Chapitre 76


Vint alors le tour de Sora, de Nakata et de Dixan ; le silence, cette fois-ci, ne demeura pas immaculé bien longtemps. Les deux vieux amis avaient pour coutume d'échanger à propos de tout et de n'importe quoi, mais l'approche d'une situation de conflit suffisait à les faire dévier de l'anodin. Ils devisaient encore à voix basse de la nécessité de considérer que chaque commandant serait susceptible de prendre le parti de l'Oracle quand Sora soupira ; cette manifestation impromptue attira leur attention, et il se justifia en levant ses mains à hauteur de buste, comme pour se défendre d'avoir voulu les interrompre.

— Désolé. C'est juste que je trouve ça un peu redondant, comme discussion... et pas forcément utile.

— C'est-à-dire ? questionna Nakata avec amusement.

— On ne sait pas du tout comment les choses vont se passer, et on n'a aucun moyen d'obtenir de certitudes à cet égard. On ne peut même pas envoyer quelqu'un en éclaireur, vu que nos adversaires disposeront de dons, eux aussi : même Malir pourrait bien être repéré par un pouvoir susceptible de contrecarrer le sien, comme celui d'Andrek. Et comme on a choisi, quoi qu'il arrive, de continuer à avancer... Autant le faire sans se tourmenter, je crois.

Un léger rire franchit les lèvres de Nakata tandis que Dixan souriait paisiblement. Les deux commandants ne semblaient guère frustrés des propos du jeune homme ; au contraire, ils ne tardèrent pas de lui répondre en lui reconnaissant sans ambages une certaine forme de sagesse.

— Ce n'est pas faux, souligna ainsi Dixan. Nos responsabilités nous poussent sans doute à la paranoïa. De même que notre impuissance. Nous n'avons pas vraiment l'habitude de nous retrouver dans une telle situation.

— C'est nous qui menons la danse, habituellement. Et puis... Compte tenu de notre grade, je crois qu'on se sent un peu responsable vis-à-vis de vous, qui n'êtes que des membres ordinaires des Brigades.

— On a choisi de vous suivre sans vous considérer comme des chefs, riposta un Sora presque revêche. C'est Lida, notre commandante. Je vous respecte beaucoup - en fait, tout le monde ici vous respecte - mais si je n'avais pas envie d'obéir à vos recommandations, croyez bien que je serais actuellement dans mon lit, à la forteresse.

Une fois de plus, les deux commandants s'amusèrent de sa désinvolture, propre à son jeune âge ; sa franchise, néanmoins, était tout à son honneur. Nakata s'étendit un instant avant de se recentrer sur le jeune homme qui lui faisait face ; il reprit sans plus tarder, simplement curieux.

— J'aimerais savoir d'où te vient cette admiration pour Lida.

— Ce n'est pas évident ? Elle est commandante. Elle est puissante, intelligente, déterminée. Elle fait tout pour nous protéger... Je ne vois pas trop comment il pourrait en être autrement.

— Ah, la grandeur d'âme de Lida ! s'esclaffa Nakata en retour.

— Elle a toujours été comme ça, souligna Dixan à l'attention de Sora. Même enfant, elle était du genre à prendre les devants pour nous épargner des ennuis. Elle et Nakata se sont toujours disputés cette place de meneur ; mais pas pour les mêmes raisons, m'est avis.

— Prends garde à ta langue, Dixan. Plus elle pend, et plus je suis piqué de l'envie de la couper, riposta l'autre commandant.

— Cet imbécile à mes côtés a toujours aimé le sentiment d'être le centre d'attention. Ce qui n'est pas forcément une mauvaise chose, à mon sens, parce qu'il a les qualités que ses défauts exigent. Pour Lida, en revanche, ça a toujours été différent. Elle ne voulait pas prendre la tête de notre groupe pour elle, mais pour nous.

— Fais-moi passer pour un monstre d'égoïsme, vas-y !

Les offuscations grandiloquentes de Nakata ne l'émurent guère ; il les ignora même magistralement pour continuer son petit laïus, conservant l'écoute disciplinée de Sora.

— Nakata a vraiment les moyens, en tant que chef, de mener les autres vers un destin plus enviable, mais il le fait parce qu'il a son ego. Parce qu'il se sait en mesure de rendre les choses meilleures. Lida... En tant que matriarche, elle a toujours excellé dans les situations où il fallait éviter le négatif plutôt que tendre vers le positif. Comment dire...

— Tu te souviens de la fois où Aiz a été voler des petits pains en cuisine ? Quand il était passé par la fenêtre de la coursive en la fracturant ?

— C'était toi, rappela Dixan avec lassitude.

— Mais non, ricana Nakata en feignant l'innocence. Tout le monde croyait qu'un voleur avait voulu s'introduire à l'Orphelinat. Ça a failli dégénérer, vu qu'en plus, le vieux Merogor était de passage... Lida a pris les devants, a dit qu'elle avait cassé la fenêtre malencontreusement en jouant à la balle à l'intérieur. Elle s'est faite sermonner, mais dans l'agitation, personne n'a remarqué, ou daigné signaler que des petits pains avaient disparu. On s'est pétés le bide !

La mélancolie qui brillait dans leurs regards laissa à penser à Sora que ce temps et ces souvenirs leurs étaient plus que chers ; mais cette anecdote lui permit de comprendre un petit peu mieux ce que Dixan entendait par ses grandes phrases sentencieuses. Après un moment de silence, et un brin d'hésitations, il parvint finalement à poser une question qui le titillait depuis belle lurette directement à Nakata.

— Les anciens de la Huitième, ils disent que... Enfin, ils sous-entendent que Lida et vous avez été amants. C'est vrai ?

