Chapitre 68
Leur dernier adversaire venait de capituler ; complètement surclassé par Aiz, Kaster n'avait d'autre choix que celui de rendre les armes. Dixan ne tarda guère à s'extirper de l'entrepôt depuis lequel il avait également offert à Resha son coup de grâce. Un simple regard lui permit de comprendre que son aîné avait la situation bien en mains ; alors il retourna dans l'entrepôt pour contraindre Amara et Akis à quitter les lieux, les deux jeunes soldats étant encore trop choqués pour pouvoir le faire par leurs propres moyens. Nakata, Andrek et Sora leur parvinrent dans la foulée ; et les deux derniers, mortifiés par leur sordide découverte, eurent besoin de plusieurs minutes pour enregistrer ces faits d'une violence inouïe.
Nilly et Lani n'étaient plus. L'une comme l'autre avaient été tuées par Kaster, cet individu louche qu'ils avaient choisi d'épargner pendant leur traversée des montagnes kaloises. Leur culpabilité ne put les empêcher de développer une pensée malade, malade d'une haine indicible : c'était leur caractère magnanime qui avait conduit leurs deux amies à leurs pertes.
Quelques chaînes permirent d'entraver Kaster comme il se devait. Le gigantesque Orphelin décida de ne pas le quitter d'une semelle ; le risque d'un baroud d'honneur suicidaire était trop grand, et compte tenu de la vitesse avec laquelle leur désormais prisonnier avait été susceptible d'ôter la vie de Lani, les commandants ne pouvaient décemment pas le laisser vaquer à ses occupations librement. Il serait maintenu sous bonne escorte jusqu'à ce que son sort soit fixé... et celui-ci ne promettait guère d'être clément. Erik, Silvia et Sylas seraient probablement du genre à s'en assurer ; après avoir été rejoints par Malir et avoir vérifié que personne d'autre ne se terrait dans le donjon principal, ils revinrent auprès des leurs et, à leur tour, eurent à affronter la vue des deux corps. On avait décroché celui de Nilly, et on l'avait allongé aux côtés de Lani ; mais les traits crispés et endoloris ne mentaient guère. Ce n'était pas une mort sereine qu'on avait daigné leur offrir là...
Alors on s'échina, toujours sans savoir ce qu'il était advenu de Lida et des autres, à creuser un trou. Deux tombes supplémentaires, aux côtés de celles de Merogor et de Keylan... Akis, Andrek et Malir, qui s'y consacrèrent tout du long, ne manquèrent pas de le faire en étant régulièrement secoués de sanglots. Nul n'ignorait que cet événement glaçant marquerait à tout jamais une bascule dans l'histoire de leur Brigade...
Et on n'avait jamais semblé aussi proche de la réalisation de la funeste vision de l'Oracle.
Puis on décida de se réunir dans le donjon principal. Kaster, qu'une poignée de chaînes lourdes entravait de la tête aux pieds, se contenta de suivre le mouvement avec docilité et amertume ; on lui avait bien sûr signalé que ses deux camarades avaient d'ores et déjà été défaits, et que nul n'accourrait pour lui prêter main forte.
— Dans ce cas, cette fois-ci, c'est la fin, s'était-il contenté de commenter avec dignité.
— Ce n'est pas à vous de le décider, le contredit alors Nakata. Cela dépendra de votre propension à nous donner les réponses que nous cherchons.
Kaster ricana en balayant l'assistance d'un regard méprisant ; puis il renifla bruyamment, cracha aux pieds du commandant de la Troisième Brigade et répliqua d'un air mauvais.
— Contrairement à vous, commandant Nakata, ma loyauté au Royaume de Balhaan n'est pas feinte. Je ne dirai rien.
Le commandant plissa des yeux d'un air suspicieux ; que sa véritable identité ait été éventée ne le surprenait guère, mais l'agressivité manifeste de son vis-à-vis, en revanche, et sa soi-disant loyauté à l'endroit du Royaume le décontenançaient forcément. D'autres des combattants étaient également dans son cas, comme Dixan et Silvia qui n'eurent néanmoins pas le cœur de continuer cet interrogatoire ; Amara, hors d'elle, leur coupa l'herbe sous le pied. Elle agrippa son chakram et fondit dans la direction de Kaster, non sans hurler d'une voix enragée.
— Peu importe, je vais te tuer !
