Chapitre 70

Lorsqu'Istios se posa dans la cour de la forteresse, un comité d'accueil conséquent s'était formé et avait suivi la fin de son vol du regard. Tout enrubanné qu'il était dans ses peaux et ses tissus, on devinait qu'il avait compris que le Pic Zygos réservait à ceux qui osaient le braver une hospitalité particulièrement frigide ; mais nul n'osa en rire, et certainement pas lui, dont le visage sombre revêtait des traits tirés. Tout portait à croire qu'il avait réalisé le trajet depuis Corgenna d'une traite... ce qui, bien sûr, n'était pas sans rajouter une dose généreuse d'inconfort aux combattants des Brigades.

Il échangea avec Erik, qui s'était porté au-devant de la foule afin de l'accueillir, un bref salut militaire et une poignée de mains avant que les deux hommes ne prennent silencieusement le chemin du donjon principal. Leurs compagnons se mirent promptement en route, sur leurs talons ; tous étaient trop anxieux pour rater cette réunion qui s'annonçait. Lorsqu'ils pénétrèrent dans le hall, ils retrouvèrent ainsi les derniers individus qui manquaient alors à l'appel ; Nakata, Laley, Dixan, Aiz, Kurl et Kaster, lequel était toujours soigneusement attaché à une colonne de pierre massive. Une odeur pestilentielle commençait à se dégager de ses vêtements, signe qu'il ne s'en était pas délesté depuis quelques jours ; en fait, on le détachait simplement pour lui permettre de faire ses besoins, de manger et de boire. Il passait le reste du temps dans cette position inconfortable, le dos malmené par la colonnade de pierre qui filait haut, jusqu'au plafond voûté de cette pièce aux dimensions gargantuesques.

Lorsqu'il aperçut ces individus fameux dans un coin de la pièce, Istios se figea et les darda d'un regard surpris. Il retrouva bien vite ses traits las, son expression impénétrable, et tous comprirent, si cela n'était pas déjà fait, qu'il ne s'était pas déplacé par amitié ; il était là pour remplir une mission, purement et simplement. On prenait encore place autour de la grande table qu'on occupait habituellement lors des repas qu'il extirpa de sa tenue ample à l'excès un parchemin enroulé, portant le sceau de l'Oracle ; sceau qu'il brisa, parchemin qu'il déplia avant d'entamer sa lecture d'une voix claire.

— Par décret de Sa Majesté Deny Ier, sont retenus prisonniers à Corgenna la Commandante de la Huitième Brigade Royale de Balhaan, Lida, ainsi que ses deux subordonnés, Rolan Montfaillant et Jade Delistel. Ils y seront retenus captifs jusqu'à nouvel ordre, ou jusqu'à ce qu'un procès concernant les exactions commises par les commandants Nakata, Aiz et Dixan soit tenu à Corgenna, sous autorité royale. Sont ainsi sommés de se rendre à Corgenna les trois commandants susnommés, ainsi que toute personne ayant volontairement pris part à leur excursion en terres kaloises. En cas de désobéissance, ils seront traités comme des ennemis de la nation et, par conséquent, défaits de leurs titres et responsabilités. Ils seront honnis et condamnés à mort, traqués par les Brigades Royales de Balhaan jusqu'à leur exécution.

Le silence revint, lourd, pesant ; Dixan s'était renfrogné, Aiz ne laissait filtrer de ses émotions que son indolence habituelle, Nakata affichait un sourire crispé. Outre cela, il était difficile de savoir à quoi pensaient les trois commandants ; toujours était-il que ce ne furent pas eux qui rompirent le silence, mais Istios lui-même. Froid et sec comme le vent qu'il avait bravé, il darda Erik d'un regard empli d'une certaine défiance et le questionna sans ambages.

— A quoi avez-vous joué, bon sang ? Prendre l'initiative d'attaquer le Royaume de Kale, et ce aux côtés de commandants qui ne devraient même pas se trouver dans les parages... Avez-vous perdu la raison, tous autant que vous êtes ? Le deuil vous a-t-il affligé au point de vous rendre stupides ?

— Il y a beaucoup de choses que vous ignorez, Istios, répliqua Erik sans chercher à se montrer hostile en retour. Beaucoup de choses qu'il vaut mieux continuer à taire.

— Beaucoup de choses qui justifient que cet homme mente à son Roi, auquel il a pourtant prêté serment ?

L'interrogation virulente fut jetée en direction de Nakata par un Istios qui, manifestement, commençait à enrager ; le chevalier blond arqua un sourcil, vaguement étonné par cette charge frontale, mais ne répliqua guère. Une fois de plus, ce fut à Erik de s'en charger, pendant que la majeure partie de ses compagnons suivaient la scène sans développer la moindre intention d'y prendre part.

— Nous n'avons pour l'instant rien entrepris à l'encontre de Sa Majesté. Et il n'était pas prévu que cela change.

— Heureusement, souffla Istios. Si vous obéissez, vous pourrez peut-être vous en sortir avec un simple rappel à l'ordre. Le contexte politique ne permet pas à Sa Majesté de se montrer trop dur, et vous avez au moins eu le mérite de défaire le Royaume de Kale...

