Chapitre 83


Le glas de la bataille avait sonné, impitoyable et implacable, en même temps que celui de Sidoni. Pour les membres de la Première Brigade, ça n'était plus la hargne qui prédominait ; c'était plutôt une mélancolie langue et lasse, pernicieuse et débilitante. Quelques-uns se surprirent même à desserrer l'emprise qu'ils avaient sur leurs lames, comme s'il ne faisait plus aucun doute que leur résistance opiniâtre connaîtrait une fin tragique. Ils pouvaient bien se démener autant que possible, leur infériorité numérique venait d'être accentuée drastiquement par la mise-à-mort de leurs deux éléments les plus féroces. Kalina elle-même n'était plus ; et Qorgyll, aux premières loges de ce désastre, serait à n'en pas douter la proie favorite des commandants, lorsque ceux-ci se sentiraient enfin de repartir à l'assaut. Il ne tiendrait pas longtemps. En outre, l'environnement ouvert ne leur conférait aucune porte de sortie convenable. La fuite n'était pas une option.

Leurs morts ressembleraient bien davantage à des exécutions sommaires, ils en avaient l'unanime certitude.

Bien loin de ces macabres préoccupations, Akis constata au moment où les paupières de Sidoni se fermaient enfin que la lumière qui l'enveloppait décroissait, vacillait dangereusement. Elle s'atténua pour disparaître après une poignée de secondes, signe que les facultés de la première commandante avaient enfin été rendues au néant. Elle n'était plus, ne serait plus jamais ; et son Cydylaïn, ou ce qui en restait, venait de l'accompagner pour son ultime périple. Une pensée fugace anima alors le natif d'Aville : pourvu qu'ils puissent se retrouver, tous les deux. Pourvu qu'ils aient droit à une vie clémente et douce, loin du ciel orageux de Balhaan.

— Ton emprunt ne résiste pas à la mort, observa Nakata à voix basse.

— C'était à prévoir, intervint Dixan en se glissant entre eux à pas feutrés. On savait déjà qu'il ne faisait que dérober temporairement les facultés auxquelles il pense. Il n'a jamais pu vous priver de vos pouvoirs définitivement, toi ou Aiz.

Le fringant blond opina du chef avec rigidité ; puis il fit volte-face pour planter son regard dans celui d'un Qorgyll désœuvré. Le Chevalier-Tortue, agenouillé face à l'impétueuse Silvia, ne parvenait manifestement plus à décrocher son regard des silhouettes étrangement apaisées de Sidoni et de Salomon. Mutique et blême, il aurait été permis de se demander s'il respirait même encore ; mais ses poings crispés et les sanglots qu'il maîtrisait lamentablement confirmaient ce fait. Il était simplement partagé entre son désarroi et sa volonté de reprendre les armes sans plus tarder...

A deux pas de là, Silvia, donc, hésitait à lui porter le coup fatal sans crier gare. Cela n'aurait pas été très chevaleresque, cela allait sans dire, et c'était la raison pour laquelle elle s'y était catégoriquement refusé jusqu'à présent. Pour autant, quelle alternative existait-il ? En admettant qu'il accepte docilement de déposer les armes, elle savait qu'il s'avérerait trop encombrant, en tant que prisonnier de guerre. Ils ne pouvaient pas se permettre de le balader au fur et à mesure des épreuves et des batailles qui les attendaient encore... A fortiori en considérant la combativité dont il avait fait preuve, au-delà de son apparence flegmatique. Il était un gros poisson, un adversaire redoutable et respectable. Le traiter comme un vulgaire brigand et se contenter de lui passer les fers aurait été, en un sens, une marque de déshonneur qu'elle ne voulait pas lui infliger.

C'était là un bien triste constat, mais il méritait la mort. Non pas comme une punition, mais comme une conséquence logique de cette bataille dans laquelle il s'était jeté éperdument.

