Chapitre 73


Istios avait quitté le donjon principal, suivi d'assez près par Nakata et par Dixan ; le silence s'était alors fait de plomb, et les différents membres des Brigades Royales qui se trouvaient dans le hall d'entrée de la forteresse se décochèrent des regards déconfits, désabusés. Le conflit était inévitable. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ils n'accepteraient certainement pas de rendre les armes en considérant que le Roi détenait désormais Lida, Rolan et Jade en otage ; d'un autre côté, s'ils cherchaient à entrer dans Corgenna par la force pour libérer leurs camarades, ceux-ci ne risquaient-ils pas d'être utilisés comme des otages pour contraindre leurs amis à la capitulation ? Il était toutefois sans doute déjà trop tard pour faire machine arrière. S'ils acceptaient la proposition du Roi, ils seraient peut-être tous exécutés séance tenante... Dans tous les cas, l'avenir ne semblait pas être des plus cléments pour ce parterre de combattants que les circonstances ombrageuses rendaient presque défaitistes.

Akis, plus que tout autre, sentait que le monde s'effondrait tout autour de lui. La gloire et la grandeur qu'on lui avait promises initialement semblaient loin, terriblement loin ; mais ça n'était pas elles qu'il regrettait le plus. Il déplorait plutôt l'absence cruelle de Lani, de Nilly, de Keylan, de Merogor ; les morts pavaient déjà son chemin, et il craignait que d'autres ne s'ajoutent à cette collection funeste dans un avenir plus ou moins proche. Certes, Nakata, Dixan et Aiz étaient surpuissants ; Laley, Silvia, Kurl seraient également en mesure de prendre les armes et de poser de sérieux problèmes y compris à leurs plus formidables opposants... mais ils seraient en infériorité numérique criante si une guerre ouverte devait s'amorcer entre eux et les autres Brigades Royales. Combien accepteraient de tenir leur rang, de ne pas prendre part à cette querelle ? Combien décideraient de les soutenir ? Peu, trop peu, sans l'ombre d'un doute ; après tout, ils étaient des militaires. Suivre les ordres sans discourir, c'était habituellement leur devoir le plus élémentaire...

Plusieurs minutes s'écoulèrent sans que nul ne trouve l'audace de rompre le silence ; quelques uns, à l'instar de Sora et d'Andrek, allèrent faire chauffer un peu de soupe pour permettre aux organismes de lutter contre le froid rampant qui bravait les flammes dans ce bâtiment de pierres ; d'autres se contentèrent à peine de frémir pendant que Nakata et Dixan se livraient à leur discussion complexe au dehors. Lorsque les deux commandants revinrent à la charge, ils retrouvèrent leurs amis presque assoupis, dans l'ensemble : le plus jeune des deux, le premier, se rapprocha d'une traite de Kaster, lequel le suivit du regard d'un air vaguement intéressé. Il aurait été plutôt inspiré de se montrer plus attentif ; car, l'instant qui suivit, Dixan leva son index à hauteur du front du membre de la Brigade Oraculaire, et expédia un jet d'eau si fin et si condensé qu'il lui perça le crâne et répandit sa cervelle sur le poteau contre lequel on l'avait enchaîné.

Laley et Malir hurlèrent en se redressant d'un bond ; Kurl s'étonna d'un cri moins strident, Erik et Silvia sursautèrent, Akis rendit le maigre repas qu'il avait réussi à ingérer, puis Dixan se tourna dans leur direction et se fendit d'une simple phrase prononcée d'un air sombre.

— L'Oracle doit être en mesure de voir les choses grâce à ses yeux. Je n'explique pas comment la présence de Nakata a pu être éventée aussi aisément, sans cela. Dans tous les cas, le garder en vie à nos côtés aurait forcément compromis la suite.

— Minute, s'écria Satin, si c'est le cas, l'Oracle vient de vous voir le liquider de sang-froid !

