Chapitre 7


La stupéfaction se lisait allégrement sur les traits d'Akis ; du côté de ses parents, c'était plutôt l'incompréhension qui prédominait. Comment avaient-ils pu arriver à une telle situation ? L'Oracle ne se trompait jamais, certes, ou du moins en avait-il la réputation... mais comment croire que la destinée de ce rouquin malhabile était de servir les Brigades Royales pendant de nombreuses années ? Il était si éloigné des standards du milieu que nul n'aurait pu parier sur lui en voyant la Huitième Brigade réaliser sa halte à Aville...

Et la bravoure, elle non plus, n'était pas au nombre de ses qualités. En constatant qu'on souhaitait l'affubler de cet honneur écrasant, Akis ne mit pas longtemps à se remémorer que le rôle de membre des Brigades Royales était peu ou prou assimilable à celui de guerrier. Or, il n'était pas exactement un féru de la bagarre, sous toutes ses formes... Avec appréhension, il se mit à songer aux quelques combats qu'il avait été forcé de livrer contre des jeunes de son âge, quand ses facéties et ses étourderies lui causaient plus de désagréments qu'il ne l'avait mesuré initialement : à chaque fois, il finissait par mordre la poussière. D'ailleurs, ce bon vieil Oscar n'y était pas pour rien... La plupart des gamins ne rechignaient jamais à faire appel à leur Cydylaïn pour venir à bout de leurs juvéniles opposants. Comment Akis pouvait-il espérer mettre à profit un caméléon, dont le trait de caractère principal était de paresser à longueur de journées ?

Une fois de plus, il balada son regard sur les visages des membres de la Huitième Brigade Royale de Balhaan, avec une certaine incrédulité. Puis il commença à articuler une première réponse, non sans effroi : ses parents le suivirent de près, et Rolan comprit que la tâche qui l'attendait était potentiellement encore plus âpre qu'il ne l'avait imaginé a priori.

— Oh, oh, attendez, je suis pas un combattant, moi ! Je sais même pas monter à cheval, je sais pas cuisiner, je sais rien faire du tout !

— Il a raison, Sire, fit sa mère, reconsidérez votre proposition, je vous en conjure !

— C'est vrai, confirma son père, il est vraiment un bon à rien !

— Ouais, carrément, abonda Akis avec énergie.

Puis il se retourna en direction de son père en lui jetant un coup d'œil outré ; en réponse, son géniteur se contenta de hausser les épaules nonchalamment. Tristement, le garnement d'Aville n'avait pas grand-chose à dire pour sa défense : ce caractère de bon-à-rien, c'était précisément ce qui lui avait permis de mener sa barque sans encombres jusqu'à présent. Une vie de paresse, voilà tout ce à quoi il aspirait... Force était d'admettre que cette vie de paresse ne lui serait probablement pas octroyée s'il acceptait de prêter sa force aux Brigades Royales de Balhaan. Il se voyait déjà épée au poing, le front ruisselant de sueur, le souffle haletant, une forêt de brigands se dressant sur sa route et s'apprêtant à l'écarteler sauvagement... Il réprima un frisson d'horreur à l'instant où Rolan changeait sa hallebarde d'épaule : le chevalier n'arriverait à rien s'il essayait de se confronter à ses trois interlocuteurs simultanément, aussi décida-t-il de prendre les parents du jeune à part, de façon à pouvoir librement appuyer sur leurs cordes sensibles.

Parce que Rolan avait rapidement compris, grâce à son don, que les armes qui se trouvaient à sa disposition n'étaient pas les mêmes en ce qui concernait Akis et en ce qui concernait ses parents. Chez lui, c'était l'oisiveté qui prévalait ; chez eux, l'espoir ineffable de pouvoir mourir sereinement, en ayant la certitude que leurs disparitions ne signeraient pas sa fin prématurée à lui. En l'état, il était absolument inenvisageable qu'Akis puisse, du jour au lendemain, subvenir à ses propres besoins : il n'était même pas capable de préparer une omelette sans se brûler la moitié des doigts...

Aussi le chevalier attira-t-il à lui les deux parents du marmot flegmatique ; une fois cela fait, il ne manqua pas de leur chuchoter quelques mots calculateurs et sournois.

— Réfléchissez, Madame, Monsieur. Souhaitez-vous l'avoir sur le dos jusqu'au crépuscule de vos vies ? Il est devenu un jeune homme, il est temps qu'il prenne son envol.

— Certes, fit mollement son père, mais les Brigades Royales ? Enfin, mon garçon n'a rien d'un soldat, cela saute aux yeux...

— Pour l'instant, oui. Mais il n'y a encore que quelques mois, Jade, la jeune aux cheveux auburn qui se trouve dans mon dos, n'était qu'une demoiselle de belle famille.