Erik hésita, l'espace d'un instant, à répandre son nuage en profitant de l'hébétement de leurs adversaires pour se saisir d'eux et les contraindre à se rapprocher les uns des autres. En procédant de la sorte, il avait bon espoir de pouvoir les rassembler de manière à ce qu'ils puissent, ensuite, les encercler complètement. Ceci étant dit, une telle précaution était sans doute superflue, tant la supériorité du contingent mené par Dixan et Nakata ne faisait plus aucun doute. En outre, avec la disparition du pouvoir de Sidoni, la célérité était dorénavant de leur côté ; avec des combattants du calibre de Laley ou de Sora, dotés d'une grande mobilité, il allait sans dire que peu d'adversaires pouvaient être considérés comme d'éventuels fuyards.

Pour autant, nul n'osait, ni dans un camp, ni dans l'autre, mettre un terme à cet étrange instant de flottement qui perdurait. L'inimitié n'était pas assez forte pour se muer en sauvagerie ; et le ressentiment n'avait pas encore pris le pas sur le déni et sur la détresse. Cela ne tarderait guère, certes... mais en attendant, la bataille connaissait une curieuse trêve.

Et cette trêve était bien partie pour durer. Car, alors que rien ne le laissait présager, les genoux de Qorgyll s'enfoncèrent brutalement dans la terre qui s'était ramollie, juste en-dessous de lui ; désarçonné, il jeta un regard à l'herbe qui courait sous ses appuis, et qui n'en finissait plus d'être avalée par paquets par cette espèce de boue qui se substituait à tout le reste. Craignant qu'il ne s'agisse d'un coup fumeux de l'un des membres de la Huitième Brigade, il jeta un regard haineux à Silvia... et se figea en constatant à son regard qu'elle non plus n'y comprenait rien. Le même phénomène se répéta sous les pieds de tous les membres de la Première Brigade Royale encore en vie ; et le processus se conclut par leur chute à tous dans les profondeurs de la terre, par des trous marécageux desquels s'élevèrent les échos affolés de leurs voix.

— Qu'est-ce que... commença à s'étonner Silvia.

— Ils s'enfuient ? enragea Nakata avant que Dixan ne le coupe.

— Non ! Ils l'auraient fait plus tôt !

— Ce pouvoir, réalisa enfin Erik. Rodolphe ?! Rodolphe, montre-toi !

Non loin de lui, une butte de terre se souleva ; elle s'écoula finalement, laissant apparaître un crâne à demi-chauve, et couvert d'une myriade de rides. Ces crevasses couraient jusqu'autour du regard cerné de l'individu, qui prit le parti de dévoiler sa bouche. Édentée, elle contribuait à vieillir cet être étrange encore à demi-embourbé ; les membres de la Huitième Brigade s'apprêtaient à reprendre les armes lorsqu'Erik les coupa dans son élan, avec une révélation à laquelle nul ne s'attendait.

— Ne tentez rien ! Rodolphe n'est pas un ennemi ! C'est un ancien membre de la Huitième Brigade !

— Eh ? bredouilla Akis en posant son regard sur la tête embouée.

Un vent de stupéfaction siffla entre les différents combattants ; finalement, ce fut à Rodolphe qu'il incomba le lourd rôle de clarifier tout ce schmilblick, dont il semblait incarner le bouquet final.

— Y en a au moins un pour respecter ses aînés ! Je ne viens pas pour combattre... Juste pour éviter que le sang ne coule pas plus que nécessaire !

Il continua à s'extraire de son carcan de boue, comme si une force ésotérique le repoussait vers le haut ; il dévoila un corps courtaud, enfilé dans une tenue de lin confortable mais parcourue de tâches d'origine alimentaire, et prit finalement appui sur une canne en chêne qui avait dû être tape-à-l'œil à une époque lointaine, mais que le manque d'entretien rendait vermoulue. Il clarifia sa position avec un monologue un petit peu plus long ; il savait son intervention surprenante, et ne voulait pas prendre le risque de s'attirer l'ire de ces jeunes pousses, infiniment plus puissantes qu'il ne le serait plus jamais.