— Nous n'obéirons pas, trancha Sylas.

Le messager tressaillit en entendant, pour la première fois, la voix glacée du bretteur. Le regard dédaigneux que ce dernier lui destina le fit douter ; et, l'espace d'un instant, il crut que l'épéiste, en plus de montrer les crocs, n'allait pas tarder à s'en servir. Fort heureusement, il n'en fut rien : il se contenta de démontrer son intelligence en désignant Kaster d'un geste du menton.

— Vous ne nous demandez pas pourquoi nous retenons captif un membre de la Brigade Oraculaire ? Peut-être parce que vous ne savez pas comment réagir de façon naturelle, pas vrai ? Vous le connaissez, après tout. Comme vous connaissez son rôle.

— Oui, admit Istios avec amertume, je le connais. Mais vous, vous n'avez pas à le connaître. Votre mission et la sienne n'ont pas à évoluer de concert...

— Il a tué Lani et Nilly. Ce fils de chien les a exécutées, toutes les deux, rugit Amara en bondissant de sa chaise et en frappant la table du plat de ses mains. Et tu voudrais qu'on aille supplier le Roi de bien vouloir nous pardonner ? Tu voudrais qu'on s'excuse ? Pourquoi, au juste ? Avoir mis un terme prématuré à la guerre que le Royaume de Kale entendait nous mener ? Avoir prémuni la Neuvième des dommages qu'aurait causés une autre tentative d'invasion sur leurs terres ?

Les larmes aux yeux, Amara avait vociféré sa tirade sans prendre jamais la peine de récupérer son souffle ; elle avait asséné question sur question tandis qu'Istios, troublé, prenait difficilement la mesure des premières informations qu'elle lui avait expédiées au visage. Lani et Nilly étaient mortes... et, manifestement, il l'ignorait. Livide, déconfit, il mit un temps avant de retrouver un tant soit peu de contenance ; bouche bée, les bras ballants, il détailla l'assemblée d'un regard plus attentif et découvrit la morosité, la tristesse qui dévoraient les uns, étreignaient les autres. Finalement, il balbutia d'une voix faible et mal assurée quelques mots maigres, mais porteurs d'une franchise et d'un regret limpides.

— Je... je l'ignorais... Je suis... navré. Mes condoléances...

— Nous ne t'en voulons pas, Istios, répondit Silvia avec clarté. Nous allons effectivement nous rendre à Corgenna, parce que nous avons des réponses à obtenir. Nous devons nous entretenir avec le Roi. Tu peux lui porter ce message.

— Est-ce que vous... entendez combattre ?

— Cela ne dépendra pas de nous, rétorqua la bretteuse.

Il prit acte de cette réponse intransigeante et opina du chef avec douleur ; puis son regard balaya l'assemblée, une fois de plus, s'attardant momentanément sur les cinq Orphelins qui étaient restés à l'écart. Après un instant de réflexion que nul ne chercha à troubler, Istios leur glissa finalement quelques mots.

— Avant de vous rendre à Corgenna, prenez le temps... prenez le temps de vous délester de votre accablement. J'ai peur qu'il obscurcisse votre jugement, qu'il vous pousse à la faute... qu'il... qu'il donne des armes à Sa Majesté.

Sans vraiment leur laisser l'opportunité de répondre, le messager fit volte-face et se dirigea vers la sortie. Les membres de la Huitième se contentèrent de le suivre du regard, ébranlés par cette confrontation inattendue avec un homme qu'ils avaient toutes les raisons du monde de respecter ; il les avait aidés à tenir contre les automates, après tout... Et il était celui qui était allé chercher l'aide de Merogor, par ailleurs. A bien des égards, ils lui devaient leur survie.

— Vous voyez ? Même lui le dit ; les Brigades Royales n'ont pas besoin de tout savoir, ricana Kaster. Il est normal que vous ne connaissiez rien de la Brigade Oraculaire. Vous n'êtes pas les seuls à avoir droit à un traitement de faveur...

— Oh, par pitié, la ferme, toi, répliqua Nakata en levant les yeux au ciel.

Il obtempéra, mais pas sans conserver un sourire sardonique pendu aux lèvres ; il semblait jubiler... mais cela fut de courte durée. Après un instant supplémentaire de silence, Dixan se redressa soudainement. Le prisonnier lui jeta un regard en biais, un peu surpris par une réaction aussi impulsive de la part de ce commandant qui, habituellement, semblait être si prompt à conserver son sang-froid.

— Il y a quelque chose... Quelque chose que je dois vérifier. Nakata, viens avec moi.

— Hein ? Vérifier quoi ?

— Pose pas de question. Viens, c'est tout, lui ordonna son ami avant de déserter le donjon principal.

Après un haussement d'épaules nonchalant, le lumineux épéiste quitta à son tour l'endroit, laissant au reste de la bande le devoir de veiller sur Kaster. Ce dernier, interrogatif, suivit le départ des deux commandants du regard sans chercher à se faire entendre davantage ; loin de lui l'envie de continuer à courroucer ses hôtes, dans la mesure où ceux-ci n'étaient déjà pas des plus tendres...

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