Chapitre 81

Il tournoya sur lui-même, tenta de la gratifier d'un coup d'estoc en pleine épaule ; elle parvint à s'en prémunir en se décalant momentanément, répliqua d'une offensive ascendante qui ne rencontra que le vide. Après une foulée et une pirouette de plus, il revint à la charge et le fil de sa lame glissa, insidieux, sur l'armure dans laquelle son opposante était engoncée, à l'endroit où devaient figurer sa gorge et sa carotide. Elle en prit acte, fondit sur lui pour le percuter d'un coup d'épaule sec et vindicatif ; il bondit une fois de plus pour se placer hors de portée, et reprit son petit spectacle lancinant et incessant là où il l'avait laissé.

Depuis qu'Akis s'était emparé du pouvoir de Sidoni, ce rapport de force-ci était sans appel et écrasant : Nakata surplombait sa vis-à-vis, la malmenait sans le moindre mal, ne semblait plus courir le moindre risque. Il n'avait même plus besoin de compter sur sa propre faculté de régénération pour gagner un peu de temps, ou pour s'excuser des faux pas qui, dans d'autres circonstances, auraient pu lui coûter cher ; la simple supériorité de ses capacités de bretteur sur celles de son opposante ne faisait aucun doute. Il était plus rapide, plus incisif, plus lucide, plus adroit, plus souple, plus puissant aussi, compte tenu du fait que l'armure et la taille improbable de son épée rendaient Sidoni moins mordante. Ce n'était guère plus qu'une question de temps... et s'il ne se précipitait pas pour lui porter le coup de grâce, c'était sans doute parce qu'il conservait ses pensées anxieuses braquées en direction de Salomon.

L'ancien Orphelin n'était pas un petit client ; et Dixan, face à lui, montrait qu'il n'usurpait pas sa qualité de commandant. Les deux hommes se livraient à une lutte fratricide impitoyable. L'énergie crépitante que le premier des deux invoquait à l'envi se trouvait régulièrement noyée par la masse d'eau que son vis-à-vis maniait à qui mieux-mieux ; et même s'ils demeuraient à distance l'un de l'autre, il allait sans dire qu'il n'y avait pas de place entre eux pour l'inconséquence. Le premier qui commettrait l'infâme sottise de sous-estimer son assaillant se trouverait pourfendu... Et Nakata craignait qu'une fin aussi brusque que prématurée de Sidoni ne donne à Salomon un regain d'énergie inflexible. Dixan, en théorie, devrait être en mesure de lui tenir tête même dans ce contexte calamiteux... Mais son cœur serait-il en adéquation avec les ordres qu'édicterait son cerveau ? L'épéiste lumineux en doutait fortement : Dixan n'était pas au nombre des Orphelins à pouvoir ôter la vie de Salomon sans finir dévoré par les regrets.

Alors il choisissait, pragmatique, de gagner du temps. Le rapport de force était désormais établi en leur faveur ; si Silvia parvenait, de surcroît, à évincer Qorgyll, il allait sans dire que les minutes des soldats de la Première Brigade Royale seraient comptées. Aussi ne cultiva-t-il qu'un seul espoir tandis que sa lame et celle de sa formidable adversaire s'entrechoquaient sèchement, une fois de plus : pourvu que quelqu'un réussisse à bouleverser le précaire équilibre de cette sanglante escarmouche...

— Lâchez-moi ! tonna Qorgyll en percutant le bouclier de Silvia d'un coup sec et impétueux.

La noble guerrière fut contrainte de battre en retraite sur quelques mètres ; la puissance brute qu'était capable de déployer le chevalier-tortue dépassait l'entendement. Il était, sans l'ombre d'un doute, l'un des meilleurs éléments de la Première Brigade... et il était même sans doute, à plus d'un titre, supérieur à Kalina, laquelle avait pourtant été en mesure de porter un coup mortel à Sylas. Pour Silvia, cette lutte revêtait donc une importance capitale, d'autant plus depuis que le rouquin s'était joint à la danse : s'ils échouaient à museler ce guerrier aux allures indolentes, il aurait tôt fait prêter main forte à certains de ses alliés pour évincer en peu de temps leurs compagnons les plus fébriles.

Akis usa de son anormale célérité pour glisser dans le dos de leur adversaire ; il essaya de l'atteindre en plein dans les côtes mais se heurta, une fois de plus, à la carapace mouvante que Qorgyll manipulait grâce à ses seules pensées. Avec un grommèlement, le natif d'Aville battit en retraite tandis que, d'un revers du poing droit, son assaillant essayait de l'atteindre en pleine joue. Pourrait-il garder en lui le talent de Sidoni si on réussissait à lui porter un coup aussi direct et sec ? Rien n'était moins sûr... et le rouquin n'avait pas spécialement envie de tenter le diable pour obtenir une réponse amère à cette ignominieuse question.

Leurs ennemis manquaient de bras, eux aussi. C'était la pensée la plus rassurante qu'Akis était en mesure de formuler tandis que Qorgyll faisait volte-face pour tenter de l'atteindre, une fois de plus vainement ; il se carapata et laissa le champ libre à Silvia, qui percuta leur ennemi d'un coup de bouclier ravageur, en plein flanc. Puisqu'ils étaient désormais en sous-nombre, les soldats de la Première Brigade Royale n'avaient pas le loisir de s'occuper de lui. Sans cela, il allait sans dire qu'ils se seraient rués dans sa direction comme un seul homme afin de rendre à leur commandante l'usage de ses effroyables talents.