— Quelle autre fin aurait-il pu connaître ? intervint Nakata en s'asseyant nonchalamment. Il a tué Nilly et Lani. Peu importe qu'il ait agi selon les ordres de l'Oracle ou de son propre chef ; il méritait un châtiment. Il l'a reçu.

— Vous auriez pu nous en parler, commença à déplorer Erik.

— On aurait pu, mais je préfère qu'on se focalise sur la suite.

Dixan opina du chef, et vint s'asseoir à son tour ; Akis, auprès duquel Sora était venu se tenir, tâcha de retrouver un tant soit peu de sa contenance tandis qu'Aiz croisait les bras pesamment.

— Donc, vous choisissez la guerre ? grommela le colosse sans s'émouvoir d'aucune façon.

— Ça te dérange ? le questionna alors Nakata, sourire aux lèvres.

— A ce stade, est-ce que j'ai vraiment une alternative ?

— Oui. Tu pourrais nous massacrer pour prouver ta bonne foi, ricana le chevalier blond.

— Arrêtons de perdre notre temps, il est forcément compté, rappela Dixan sans plus tarder. Est-ce que tu comptes impliquer ta Brigade, Aiz ?

— Non. Ce sont de bonnes âmes. Ils seront utiles à Balhaan, que nous gagnions ou que nous mourrions. Et toi ?

— Je pars du principe qu'ils voudront nous aider, oui. Mais ça ne m'étonnerait pas trop que l'Oracle les en empêche en leur envoyant une autre Brigade pour les contraindre à demeurer passifs.

— Considérons que la Troisième ne reviendra pas à temps non plus, enchaîna Nakata. Nous sommes donc quatorze. A moins, bien sûr, que quelqu'un ne veuille se retirer tant qu'il en est encore temps.

Les regards se baladèrent d'une silhouette à l'autre ; Amara fulminait déjà, les yeux de Silvia et de Sylas semblaient plus acérés encore que leurs lames, Erik paraissait fébrile mais déterminé, Sora et Malir attendaient la suite avec la conviction ferme qu'il leur faudrait y prendre part. Restaient Kurl et Laley pour qui aucune question ne se posait... puis Akis, Andrek et Satin.

Ils étaient tous les trois, sans l'ombre d'un doute, ceux dont la détermination était la plus friable. Andrek ne pouvait s'empêcher de songer qu'il n'avait pas sa place dans un tel bataillon ; ses dons, trop faibles, étaient susceptibles de faire de lui un élément vulnérable de l'escouade s'ils devaient se confronter à d'autres Brigades. Satin n'avait pas l'habitude de combattre, et cette perspective le rendait même excessivement anxieux. Akis, enfin, comprenait qu'on en attendait encore plus de lui qu'à l'occasion des attaques sur Kalk Azon puis sur la colonne d'automates venus leur apporter la vindicte du Roi voisin.

Son don serait inestimable, à n'en pas douter. Ils seraient en sous-nombres ; mais en subtilisant à certains de ses ennemis leurs capacités, il serait en mesure de rétablir un tant soit peu d'équilibre dans la lutte qui s'annonçait. Le regard lourd que Nakata déposa sur lui était à ce titre particulièrement éloquent : sans Akis, aucune victoire n'était envisageable. Sans Akis, ils courraient au casse-pipe.

Sans doute conscient de la fébrilité du rouquin, Nakata prit la parole en continuant de lorgner dans sa direction. Il était franc, clair, intransigeant ; la réponse, elle, le fut nettement moins.

— On a besoin de toi, Akis. Si on veut avoir la moindre chance d'atteindre Corgenna vivants, et d'y pénétrer pour libérer Lida, Rolan et Jade, on aura besoin de ton don. On ne sait pas qui tentera de nous barrer la route... mais Sidoni sera du nombre de nos adversaires. Si Ajima, Vivel, Aristof et, pire encore, Mezagar décident d'apporter leur support au Roi et à l'Oracle, nous devrons lutter à un contre quatre. Même Dixan, Aiz et moi finirons balayés.

— Je... Je le sais. Je sais que je dois venir, mais... J'ai... J'ai tellement peur...