Un mensonge pour une vérité. Certes, Jade était issue d'une famille prestigieuse ; son nom, Delistel, en témoignait assez allégrement. Néanmoins, force était d'admettre qu'elle avait en tout temps et à tout âge été formée au maniement des armes. La taille de ses biceps, a minima trois fois plus massifs que ceux d'Akis, et son visage juvénile eurent manifestement tôt fait de tuer cette réticence-là dans l'esprit du père d'Akis : ce dernier reconsidéra son rejeton d'un coup d'œil dubitatif, puis maugréa sans conviction.

— Bon... peut-être, oui...

— Enfin, tu plaisantes, s'offusqua sa femme. Ce n'est pas question que de combattre : il n'a simplement jamais voyagé seul !

— Madame, avec tout le respect que je vous dois, croyez-vous réellement qu'il puisse dénicher une autre opportunité de s'extirper de sa situation actuelle ? De cesser d'être un poids pour vous ? Il ne voyagera pas seul, mais en notre compagnie. Et puis, nous avons notre forteresse au sommet du Pic Zygos : les apprentis y demeurent souvent.

— Je n'arrive pas à croire que vous puissiez vouloir amener mon petit Akis dans un lieu aussi inhospitalier... Le froid le tuera ! Et si ça n'est pas le cas, l'altitude ou les loups s'en chargeront tôt ou tard !

— Chérie, je comprends tes réticences, protesta faiblement son mari, mais il a raison... Il ne s'endurcira jamais à Aville ! Il n'y fera jamais rien de productif, à moins que nous ne nous résignons à le chasser de chez nous...

— Pour qu'il dorme dans les rues, s'exclama-t-elle horrifiée. Ça, non, jamais de la vie !

— Dans ce cas, intervint Rolan, je me dois de vous rappeler qu'à nos côtés, il n'aura jamais à s'inquiéter de rien. Les Brigades Royales prennent en charge les frais relatifs à la vie de ses membres. Lorsque nous prenons la décision de nous retirer après une vingtaine d'années de service, le Roi nous octroie également la possibilité d'habiter une villa construite pour nous ; parfois, des serviteurs nous sont même offerts en récompense de nos bons et loyaux services...

Cette fois, c'était la vérité la plus stricte dont il faisait état. Cela avait par exemple été le cas de Gary, leur dernier compagnon à avoir pris sa retraite : il coulait depuis quelques années des jours paisibles en bord de mer, avec un jeune couple à ses côtés pour répondre soigneusement au moindre de ses besoins. En l'occurrence, ce vieux briscard n'était pas un exemple de nonchalance, et il passait sans doute le plus clair de son temps libre à cultiver son potager ou à chasser dans les forêts qui entouraient le village où il avait élu résidence, mais rien n'empêchait les anciens membres des Brigades Royales de paresser jusqu'à ce que la mort les emporte...

En revanche, ce que Rolan se garda bien de révéler, c'était qu'il était inenvisageable pour un membre des Brigades Royales de prendre sa retraite avant a minima une quinzaine d'années de loyaux services : en l'occurrence, en ce qui concernait Akis, il avait mille fois le temps de mourir sous un éboulement du Pic Zygos ou de se rompre la nuque en tombant à cheval, à en croire sa maladresse évidente.

— Bon... peut-être, commença à admettre sa mère à contrecœur.

— Réfléchissez-y, Madame. Avez-vous envie de vous occuper de son linge sale jusqu'à votre trépas ?

C'était un coup bas, mais il n'avait pas d'autre choix que celui d'enfoncer le clou. Impitoyable, Rolan fit donc appel à cette lâcheté profondément immorale qui traversa l'esprit de la mère d'Akis en y ancrant une certitude dorénavant indéboulonnable : non, ce n'était pas envisageable. Elle ne pouvait plus se permettre de souffrir de le voir revenir, couvert de boue, sinon d'excréments. Elle n'en pouvait plus de récurer ses chausses, toutes plus souillées les unes que les autres, afin de le rendre aussi présentable que possible...

Les deux parents d'Akis se retournèrent en direction de leur progéniture ; sur le visage de ce dernier, demeuré pudiquement en retrait jusque-là, s'installa alors l'expression d'une crainte plus pure que l'eau des glaciers. Il balbutia quelques mots, qu'ils balayèrent vicieusement : le rapport de force commençait à s'inverser, et Rolan esquissa un sourire d'ores et déjà victorieux. La première manche était à lui.

— Papa... Maman... Vous n'avez pas changé d'avis, pas vrai ?

— Eh bien, fiston, réfléchis un peu... Tu n'as jamais voulu travailler, pas vrai ? Les Brigades Royales, ça n'est pas vraiment un travail à proprement parler... Pas de labeur, pas de corvées...

— Et puis, pense un peu au prestige, Akis ! Tu serais l'un des individus les plus respectés de ce pays. Ce n'est pas formidable ? On ne peut pas refuser une telle proposition... La plupart des enfants d'Aville mourront de jalousie quand ils apprendront que tu as rejoint la Huitième !

