Chapitre 82


Le fracas des armes se tut, l'espace d'un instant. Il reprit de plus belle, bien sûr, quelques secondes plus tard ; le cadre belliqueux n'autorisait pas un épanchement sentimental excessif pour les membres de la Première Brigade, lesquels se savaient condamnés depuis que Kalina était tombée. Mais il reprit avec une forme de lenteur, de renoncement, comme si le trépas brutal de Salomon avait laissé ses camarades exsangues et désespérés... Et c'était probablement le cas, dans le fond. En tant qu'ancien Orphelin, en tant que second loyal de Sidoni, tous considéraient qu'il incarnait une forme de sagesse et d'espoir à l'aune de cette bataille fratricide. Constater que même lui n'avait rien pu accomplir de probant avait de quoi sidérer plus d'un soldat. Amara parvint bientôt à tirer profit de l'abattement de son vis-à-vis ; elle lui trancha la gorge d'un geste aussi vif que précis, et un nouvel instant de flottement se produisit.

Petit à petit, la lutte mourrait en même temps que les hommes. Aucune reddition n'était envisageable, nul ne l'ignorait : d'une part parce que Sidoni était trop absolue pour envisager cela comme une option concrète, d'autre part parce que leurs talents multiples rendaient la captivité souvent improbable, a fortiori dans la situation qui était celle des renégats. Qu'auraient-ils bien pu faire d'un Qorgyll, tout en prévoyant de se rendre à Corgenna afin d'y faire libérer Lida et ses deux subordonnés ? Le laisser vivant semblait au moins aussi saugrenu : parce qu'il aurait voulu se venger, et qu'il aurait eu bien des moyens de le faire. En renseignant par exemple l'Oracle et le Roi de la nature exacte des talents d'Akis, lequel aurait, dès lors, fait l'objet d'attentions particulières...

Au final, l'absolutisme de Sidoni, au travers duquel tous avaient vécu fièrement, était en train de les mener à leur perte.

Qorgyll en prit conscience en voyant Sora planter l'un de ses kusarigamas dans le torse d'une Kalina impuissante et désarmée, juste au niveau de son cœur. Il eut le bon goût, le jeune combattant, de lui apporter une fin rapide ; elle, qui était restée au sol, terrassée par la décharge de décibels qui avait fait éclater ses tympans et avait causé des dommages irréversibles à son cerveau, l'en aurait probablement remercié si elle en avait eu l'opportunité. Mais le Chevalier Tortue, qui n'avait jamais connu qu'elle, et qui voyait l'ensemble des siens tomber les uns après les autres, laissa une fureur sourde l'inonder et filer dans ses veines comme un carburant nouveau.

— Nakataaa ! rugit-il en écartant Silvia et son bouclier d'un virulent coup de poing.

La noble guerrière glissa, contrainte et forcée de réaliser un écart suite à ce regain de combativité fiévreux ; et elle dut observer son adversaire lui tourner le dos et fondre en direction de l'épéiste solaire avec la ferme intention de prêter main forte à sa commandante. Son intention, celle de tenter de nuire au tumultueux combattant pour le précipiter dans sa tombe, était évidemment illusoire : tous les membres de la Première Brigade Royale auraient été insuffisants pour venir à bout de cet immortel bretteur, dont les talents de régénération n'avaient rien d'anodin... Mais la rationalité avait déserté son esprit en même temps que le souvenir de douces journées écoulées en compagnie de cette emmerdeuse de Kalina ; et il bondissait donc en direction de sa supérieure, furibond.

Silvia ne manqua pas le coche : elle devinait que cette opportunité idoine de venir à bout de son vis-à-vis ne se réitérerait pas de si tôt. Elle arma son bouclier et, d'une impulsion brusque, se jeta à sa poursuite. Chaque foulée vit son effet accentué intensivement par son pouvoir cinétique. Tant et si bien qu'elle parvint à rattraper le Chevalier-Tortue en deux temps trois mouvements ; mais au moment où elle le percutait d'un coup de bouclier traître, en plein dos, elle comprit que son adversaire comptait précisément sur sa charge.

Les écailles de Qorgyll glissèrent au dernier moment pour recouvrir la moindre surface jusqu'alors nue de son dos ; et le coup de bouclier lui conféra un élan si tempétueux que la jeune noble comprit avec amertume qu'elle ne le rattraperait pas de si tôt. Ainsi, le Chevalier Tortue fondit droit en direction de Nakata et de Sidoni, lesquels n'avaient pas encore fini de livrer leur ballet morbide ; et il essaya de fracasser le chevalier blond contre le sol d'un coup de poing descendant, ses écailles rendant à sa main des allures de protubérances monstrueuses. S'il ne se sentit pas spécialement mis en danger, le rival éternel de Lida prit néanmoins la peine d'esquiver cet assaut frontal en se jetant vers l'arrière ; et Qorgyll hurla alors une poignée de mots, tant à l'attention de ses compagnons survivants qu'à celle de sa supérieure.

— Fuyez, commandante ! Les gars, on la couvre ! Allez !

Il bondit une fois de plus en direction de Nakata ; son coup de poing manqua sa cible de quelques centimètres, puisque le commandant se déroba face à sa charge en reculant à nouveau d'un mouvement fluide, et la riposte qu'il dirigea contre Qorgyll, un coup oblique et ascendant, manqua de trancher le Chevalier Tortue en deux en ricochant contre une barrière écailleuse érigée à la hâte. La victoire était illusoire, le membre de la Première Brigade ne pouvant pas espérer l'emporter face à un individu ayant misé, toute sa vie durant, sur l'agilité et la dextérité ; tôt ou tard, il commettrait une erreur d'appréciation et ses écailles ne se déplaceraient pas au bon endroit, ou pas au bon moment. Il le savait pertinemment : il ne l'emporterait pas.

