Chapitre 80


Les gestes de Kalina étaient encore plus précis, vifs et puissants qu'au début de leur confrontation. Sylas prenait douloureusement la mesure de cette vérité ; plus l'affrontement se prolongeait et plus il avait le sentiment qu'elle le dominait sur pratiquement tous les plans. Elle était une bretteuse d'une grande habileté, cela allait sans dire... Si leur lutte s'éternisait de trop, il risquait fort de mordre la poussière. D'autant qu'elle ne cessait de le harceler, raison pour laquelle il avait été si prompt à céder son pouvoir à Akis : tant qu'elle ne s'éloignait pas, il ne risquait pas de pouvoir en faire un usage déterminant. A quelques mètres de lui, Silvia en bavait également ; Qorgyll déployait ses écailles avec une finesse surprenante, réalisant toujours le choix opportun pour contrecarrer les charges frénétiques de la noble guerrière. En d'autres termes, il valait mieux partir du principe qu'elle ne serait pas en mesure de lui prêter main forte...

Il était donc isolé, face à une épéiste plus rapide, plus habile, plus souple que lui. Il dominait certes sur le plan de la force physique, a priori, d'autant qu'il maniait sa lame à deux mains, mais cet atout était assez négligeable compte tenu de l'écart de vitesse qui existait entre eux. Le don de Sidoni servait par ailleurs à accentuer cette réalité... de la même manière que le don de Kalina elle-même, pour le peu que Sylas avait pu en juger depuis qu'ils avaient commencé à croiser le fer. Elle avait l'air d'être en mesure d'influer sur sa densité musculaire. Elle pouvait ainsi maximiser le rendement du moindre de ses gestes ; de quoi grapiller encore quelques fractions de secondes pour marquer son ascendant sur le bretteur taciturne...

Il déploya son pouvoir dans le coup d'épée qui suivit ; elle para prématurément, n'ayant à endurer qu'une part raisonnable du son strident qu'il produisit, avant que celui-ci ne prenne des proportions proprement intolérables, et le cueillit d'un coup de pied en plein ventre. Crispé et haletant, il recula d'un pas pour gagner un peu de temps ; soucieuse de continuer à le harceler de la sorte jusqu'à ce qu'il cède, elle le suivit à la trace et renchérit d'un coup d'estoc en visant sa tête. Il parvint à dévier ce coup, réalisa un pas de côté pour éviter sa deuxième lame, laquelle descendait dangereusement vers son épaule droite ; elle ne se formalisa guère de son échec et gomma encore le peu d'espace qu'il avait réussi à interposer entre eux deux pour le percuter d'un coup d'épaule. Il parvint à conserver son équilibre, mais dut parer un nouveau coup d'épée mordant.

— Sidoni ! Maintenant ! rugit Kalina.

C'était la première fois depuis la naissance de leur affrontement qu'elle faisait entendre l'éclat de sa voix ; Sylas, déstabilisé, sentit une appréhension intense s'insinuer dans son cœur. Il sut qu'il allait se passer quelque chose de déterminant ; il tenta de l'anticiper en ripostant d'un coup de taille, visant très précisément la jugulaire de son opposante.

La lumière blanchâtre qui enveloppait la demoiselle resplendit alors de mille feux tandis que celles qui émanaient de ses camarades, au contraire, se dissipaient jusqu'à disparaître. Elle se pencha si brutalement pour éviter le coup horizontal de Sylas que ce dernier eut toutes les peines du monde à la suivre du regard ; puis il fronça les sourcils et ouvrit la bouche pour signaler à ses collègues la sinistre nature du pouvoir de Sidoni.

— Sidoni peut modifier l'intensité de...

Son pouvoir, voulut-il rajouter ; Kalina ne lui en laissa pas le temps. Puisque sa garde était ouverte et qu'il était lent, bien trop comparativement à son opposante, elle le transperça de deux coups d'estoc simultanés, l'un en plein torse, l'autre au milieu de l'abdomen. La douleur qui dévora immédiatement le ventre de Sylas le contraignit à grogner, et à cesser immédiatement sa prise de parole ; ses compagnons les plus proches, mortifiés, assistèrent à sa chute tandis que la lumière qui baignait Kalina s'amenuisait, s'en retournait envelopper ses partenaires.