— Quelle importance ? s'étonna le fringant chevalier.

— Parce que si c'est le cas, vous allez peut-être mal agir quand on sera à Corgenna. Ils pourraient utiliser ça contre vous.

— Ah. Tu t'inquiètes pour rien, jeune homme.

Un sourcil arqué, Sora attendit patiemment que des explications supplémentaires lui soient apportées ; et elles le furent, même si une teinte de regrets vint les flétrir.

— Cette histoire appartient au passé. Elle n'est pas exactement secrète... mais j'y ai mis un terme, et je ne crois pas m'y être trompé, dans l'absolu. Personne ne l'ignore. Et surtout... Je crois que les autres commandants savent bien que ce serait la pire des choses. Utiliser Lida et vos deux collègues comme des appâts nous pousserait à adopter une posture belliciste au possible : et le moindre mal qui leur serait infligé nous contraindrait à embrasser avec d'autant plus de conviction notre cause actuelle. En somme, cela soufflerait sur les braises du chaos.

— Si l'Oracle et le Roi veulent conserver le soutien des autres commandants, dont ils ont besoin pour nous appréhender sans heurts majeurs, ils ne doivent rien faire qui serait susceptible de s'aliéner leur loyauté, abonda Dixan. S'en prendre à Lida, à Rolan et à Jade alors qu'ils ont d'ores et déjà été faits prisonniers ne serait pas juste. Encore moins si l'on prend en considération les états de services de Lida et de Rolan. Sidoni, comme à son habitude, ne piperait mot ; mais je doute que cela serait de nature à séduire Ajima ou Mezagar, qui seront pourtant indispensables lorsqu'il s'agira de nous barrer la route.

Sora opina du chef sans trop chercher à répliquer ; il pouvait bien croire, effectivement, que l'immense majorité des soldats des Brigades préféraient éviter une guerre interne sans précédent. Après tout, ils avaient l'habitude de combattre des brigands de grands chemins venus de l'étranger, voire des Cydylaïns de malfaiteurs locaux... mais des Cydystari puissants, complémentaires, en pleine possession de leurs moyens ? Nul ne devait s'en réjouir. A contrario, tous devaient prier pour que cette dissension soit close sans esclandres supplémentaires... Ceux qui seraient sur la première ligne de front risqueraient leurs peaux. Qu'ils soient d'un bord ou de l'autre n'y changerait rien : la mort fauchait sans prendre parti, elle.

— Vous pensez qu'ils vont bien ? tenta timidement Sora.

— Oui, répondit Dixan franchement. Il ne servirait à rien de leur nuire dès à présent. Même si le Roi souhaitait les utiliser pour nous contraindre à la passivité, il ne le ferait pas n'importe comment. Il attendrait que cela puisse nous parvenir... La valeur d'un otage est conditionnée par la préservation de son existence. En outre, le Général Delistel, s'il intercède, demandera sans doute des conditions de détention clémentes. Ce ne sera pas déterminant, mais c'est une petite influence qui devrait jouer en notre faveur.

— Sidoni est complètement fêlée, rajouta Nakata d'un air sombre, mais pas cruelle. Elle voit l'Oracle comme un demi-dieu... voire comme un dieu tout court. Elle ne prendra aucune initiative sur la seule base de son zèle. Sa folie a largement dépassé le stade de l'agissement libre.

— Par contre, te concernant, elle risque bien de se montrer plus audacieuse que de coutume, soupira Dixan à l'attention de l'autre Orphelin. Après tout, tu as ouvertement menti au Roi et à l'Oracle ; et c'est toi qui est considéré comme étant le responsable de notre petite insurrection. Si d'aventure elle devait se charger de t'appréhender, je crois qu'elle ne te ferait aucun cadeau...

Nakata opina du chef mais, chose rare, ne rajouta rien. Il songeait déjà à la confrontation fiévreuse que pareille opposition promettait : il savait que Sidoni était, au niveau des compétences martiales, l'une des plus redoutables soldate des Brigades. Il serait complexe de la défaire... mais pas impossible. Elle n'était même pas au nombre des individus que le blond redoutait le plus ; en fait, sur ce plan, elle figurait loin derrière les commandants Mezagar, Ajima et Vivel, ou encore les anciens Orphelins Emilia et Salomon. Si leur échec devait survenir, il aurait sûrement pour instigateur initial l'un de ces cinq là.

— Après tout ce qu'elle a fait pour nous... je ne peux pas accepter qu'ils mettent la commandante en danger, grogna Sora avec amertume. On a tous le même sentiment. Peu importe ce qu'il se passe, pourvu qu'elle finisse libre.

— Tu te sens apte à mettre ta vie dans la balance ? l'interrogea Nakata avec détachement.

— Oui, répliqua le jeune soldat sans l'ombre d'un doute. Parce qu'elle en aurait fait de même si les places avaient dû être inversées.

— En fait, elle l'a sûrement déjà fait, intervint Dixan. Si elle a été arrêtée à la forteresse du Pic, c'est sans doute parce qu'elle refusait catégoriquement de leur livrer Nakata.

Sora acquiesça sans grande conviction, avec toute la déception que son impuissance actuelle engendrait. Il aurait aimé se tenir aux côtés de sa commandante pour accueillir les séides de la Première Brigade Royale avec fermeté ; à la place, il avait été violemment touché pendant l'assaut sur Kalk Azon, et avait, de ce fait, été contraint à l'inutilité la plus cinglante pendant la bataille suivante, au cours de laquelle Akis avait pu briller. Il était grand temps qu'il prenne ses responsabilités, à son tour...

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