Mais son souhait d'au moins voir sa commandante lui survivre lui semblait réalisable. Plausible.

Il fut d'autant plus décontenancé d'observer qu'elle faisait volte-face non pas pour prendre la fuite... mais pour se ruer en direction de Kurl, d'Aiz et de Dixan, son épée tirée au clair, des larmes de hargne et de rancœur filant sur ses joues jusqu'à glisser pudiquement sous sa bavière, pour disparaître aux yeux d'autrui.

Dixan, Kurl et Aiz, comme un seul homme, se tournèrent dans sa direction, dépités et désolés, aussi dévastés qu'elle par la contrite affliction qui la dévorait. Ils s'apprêtèrent à l'accueillir, sans gaieté... lorsqu'une toison rousse s'interposa, aussi fébrile que valeureuse.

Akis, porté par le pouvoir qu'il lui avait dérobé, se plaça sur la trajectoire de sa course et interposa son épée, sous le regard incrédule de l'ensemble de ses pairs.

Elle, muette, sembla lui rugir de déguerpir ; lui, aussi mutique que résolu, n'en fit rien.

Arrivant à son contact, elle balança son épée dans un geste brouillon, droit en direction de son visage. Il se pencha vers l'arrière soudainement, évitant cette charge enragée de justesse, et se jeta sur le côté quand elle poursuivit son assaut d'un geste descendant. La danse endiablée reprit lorsqu'elle suivit sa roulade en menaçant de le taillader ; il dévia la lame de la commandante en la faisant glisser sur la sienne, puis recula juste à temps pour éviter une surenchère impitoyable. Un coup d'estoc aurait pu le priver de son cœur ; il y répondit par le biais d'une pirouette, rappelant étrangement celles dont Nakata était l'artiste, la maladresse en plus ; elle essaya de le décapiter mais lui, bien aidé par le talent de celle-là même qui cherchait à l'annihiler, n'eut qu'à se baisser brusquement pour éviter d'affronter sa propre mort.

Au vu et au su de tous, le petit natif d'Aville, non content de déposséder la commandante de la Première Brigade Royale de Balhaan, parvenait désormais à lui barrer la route, à l'empêcher d'obtenir rétribution.

Les mâchoires de Qorgyll se contractèrent ; tiraillé entre l'abattement et la hargne, il s'apprêta à se jeter sur Akis pour supporter sa commandante dans ses efforts lorsque Silvia fit irruption, une fois de plus. Une fois de trop : non contente de lui barrer la route, elle le percuta frontalement et pulvérisa ses ambitions, le projetant sur l'arrière de plusieurs mètres.

— Nakata ! Allez aider Akis !

— Ouais, répondit-il, froidement déterminé.

Par le biais de quelques foulées, il se rapprocha du conflit qui accaparait dorénavant tous les regards ; il se jeta dans la danse au moment où Akis s'esquivait d'un bond supplémentaire, glissa sous la lame de Sidoni et frappa le côté de son genou gauche d'un estoc hardi. Elle vit ses appuis devenir chancelants, répliqua précipitamment d'un coup de poing ; il tournoya à son tour, laissant sa place au rouquin qui, une seconde plus tard, vint cette fois-ci frapper l'épaule de la jeune femme, la contraignant à poser un genou au sol.

L'épéiste solaire revint à la charge d'un coup descendant, menaçant cette fois-ci le visage de son opposante ; elle interposa sa lame sur la trajectoire de cette offensive, l'avortant sans peine, mais vit avec effroi les herbes qu'elle avait foulé du pied commencer à ramper le long de son armure pour restreindre ses mouvements, et l'immobiliser, ultimement. A quelques dizaines de mètres de là, Satin, les yeux brillants de tristesse, tendait la main dans leur direction, apportant à sa manière un soupçon d'aide aux deux épéistes, le visage apaisé de Sylas reposant sur ses genoux, blême.

Akis prit le relai, en frappant l'épée massive de Sidoni pour la contraindre à demeurer sur la défensive, ouvrant dès lors une voie royale à Nakata.

Son coup d'estoc visa très précisément l'une des jointures qui se trouvait entre la collerette d'acier de la commandante et sa bavière ; dans un grincement infect, la lame parvint à se frayer un chemin entre les deux plaques d'acier qu'elle désolidarisa, puis qu'elle tinta d'un carmin répugnant et abondant. La commandante muette tressaillit, mortifiée par la douleur qu'elle ressentit à cette occasion ; puis sentant la chaleur la quitter en même temps que l'épée de son antagoniste, elle chuta lourdement sur le dos en relâchant sa propre lame, les herbes étirées par le pouvoir de Satin s'en retournant paisiblement à leur quotidien indolent.

Le regard orienté en direction de la dépouille de Salomon, le goût ignoble du fer inondant sa bouche, les yeux toujours embués de larmes, elle entreprit alors de ramper dans sa direction, en ignorant tout des combats et de leurs ennemis ; Qorgyll et les derniers membres de la Première Brigade encore en vie se figèrent, et leurs opposants leur firent la fleur d'assister pacifiquement aux derniers moments de celle qu'ils avaient juré de servir jusqu'à la mort.

Sidoni parvint enfin à atteindre le corps de son second, après plusieurs mètres d'un effort considérable ; Aiz, Kurl et Dixan lui laissèrent le champ libre tandis qu'elle s'allongeait à ses côtés, passait une main pataude sur sa joue, traçait un sillon rouge sur sa peau déjà blanchissante. Elle s'immobilisa finalement, après un soubresaut semblable à un sanglot ; et elle ferma les yeux, s'autorisant le repos qu'elle aurait dû embrasser bien plus tôt.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top