Chapitre 72

— Attends, Dixan ! s'écria Nakata en tâchant de le rattraper. Tu veux vérifier quoi ?

— Rien, répliqua Dixan sèchement en continuant à progresser.

L'autre commandant marqua un arrêt momentané et arqua un sourcil dubitatif avant de reprendre la route, toujours sur les talons de son vieil ami. Finalement, les deux hommes se figèrent quelques mètres plus loin, à l'ombre d'un entrepôt qui leur servait d'abri ; le vent cinglant les aurait malmenés, s'ils avaient pris le parti de s'exposer à ses caprices le temps de leur conversation. Istios s'en était déjà retourné à Lupinova, où il allait sûrement passer la nuit au chaud... Ils étaient seuls, par conséquent. Parfaitement seuls. Et il était sans doute le moment de remettre en perspective tout ce qui s'était déroulé récemment.

— On en a la confirmation, commença Dixan sans plus tarder, le Roi et l'Oracle ont appris pour ta présence au Zygos et ont décidé d'agir en conséquence. D'où l'attaque contre la forteresse, d'où l'enlèvement de Lida... D'où, peut-être, la virulence de Kaster et de ses alliés. D'où leurs exactions sanglantes. Mais comment ? Comment ont-ils pu le savoir ?

— Kaster... Tu crois qu'il aurait pu les prévenir ?

— Je crois qu'il n'a pas eu besoin de le faire. Qu'il n'en aurait pas eu l'opportunité, non plus. Combien de temps sommes-nous restés à Kalk Azon ? Deux, trois semaines ? Et en comptant le trajet, dans un sens puis dans l'autre... Même en admettant que nous nous soyons absentés pendant un mois complet, comment expliquer que Kaster ait pu prévenir l'Oracle et le Roi, que ceux-ci aient eu le temps de dépêcher la Première, qu'elle ait réussi à embarquer Lida, Rolan et Jade, puis que Nilly ait été rattrapée et assassinée par Kaster dans la foulée ? Cela aurait dû leur demander du temps. Beaucoup trop de temps. Si les informations voyagent, elles ont besoin de temps pour le faire.

— Peut-être, admit Nakata. A moins que la Brigade Oraculaire n'ait un moyen de communiquer avec l'Oracle...

En voyant que son camarade semblait mettre le doigt sur un détail qui le rendait perplexe, Dixan opina du chef généreusement. Il croisa les bras et reprit avec quiétude, tâchant de traiter toutes les informations qu'ils avaient à leur disposition au sujet de cette étrange Brigade, laquelle semblait échapper à bien des règles pourtant élémentaires.

— Initialement, nous avons cru que la Brigade Oraculaire était, à l'instar des messagers de la Onzième, simplement constituée de Cydymisen et de leurs Cydylaïns. Finalement, on a appris dans la douleur que les Cydymisen n'en sont pas : ils sont des Cydystari, puisqu'ils possèdent leurs propres pouvoirs. Ils surveillent des Sciotum positionnés à l'extérieur de Balhaan... et ils sont plusieurs, puisque Kaster a reçu le soutien de deux de ses camarades.

— Mais les Cydylaïns qui les accompagnaient sont bien leurs compagnons, compléta Nakata en plissant les yeux. Kurl m'a raconté que le condor qu'il combattait a volé en éclats quand Laley a réussi à tuer son adversaire...

— Ce qui signifie bel et bien que les membres de la Brigade Oraculaire ont disposé de deux Cydylaïns. Un premier, qu'ils ont sacrifié et grâce auquel ils ont obtenu leurs propres pouvoirs ; puis un second, qui les sert actuellement.

— Et ça ne nous avance pas, signala Nakata en secouant la tête. Si un Cydystari se baigne dans un Sciotum, il ne se passe rien.

— Oui, mais là, tu pars du principe que les Sciotums sont les seuls moyens d'obtenir un Cydylaïn, remarqua Dixan calmement.

— Hein ? Comment voudrais-tu qu'il voie le jour, sinon ? C'est absurde...

Toutes les interjections de Nakata et tous ses appels au bon sens, néanmoins, n'eurent pas le moindre effet ; au contraire, au fur et à mesure qu'il les prononçait, il commença à considérer que son argumentaire était en l'occurrence des plus piteux. Après tout, personne n'envisageait jusqu'à récemment que les Sciotums pouvaient se trouver hors de Balhaan ; encore moins qu'une Brigade secrète agissait sur ordre de l'Oracle pour veiller sur ces puits et prendre garde à ce que personne ne s'accapare leurs pouvoirs fantastiques. Alors, y avait-il autre chose derrière les Sciotums ? Ces créations étranges dont personne ne connaissait les origines ? Ces eaux que l'on disait provenir des entrailles de la Terre avaient-elles une source accessible ?

— Il y a autre chose. On nous enseigne depuis tout petit que considérer l'Oracle comme un Homme est un blasphème ; mais si on le considère effectivement comme un individu lambda, comment crois-tu qu'il puisse survivre aux épreuves du temps ?

— L'Oracle change, articula lentement Nakata en suivant le fil de ses pensées. Mais ses pouvoirs suivent. Et l'Histoire ne retient pas d'Oracle réellement différent des autres... Contrairement aux Rois, leurs personnalités s'effacent derrière leurs agissements.

— Et si l'Oracle avait l'opportunité de passer d'un corps à l'autre ? Si c'était cela, son véritable pouvoir ?