Salomon en avait bien conscience : c'était cette sinistre réalité qui risquait de leur coûter cher. Parce qu'il ne voyait aucun des siens réussir à surmonter l'opposant qui lui était attribué dans un délai suffisamment bref pour que Qorgyll réussisse à tenir bon dans le même temps, il considérait d'ores et déjà que le chevalier-tortue serait le prochain à tomber. Dès lors, Akis et surtout Silvia seraient en mesure d'aller aider d'autres de leurs partenaires... et l'effet domino serait imparable. Ils tomberaient comme des mouches, jusqu'à ce que sa commandante et lui-même soient occis par leurs assaillants respectifs. La vérité était là, crue et déroutante : les félons n'avaient même plus besoin de ruser pour arriver à leurs fins. Ils avaient la dominance à leur compte.

— Dixan !

Son rugissement fut accueilli par un soupir désemparé, presque exaspéré ; le jeune commandant de la Deuxième Brigade, au moins aussi lucide que son vieil ami, comprenait également que le sort de cette bataille semblait scellé. Dès lors, la rage qui animait Salomon était dirigée à fort mauvais endroit... car, en vérité, lui et sa commandante s'étaient placés d'eux-mêmes dans cette délicate situation. Ils avaient naïvement cru qu'ils seraient en mesure d'attirer davantage de membres de cette expédition dans la tombe... mais le sacrifice héroïque de Sylas, la pugnacité d'Akis et la foultitude de talents qu'ils avaient à leur disposition permettaient de contrecarrer cette funeste ambition. Ils étaient d'ores et déjà en situation d'échec et mat.

Alors lorsque son assaillant invoqua une rafale d'énergie crépitante, le commandant ne se donna même pas la peine de la bloquer ; il usa plutôt de son eau pour se décaler de plusieurs mètres, puis la projeta droit vers son adversaire sous la forme d'une colonne horizontale, soudaine et fiévreuse. Salomon fut percuté de plein fouet ; il roula sur plusieurs mètres mais parvint finalement à s'immobiliser avant de répliquer, toujours sans toucher au but.

— Ça suffit ! Je vais...

— Tu ne vas rien faire du tout, Salomon, le coupa dans son élan une voix familière et nettement trop proche.

Le timbre posé et quiet d'Aiz éveilla en lui des instincts primaires qu'il n'avait jamais soupçonné ; les sueurs froides qui l'inondèrent le contraignirent à se tendre drastiquement, et il évita d'un cheveu le coup de poing que son titanesque ami lui réservait, d'un bond aussi précipité que salvateur. Il roula au sol avec l'idée terrifiante que le colosse avait sans doute voulu lui permettre de réaliser cette esquive ; sans cela, il ne se serait pas donné la peine d'annoncer son approche, et l'aurait simplement décapité d'une baffe bien sentie.

Car malgré ses apparences de parfait ogre, Aiz avait bon cœur : il ne se voyait sans doute pas liquider Salomon sans crier gare, en tirant profit de sa colère excessive, en s'en prenant à lui depuis son dos. Un bon cœur qui, ceci étant dit, excluait ceux de ses ennemis qui ne lui étaient pas spécialement proches : le cadavre du membre de la Première Brigade qu'il avait rossé de coups à quelques dizaines de mètres de là ne mentait pas. La perspective d'avoir à gérer non pas un mais deux des anciens Orphelins glaça le sang de Salomon ; et, là encore, le second de Sidoni comprit qu'ils venaient de franchir un point de non-retour supplémentaire. Les commandants n'étaient pas des combattants comme les autres. Il était des soldats des dix Brigades en mesure de leur tenir tête, pour sûr ; Qorgyll aurait sans doute fait un opposant valeureux pour Aiz, d'ailleurs. Mais ce n'était pas la portée du premier venu...

— Rendez-vous, ordonna Aiz avec intransigeance. Tu dois t'en rendre compte, maintenant. Ce combat est terminé.

— Nous le savions avant même de le commencer !

Il balança sa main droite en direction du titanesque commandant ; une onde énergétique suivit ce mouvement et percuta Aiz de plein fouet, l'électrisant brutalement. Le géant grogna, d'inconfort plus que de douleur ; puis il réalisa un pas de plus en direction de Salomon, faisant peser sur lui la menace tangible d'une riposte intraitable. Cette perspective dut effrayer l'autre Orphelin, puisqu'il joignit les deux mains en s'apprêtant à projeter vers le colosse une nouvelle salve d'énergie, autrement plus vigoureuse... mais il se figea lorsqu'il ressentit, dans son dos, la présence glaçante de Kurl.

— Désolé que ça se finisse ainsi, vieux frère, murmura-t-il à l'oreille de Salomon.

La flèche décochée à bout portant ne pouvait pas rater sa cible ; elle traversa le torse de Salomon depuis son dos, répandant devant lui une première gerbe de sang, et il tomba immédiatement à genoux. Le regard déjà distant, le souffle court, il sentit son torse puis son abdomen se couvrir d'un liquide chaud et poisseux ; désorienté, il jeta un regard à Sidoni et constata qu'elle luttait toujours âprement avec Nakata.

Il allait tomber face contre terre lorsque la main colossale d'Aiz l'en empêcha, se posant sur son épaule droite pour lui fournir un appui fiable. La gorge déjà sèche et nouée, il glissa ses yeux sur la stature gargantuesque de son vieil ami ; ce dernier, vaguement amoché par l'énergie dont il avait subi la charge frontale, lui offrit un sourire empli de remords. Salomon ouvrit la bouche, mais ne formula aucun mot.

Dixan et Kurl, aussi penauds l'un que l'autre, se contentèrent de regarder calmement tandis qu'Aiz allongeait paisiblement l'ancien résident de l'Orphelinat.

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