— Je m'appelle Rodolphe, et comme Erik l'a déclaré, je suis un ancien membre de la Huitième Brigade. J'ai pris ma retraite et je me suis installé à Corgenna il y a quelques années. Votre conflit... bien loin de moi l'idée d'y prendre part. J'ai même refusé de former de nouveaux soldats quand les troupes du Roi me l'ont demandé ; mais par contre, je ne vous laisserai pas abattre des combattants qui, à l'avenir, pourraient nous être utiles !

— Corgenna ? Vous êtes l'homme auquel Rolan a rendu visite lors de notre dernier passage ? l'interrogea Malir avec étonnement.

— Bien sûr.

— Et vous entendez protéger les rescapés de la Première Brigade Royale ? Qu'est-ce qui peut nous garantir que vous ne leur rendrez pas leur liberté dès que nous aurons le dos tourné ? intervint un Nakata des plus méfiants.

— Rien ne te dit que je ne l'ai pas déjà fait. Je peux transformer la terre en boue, et la soumettre à ma volonté. Je les ai enfermé dans une immense cellule de laquelle ils ne risquent pas de sortir de si tôt... Mais je pourrais tout aussi bien les avoir projeté dans un couloir leur permettant de rentrer à Corgenna en ligne droite. Peu importe. Je ne compte pas prendre activement part à ce conflit ! J'ai fait mon temps, moi.

Il semblait s'être attendu à ce qu'on émette des doutes légitimes quant à la nature de ses intentions ; ceci étant dit, puisqu'il s'était montré alors que rien ne l'y obligeait, mis-à-part peut-être le bon souvenir d'Erik, Nakata sembla s'apaiser et partir du principe que ce vieillard devait dire vrai. Celui-ci s'apprêtait d'ailleurs à renchérir lorsque ce fut la voix chevrotante de Satin qui s'imposa :

— Sylas... il est...

Comme un seul homme, les membres de la Huitième Brigade se tournèrent dans sa direction et constatèrent avec effroi que le visage du prestigieux chevalier avait considérablement pâli ; et les deux doigts que Satin avait déposé sur sa jugulaire ne pouvaient qu'imposer ce terrible constat. Les mines se refermèrent immédiatement ; quelques larmes perlèrent, quelques poitrines se soulevèrent, mais Dixan, maîtrisé, se chargea de ramener un tant soit peu de discipline.

— Nous ne devons pas rester ici. Les bruits de la bataille auront pu alerter des civils. Des renforts pourraient même être déjà en route, et nous sommes facilement repérables.

— Retournons dans la forêt, avança Kurl. Nous pourrons réfléchir à la suite après...

— Vous feriez mieux d'entrer ici, plutôt, grommela Rodolphe en découvrant devant lui un passage incliné.

Celui-ci, creusé dans la terre, tout couvert de boue, avait des allures de toboggan gigantesque et obscur ; puisqu'il menait aux entrailles de la terre, aucun des membres de la cohorte ne voulut s'y précipiter, même si l'invitation demeurait tentante. Ils avaient la certitude qu'aucun ennemi ne les suivrait s'ils choisissaient de poursuivre par là... La seule réticence qui demeurait encore concernait l'identité de Rodolphe, et son éventuelle duplicité. Des arguments solides auxquels un seul homme demeurait insensible.

— Bon sang, ça n'est plus de mon âge, déplora Erik en montrant l'exemple.

Alors que Malir et Andrek allaient aider Satin à redresser la dépouille de Sylas, le quadragénaire se jeta sur la pente inclinée et disparut le premier ; Rodolphe l'y suivit, sans une parole supplémentaire à l'attention des combattants, plus jeunes, qui hésitaient encore quant à la marche à suivre. Les anciens étaient bien partis pour leur forcer la main...

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