussissaient à extirper leurs trois camarades de leurs geôles respectives, rien ne garantissait qu'ils parviendrait à obtenir gain de cause. Pire encore, leur fin n'en serait peut-être pas moins funeste, y compris après cette réunion qu'ils appelaient tous de leurs vœux...  

Ils débouchèrent entre deux buttes de terre sans doute amoncelées là par Rodolphe pour camoufler l'entrée de son interminable tunnel ; Sora et Malir prirent les devants, doués de leurs capacités de mobilité et d'invisibilité pour explorer les environs et s'assurer qu'aucun assaillant hypothétique ne s'apprêtait à leur barrer la route. Dans le même temps, les autres soldats entreprirent de parachever leurs préparations ; les armes furent apprêtées, les armures furent ajustées, les chausses furent sanglées de manière à ce que rien ne puisse faire défaut le moment venu. Les deux combattants revinrent finalement, porteurs de nouvelles enthousiasmantes ; il semblait effectivement que Rodolphe n'avait pas cherché à les trahir.

— Rien ni personne. On a le champ libre, entama Malir.

— Les odeurs les plus proches se trouvent en ville, abonda Andrek en détendant le reste de l'assemblée. On peut continuer à progresser, même de jour. Ils ne devraient pas être en mesure de nous voir venir. Pas pour l'instant. A moins que...

L'éventualité pessimiste ne fut pas formulée, mais tous l'avaient en tête. Leurs opposants étaient peut-être dotés de compétences sensitives d'une efficacité aberrante. Si tel était le cas, les membres de la Huitième Brigade et leurs alliés pouvaient partir du principe que leur présence avait d'ores et déjà été éventée... Cela dit, il n'existait aucun pouvoir infaillible : même si un adversaire réussissait à capter leur présence, il lui faudrait encore réussir à s'orienter, à leur mettre le grappin dessus. En d'autres termes, dans le pire des cas, une traque sanguinaire s'engagerait ; mais s'ils restaient en mouvements, ils conservaient une longueur d'avance profitable.

— Vous n'avez pas eu de meilleur idée, donc ? questionna Dixan en se tournant vers Nakata et Aiz.

— Non, admit le premier des deux hommes d'un air grinçant. Si ça vous convient, soit.

Aiz opina du chef avec gravité ; leur cortège se remit en route instamment, sous la lumière déclinante du jour qui fléchissait. Sans se poser de question, Akis suivit le mouvement en conservant ses sens aux aguets. Il n'était pas certain de pouvoir répondre à n'importe quelle menace en temps et en heure, mais il avait bien une petite idée pour tenter de sauver la mise de ses pairs s'ils devaient tomber dans une embuscade. Il n'était pas certain que cela puisse fonctionner... mais, dans le doute, il conservait cette idée astucieuse dans un coin de son crâne.

Le soleil devait avoir disparu à l'horizon lorsqu'ils parvinrent enfin à s'extirper de la lisière de la forêt au sein de laquelle ils avaient évolué au cours des dernières heures. Seule sa lumière tamisée éclairait leur route, puisqu'ils avaient pris le parti de se débarrasser de leurs torches, craignant que celles-ci ne les trahissent. Ils avaient encore quelques heures devant eux avant que l'obscurité ne les engloutisse ; mais ils comptaient bien faire en sorte de les mettre à profit. Ils s'écartèrent encore un peu des premières bâtisses qui délimitaient le pourtour de l'agglomération corgennienne, poursuivirent leur route jusqu'à ce que seule la mer s'étale sous leurs pieds. A cet instant, la nuit était tombée ; Dixan, qui menait la marche, déboucha sa gourde gigantesque et déversa le liquide qui s'y trouvait directement dans la mer.

Il se concentra un instant, sous les regards perplexes d'Akis et des autres soldats qui avaient choisi d'ignorer les inlassables discussions des trois commandants ; puis il ouvrit les yeux en usant de son pouvoir. L'eau qu'il avait laissée filer jusqu'à la mer s'écarta soudain, créant un tunnel à la surface des flots, une voie sèche que des individus grands et larges pouvaient largement emprunter ; une voie qui s'enfonçait sous la houle, qui disparaissait dans les tréfonds océaniques.

Après avoir marché sous la terre, ils allaient marcher sous l'eau.

Akis déglutit, songeant que ses maigres talents en matière de natation ne seraient pas, là non plus, en mesure de le sauver ; mais puisqu'il n'avait pas d'autre choix que celui de faire confiance à Dixan, il suivit le mouvement, tandis que la totalité de ses pairs décidaient de poser leurs pieds sur le sol spongieux et vaseux. Cette promenade risquait fort de les affubler d'une odeur nauséabonde... Mais tant pis. Parce que le rouquin venait de comprendre son intérêt.

Ils n'auraient pas à passer par les multiples points de passages que les soldats d'Aristof et de la capitale avaient dû organiser ; ils les contourneraient, débarqueraient directement depuis les quais, au plus sombre de la nuit, au moment, en somme, où on les attendrait le moins. Les vigiles chargés de mirer vers l'océan en quête d'une embarcation suspecte n'auraient certainement pas la présence d'esprit de vérifier que personne ne surgisse depuis les quais, à la nage ; et même s'ils le faisaient, ils seraient en sous-nombres, l'Oracle et le Roi s'attendant sans doute à les voir tenter un assaut depuis les terres. Après tout, c'était là-bas, à quelques kilomètres seulement de la Grand-Route, qu'ils venaient de se heurter aux troupes de la Commandante Sidoni... En outre, ils étaient tous lourdement armés ; quel inconscient pourrait bien décider de piquer une tête en prévision d'une éventuelle bataille, dans un tel contexte ?

Compte tenu de la proximité de Corgenna, Akis le savait : il ne leur restait, tout au plus, qu'une ou deux heures de répit.

Une ou deux heures avant de fouler le sol de la capitale de leurs pieds.

Une ou deux heures avant l'instant de vérité.

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