— Et de un, commenta-t-elle à voix basse.

Il percutait tout juste le sol herbeux de ce champ de bataille que le sang s'écoulant de ses plaies détrempa sa tenue ; Sylas, le taiseux membre de la Huitième Brigade de Balhaan, et l'une des plus fines lames du Royaume, s'abîmait à petit feu dans l'inconscience. Erik, Amara et Silvia, qui se trouvaient non loin, furent partagés entre la rage et le désarroi ; Malir s'apprêtait à rejoindre l'épéiste taciturne pour lui prêter main forte lorsque son propre opposant lui barra la route et le contraignit à marquer un temps d'arrêt.

— Dégage ! vociféra le jeune homme en devenant invisible.

Kalina se tourna en fronçant les sourcils, puis réalisa quelques pas dans sa direction. Il disposait d'un pouvoir contraignant, assez complexe à contrer en situation de conflit ouvert... mais pas imparable pour autant, puisqu'il était possible de suivre son cheminement en observant l'herbe se coucher sous ses pas. Elle s'apprêtait à foncer vers lui pour le mettre en pièces lorsqu'une présence dans son dos lui glaça le sang ; lorsqu'elle fit volte-face, ce fut pour remarquer que Sylas, malgré les deux trous qui béaient son corps, s'était redressé et avait levé son épée.

— Grossière erreur, marmonna-t-il les lèvres teintées d'un carmin qui ne mentait guère.

Il était prêt à se damner pour prêter main forte à ses pairs ; et il le fit. Son épée retomba violemment, en provoquant un déchirement sonore si strident qu'il éclata les tympans de Kalina au moment où il la happa. Elle tomba au sol en se tenant les oreilles, hurlant de douleur, tandis qu'il s'effondrait une fois de plus, cette fois-ci pour de bon ; face contre terre, il sentit sa vie le quitter petit à petit, avec la satisfaction d'avoir handicapé cette opposante coriace.

— Bon sang... maugréa Sylvia en tentant de rejoindre son camarade souffrant.

— Ah, il a blessé Kalina... la tuile ! lui répondit Qorgyll en lui barrant la route.

Elle fut soulagée de constater qu'elle n'était pas la seule à se soucier du sort de l'épéiste taciturne, toutefois ; quelques brins d'herbe s'allongèrent et s'étendirent pour l'attraper et commencer à l'éloigner du champ de bataille. Satin se jeta à son chevet, à genoux, et entreprit d'estimer la gravité des blessures dont il avait à souffrir ; rejoint par Andrek, Sora et Akis, il se tétanisa en comprenant qu'il s'agissait de coups mortels, face auxquels il était complètement démuni. Ses trois partenaires prirent la douloureuse mesure de cette réalité en observant son visage, décomposé ; alors, dans le silence, ils endurèrent aussi courageusement que possible leur désespoir.

— Je... Je vais rester avec lui, finit par bredouiller Satin. Allez aider les autres !

Sora et Andrek opinèrent du chef ; ils aidèrent Akis à se relever, l'orientèrent dans le bon sens et se mirent eux-mêmes en route. Andrek voulait rejoindre Malir au plus vite, pour l'empêcher de commettre une bêtise ; Sora, quant à lui, souhaitait plutôt prêter main forte à Laley, de façon à lui permettre de prendre l'ascendant sur son opposant. Le rouquin, interdit, hésita l'espace d'un instant quant à la marche à suivre. Ce fut le cours de la bataille qui le contraignit à prendre une décision.

— Commandante... je pense que je peux le faire, formula Qorgyll en repoussant Sylvia d'un nouveau coup de poing.