Il sentit les larmes lui monter aux yeux ; il eut toutes les peines du monde à les réprimer, cette fois-ci, et se sentit ridicule quand il constata que tous les regards étaient braqués sur lui. Il avait le sentiment désagréable de n'être encore et toujours que la dernière recrue en date ; celle dont il fallait s'inquiéter, celle qu'il fallait chérir. Akis, en un mot comme en mille, ne se considérait pas encore comme un membre à part entière des Brigades Royales. Sora vint lui poser une main fraternelle sur l'épaule, et lui offrit un sourire compatissant ; Silvia s'étendit pour saisir ses doigts dans son gant d'acier, et le gratifia de quelques mots bienveillants.

— Nous avons peur aussi, Akis. Pour nous, pour Lida, Rolan et Jade. C'est pour ça que personne ne te forcera à faire quoi que ce soit.

— Est-ce qu'il y a... une autre voie ? demanda-t-il avec un soupçon de désarroi dans la voix.

— Peut-être qu'on pourrait faire appel à un autre Royaume, tenta Erik sans grande conviction.

— Impossible, intervint Dixan. Le Royaume de Kale ne prendra pas notre défense, on s'en est assurés en mettant leur armée en déroute. Le Divin Royaume de Bashan risque d'avoir une dent contre nous aussi, si la Troisième parvient à traverser leur blocus maritime... Reste l'Empire de Nibali ; mais non seulement je rechigne à l'idée qu'ils puissent mettre la main sur les Cydylaïns, ce qui serait un désastre, mais je crois en plus que le temps joue contre nous. Si le Roi apprend que nous parlementons avec l'ennemi, il sera tenté d'éliminer Rolan ou Jade pour nous mettre la pression. En outre, il nous faudrait traverser tout Balhaan avant de trouver un interlocuteur digne de ce nom... et l'Empire est engagé dans une guerre à l'ouest ; mobiliser des troupes en nombre suffisant pour nous apporter un soutien de taille prendrait plusieurs mois. C'est un cul-de-sac.

Erik opina du chef avec lenteur, totalement défait par le raisonnement infaillible de son vis-à-vis ; Akis, que ces informations supplémentaires ne rendaient pas spécialement plus enthousiaste, regarda en direction de ses pieds dans un silence lourd de sens. Il savait qu'une décision devait être prise... mais il n'osait pas l'assumer, tout bêtement. Comme s'il considérait que choisir le catapulterait vers l'avant d'un coup d'un seul ; comme si cette discussion qu'ils entretenaient était l'ultime instant de paix auquel ils pouvaient aspirer, tous ensemble.

— Que veux-tu au fond de toi, Akis ? le questionna alors Aiz, le regard paisible.

Désarçonné, le jeune homme fit face au commandant titanesque qui n'ajouta à sa question pas le moindre commentaire. Ils s'étaient compris, en quelques mots seulement ; et le rouquin, au bord des larmes, ravala ses doutes afin de déclarer, plus convaincu que jamais :

— Je veux que tout le monde s'en sorte. Lida, Rolan et Jade aussi.

— Ce ne sera pas possible sans combattre, observa Aiz.

Lentement, Akis acquiesça, convaincu que son interlocuteur disait vrai. Andrek et Satin, que la bouille revêche de Jade, que les commentaires sagaces de Rolan et que le charisme de Lida rendirent mélancoliques l'espace d'un instant, opinèrent du chef à leur tour.

— Dans ce cas, nous sommes quatorze, conclut Nakata en se redressant et en dégainant son épée. Et, à compter d'aujourd'hui, nous sommes des ennemis de Balhaan.

Tous se levèrent, à leur tour, et brandirent leurs armes respectives ; pour Amara, son chakram ; pour Sora, ses kusarigamas ; pour Silvia, son bouclier ; pour Aiz, ses poings gantés. Ils prêtaient, ce jour-là, un nouveau serment tacite : ils ne connaîtraient pas de repos tant que Lida, Rolan et Jade seraient retenus prisonniers par le Roi et l'Oracle.

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