Son père et sa mère appuyèrent tour-à-tour sur des points susceptibles de faire vaciller sa détermination ; mais ce fut bien Rolan qui lui porta l'estocade finale. Après être passé entre les deux parents du garnement, il vint se planter face à celui-ci et déposa sur son épaule une main compatissante. Dans son dos, Malir comme Keylan affichèrent un air sournois : ils appréciaient toujours ce genre de spectacles, tant Rolan y excellait indubitablement. Les autres membres des Brigades semblaient en revanche plus mitigés : la manipulation était grossière, et assurément pas très glorieuse... Mais pour Lida, le plus important était encore que les négociations réussissent, à n'importe quel prix.

— Je comprendrais que tu préfères rester à Aville, jeune homme. Après tout, cette bourgade est paisible... calme... Il ne s'y passe rien. On y vit et on y meurt dans l'anonymat. On n'y goûte aucun plat plus exotique que ces cailles rôties qu'on nous a offertes. On n'y boit rien de plus fort que la bière amère dans laquelle nous avons trempé nos lèvres. C'est une vie morne mais sereine et certaine qui t'attend là. Sans vague, sans surprise. Une vie sans saveur, mais une vie sérieuse. Tu pourras trouver un travail, construire ta maison, élever des enfants, un chien, t'occuper de quelques brebis... Puis tu mourras, et on t'oubliera. C'est ça, la vraie vie, dans le fond. N'être rien de plus qu'une poussière négligeable... Je respecte ton humilité, vraiment.

Si Akis sembla dans un premier temps jubiler en comprenant que Rolan cédait du terrain et s'apprêtait à capituler, il fut finalement bouche bée lorsque la litanie du vieux chevalier s'étira et traina en longueur. Tant et si bien que lorsque le doyen de la Huitième parvint à sa conclusion, le rouquin n'était lui-même plus totalement certain de ce qu'il était censé penser à propos de la tentative de recrutement dont il faisait l'objet ; dubitatif, il acquiesça sans grande conviction.

— Oui, voilà, je suis travailleur, moi... Ce serait... Trop... Trop ennuyant pour moi, d'être un membre des Brigades !

— Je comprends, mon garçon. Ton dévouement est honorable. Tu n'as pas la bonne mentalité pour nous rejoindre, c'est incontestable.

— Comment... comment ça, répondit Akis qui flairait une réalité pudiquement tue.

— Eh bien, comme toutes les Brigades Royales, la Huitième a tous les droits. Il nous suffit de demander une armada de serviteurs pour que le Roi consente à nous l'octroyer. Nous le représentons, après tout. Je comprends qu'un tel traitement de faveur ne soit guère compatible avec ta droiture morale.

C'était là. C'était maintenant. Le moment où l'incertitude basculait, une bonne fois pour toutes. Le moment où toutes les réticences d'Akis s'évaporaient. Alléché par la perspective d'une vie de grand prince, le garnement se redressa de tout son long ; dans le même temps, Lida s'apprêta à quitter la taverne en énonçant de sa voix sévère :

— Si tu refuses de nous accompagner, soit. Tu peux rester aux côtés de tes parents, Akis. Bonne continuation. Venez, vous autres. Nous devons nous mettre en route.

Les uns après les autres, les membres de la Brigade quittèrent leurs chaises en grommelant, mécontents de devoir lever le camp aussi brusquement ; quelques-uns jetèrent une œillade à Akis, lequel ne tint pas longtemps. Après un moment de silence, il fit demi-tour et posa son regard sur la silhouette de Lida, qui s'éloignait pas à pas : il avait enfin pris sa décision.

— Je... Non, je veux venir avec vous ! Laissez-moi être un membre de la Huitième Brigade, s'il vous plaît !

Erik et Rolan sourirent avec amusement ; Andrek, assurément attendri, tapota l'épaule d'Akis en passant à sa hauteur. Sylas et Keylan soupirèrent en levant les yeux au ciel, d'ores et déjà lassés des frasques que cette nouvelle recrue ne manquerait pas de leur imposer. Malir, enfin, ricana en songeant que ce marmot maladroit allait forcément avoir une influence considérable sur l'ambiance qui enveloppait leur petit groupe : il était improbable que sa présence soit aussi discrète que celle d'Andrek, ou aussi studieuse que celle de Jade.

Lida marqua un arrêt, et réalisa un quart de tour, en plantant son regard dans celui d'Akis ; les quelques mots qu'elle décocha à son attention ne manquèrent pas d'acter cette réalité rendue désormais indélébile.

— Dans ce cas, hâte-toi, apprenti. Nous partons.

Pour le meilleur comme pour le pire, la Huitième Brigade de Balhaan venait de recruter un cinquième apprenti. 

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