La noble guerrière écarquilla les yeux en comprenant ce que son adversaire voulait dire par là ; elle se mit en garde, s'apprêtant à recevoir la charge du chevalier-tortue... mais celle-ci ne vint jamais. Car, au lieu d'augmenter en intensité, la lumière qui le baignait commença au contraire à décroître pour disparaître complètement après une poignée de secondes ; ce fut le cas de la totalité des membres de la Première Brigade Royale de Balhaan, lesquels comprirent dans la foulée qu'il se passait quelque chose d'anormal. Le premier réflexe de bon nombre d'entre eux fut de mirer en direction de Sidoni ; comme elle était encore gaillarde et combative, tenant valeureusement tête à Nakata sans que ni l'un, ni l'autre des deux soldats ne parvienne à prendre le dessus sur l'autre, il se doutèrent que ce phénomène impromptu venait d'ailleurs.

Et ils furent d'autant plus stupéfaits de constater que c'était désormais Akis qui irradiait une lumière pure, blanche, saisissante. Le visage poupin du jeune homme était baigné d'une fureur sourde, qu'il n'arrivait plus à taire.

— Merci, Akis, s'exclama Nakata en tournoyant sur lui-même.

La vitesse de Sidoni était une composante cruciale de son style de combat ; son épée, particulièrement large, et son armure, extrêmement lourde, ralentissaient ses mouvements ordinaires à l'excès. Dorénavant privée de sa faculté, elle ne parvenait plus à suivre le rythme qu'il imposait par ses décalages, ses estocs, ses acrobaties, ses fentes, ses coups droits. Contrainte à adopter une posture défensive, elle cédait du terrain à son lumineux adversaire... et elle n'était pas la seule dans ce cas-là.

Qorgyll n'eut pas le temps de réagir à la charge de Sylvia en lui coupant l'herbe sous le pied ; forcé de se défendre au dernier moment en plaçant ses écailles sur ses avant-bras et en contrant le bouclier de son opposante, il fut catapulté vers l'arrière et roula au sol sur plusieurs mètres. Il se redressa péniblement et se jeta sur le côté juste à temps pour éviter la nouvelle projection de la gente soldate ; le chevalier-tortue se redressait tout juste qu'il hurla, chose rare et marquante pour un homme doté d'un tempérament aussi impavide que le sien.

— Tuez le rouquin !

Salomon prit acte de ce cri ; il orienta ses deux doigts en direction d'Akis au moment où Dixan bloquait l'un de ses jets d'énergie. Il condensa une fine sphère crépitante au bout de son index, et un éclair fusa droit vers le natif d'Aville ; mais ce dernier, attentif, se mit en branle au même instant. Grisé par la légèreté de son corps et la vitesse du moindre de ses mouvements, le jeune homme glissa sous l'attaque de l'ancien Orphelin et se jeta sur le champ de bataille au pas de course. Il n'allait pas se contenter de se planquer jusqu'à ce que ses pairs aient remporté leurs propres batailles : les chances que l'un d'entre eux ne trépasse d'ici-là étaient grandes, trop grandes pour qu'il ne puisse simplement les ignorer. Il devait les aider... et il ne connaissait aucun pouvoir plus efficace que celui de Sidoni afin d'y parvenir.

Salomon grommela, acrimonieux ; il invoqua une nouvelle sphère crépitante devant lui et s'apprêta à l'expédier vers le rouquin lorsque Dixan se laissa tomber sur la trajectoire de cette attaque, une petite orbe d'eau flottant à hauteur de son torse.

— Dégage, Dixan ! brailla le second de la Première Brigade.

— Fais-moi partir, le défia simplement son vieil ami.

La sphère crépitante éclata, et le trait qui fusa vers Dixan claqua sourdement ; le commandant imita son rival et fracassa l'orbe aqueuse en frappant ses deux mains l'une contre l'autre juste à sa hauteur. Le jet d'eau fut expédiée à une si haute pression qu'il contra sans difficulté la projection de Salomon. Les deux traits s'entrechoquèrent et se contrecarrèrent dans une détonation sourde.

La détermination de Dixan ne faisait aucun doute : il était prêt à tout pour permettre à Akis d'aider ses pairs.

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