— Mais quid de ses visions, alors ? Tu crois qu'il pourrait disposer de plusieurs facultés ?

Pour toute réponse, Dixan préféra conserver le silence. Songeur, Nakata se gratta le menton en cherchant à remettre un petit peu d'ordre dans toute cette affaire décidément bien sibylline. Ils ne pourraient jamais comprendre l'existence de l'Oracle et définir ses facultés dans le détail, sans doute ; mais ils devaient tout faire pour comprendre comment ce dernier avait su, avec un coup d'avance, qu'il lui fallait prendre la menace qu'incarnait Nakata bien au sérieux. Ses visions prophétiques étaient nébuleuses, imparfaites, et sujettes à interprétations, toutes : il n'aurait jamais pu savoir, grâce à l'une d'entre elles, que le commandant de la Troisième Brigade les avait dupés, lui et le Roi. Il tirait donc nécessairement cette information d'une autre source. D'un tiers.

De Kaster, à n'en pas douter.

— Merde... Mais comment ? Istios connaît Kaster ; donc la Onzième Brigade Royale doit forcément rencontrer les membres de la Brigade Oraculaire pour faire transiter les informations d'eux jusqu'à l'Oracle...

— Peut-être, le coupa Dixan. Peut-être.

Déstabilisé, Nakata arqua un sourcil ; le jeune Orphelin poursuivit sans plus tarder, sous le regard attentif de son aîné.

— Peut-être pas. Istios connaît Kaster, mais dans quelles circonstances se sont-ils rencontrés ? Est-ce qu'Istios était venu chercher un compte-rendu à remettre à l'Oracle ? Est-ce qu'Istios était venu porter des ordres de l'Oracle ? Ou se sont-ils connus ailleurs ? 

— Kaster et ses comparses ont l'air d'être... de solides combattants. Efficaces, habiles.

— Chirurgicaux, même, souligna Dixan. Il a été capable de mettre Lani à mort rapidement... Trop rapidement pour que ce ne soit qu'une heureuse coïncidence. Certes, il a eu l'effet de surprise : personne ne s'attendait à ce qu'il dispose de ses propres pouvoirs. Mais, à plus d'un titre, lui et Resha disposaient des talents martiaux de membres des Brigades Royales.

— Mais ils n'en sont pas, n'en ont jamais été. Cela fait plus de dix ans que nous avons été incorporés à nos Brigades respectives... Nous avons pu suivre l'évolution des effectifs des Brigades Royales pendant toutes ces années. Istios n'est pas très vieux ; il est improbable qu'il ait connaissance de membres ayant officié avant que nous n'arrivions, et desquels nous n'aurions nous-mêmes pas entendu parler.

— C'est vrai pour les dix premières, ça, observa Dixan. Pas pour la Onzième.

— Pas pour la Onzième, admit Nakata à demi-mots.

Le silence reprit ses droits tandis que la même hypothèse réalisait un bout de chemin dans l'esprit des deux hommes. Les membres de la Onzième Brigade Royale étaient, manifestement, les seuls à être placés dans la confidence quant à l'existence de la Brigade Oraculaire. En outre, ils se connaissaient plus ou moins vaguement... et disposaient tous de capacités martiales respectables, bien sûr.

— Est-ce que tu pourrais nommer la totalité des membres de la Onzième, ici et maintenant ? questionna Dixan. Les messagers qui nous sont alloués changent régulièrement, mais les membres de la Onzième sont assez nombreux. Si Kaster était un membre de la Onzième il y a de cela... disons une petite dizaine d'années, te souviendrais-tu de lui ? S'il s'était contenté de porter un message à ta Brigade ?

— Sûrement pas, reconnut Nakata. D'autant qu'à l'époque, je n'étais pas commandant... Alors, pour toi, les membres de la Brigade Oraculaire sont d'anciens membres de la Onzième ?

— Cela expliquerait pourquoi Istios connaît Kaster, en tout cas, souligna son vis-à-vis.

— Reste la question de l'information. Comment un membre de la Onzième Brigade aurait-il pu aller à la rencontre de Kaster au moment opportun, récupérer son compte-rendu, le rapporter à l'Oracle, puis revenir à la hauteur de Kaster pour lui porter de nouvelles directives pendant que nous étions à Kalk Azon ?

— Je crois qu'aucun membre de la Onzième Brigade n'a eu besoin de contacter Kaster, répliqua simplement Dixan.

Nakata ouvrit la bouche ; puis il opina du chef avec lenteur, semblant comprendre où le raisonnement de son ami se dirigeait. Il y avait, bien sûr, des myriades de zones d'ombre qu'ils n'étaient pas encore en mesure d'éclaircir ; concernant l'Oracle, concernant la Onzième, concernant la Brigade Oraculaire, concernant leur propre situation également. Mais s'il y avait bien une théorie qui permettait d'en élaguer un grand nombre, c'était celle-ci...

Les membres de la Brigade Oraculaire disposaient de leur propre moyen de communication avec l'Oracle. Peut-être dans un sens, peut-être dans l'autre... peut-être dans les deux. L'Oracle était peut-être, en ce moment-même, en train de dicter sa conduite à Kaster.

Dixan, avec quiétude, mit alors des mots sur les doutes qui commençaient à éveiller en Nakata un profond sentiment de malaise.

— Notre accablement dont parlait Istios, dont il voulait qu'on se sépare avant d'agir, de peur que le Roi ne l'utilise contre nous... et si c'était Kaster ?

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