Erik l'en empêcha, toutefois ; il expira un fin nuage qui vint envelopper la jeune femme au niveau de la taille et l'attira vers l'arrière, l'éloignant de leur ennemi en l'empêchant de lui porter atteinte directe. Elle tenta bien sûr de se débattre, mais capitula en constatant que d'autres de ses alliés, à l'instar d'Andrek, entreprenaient de lui barrer la route ; alors elle céda à ses émotions, les yeux débordant de larmes.
— Pourquoi ? Pourquoi Lani ? Elle était douce, bienveillante... Pourquoi elle ? Pourquoi pas moi ? Elle ne méritait pas ça ! C'est injuste...
— Rassure-toi. Je t'aurais volontiers fauchée à sa place, répliqua un Kaster décidément insensible.
Amara céda à ses sanglots ; Malir et Andrek l'enveloppèrent et l'amenèrent à quitter la pièce, conscients qu'elle ne saurait jamais recouvrer son sang-froid tant qu'elle serait amenée à côtoyer le meurtrier de son amie. Nakata, de son côté, tâchait de conserver les idées claires ; il reprit la discussion à son compte, ne laissant pas l'injustice de la situation obscurcir son jugement.
— Qu'est-ce qui vous a poussé à une telle violence ?
— Je ne vous répondrai pas, commandant.
— Où sont Lida, Rolan et Jade ?
— Je ne vous répondrai pas, commandant, répéta Kaster inlassablement.
Nakata s'agaça de cette réponse mécanique, mais se contenta de s'asseoir en silence. Les autres combattants l'imitèrent, tantôt défaits par cette journée éprouvante, tantôt songeurs et inquiets. Ils avaient déjà perdu deux des leurs ; l'idée d'en voir trépasser trois de plus ne les séduisait guère...
***
Plusieurs heures s'écoulèrent sans que la situation ne connaisse de remous significatifs. Amara parvint à retrouver son calme ; mais elle s'abîma dans la détresse émotionnelle que la disparition trop subite de Lani engendrait en elle. L'ensemble de ses compagnons partagea sa peine, mais elle demeura sourde à leurs élans d'affection, à leur solidarité ; tout son monde semblait s'effondrer sous ses pieds. Aiz, Dixan et Nakata demeurèrent constamment à proximité de Kaster, où Kurl, Silvia et Laley les rejoignirent régulièrement. Aucune de leur tentative d'amorcer le dialogue avec leur prisonnier ne fut fructueuse ; il se contentait de répéter la même phrase sempiternellement, avec cette obstination désabusée qui, il le savait, le conduisait tout droit vers la potence. On envisagea la torture pour tenter d'obtenir des aveux de sa part... mais personne ne trouva la force de franchir cette marche dangereuse.
Akis passa le plus clair de son temps avec Sora. Après que les deux corps aient été ensevelis, sans qu'aucune cérémonie n'ait été annoncée, personne n'ayant le cœur à organiser cela, les deux jeunes hommes tâchèrent de nettoyer les décombres causés par les différents affrontements. Ils n'échangèrent que quelques rares paroles, souvent futiles ; le natif d'Aville peinait à oublier la scène à laquelle il avait assisté dans l'entrepôt bien malgré lui. Et le sourire avenant de Lani ne cessait de le hanter, l'empêchant de fermer l'œil au cours de la nuit qui suivit...
Le lendemain, tous se réunirent dans le hall principal où Kaster avait été attaché contre un poteau ; sa faculté à se changer en lames contraignaient ses hôtes à le surveiller de près, et plusieurs tours de garde s'étaient succédés pour permettre à tout un chacun de se reposer convenablement. Laley s'était réveillée, et on s'était chargé de lui raconter tout ce qu'elle avait à savoir ; vint alors le moment de prendre une décision, quand bien même l'ensemble des esprits demeuraient léthargiques, embrumés par le chagrin ou la colère.
— Nous devons le tuer, imposa Nakata, implacable.
— Il a peut-être des informations... commença Erik avec lenteur.
— Il en a sans doute. Mais il ne le nous les livrera pas. Pour l'instant, Aiz, Dixan et moi pouvons le tenir à l'œil... mais qu'adviendra-t-il si certains de ses alliés nous ont échappé ? Ils étaient trois ; ils pourraient être plus nombreux. S'ils viennent et tentent de le libérer, et s'il profite de cette agitation pour nous attaquer par surprise, que ferons-nous ? Je regrette même que nous ne l'ayons pas tué dans sa grotte.
— On ne pouvait pas savoir... rappela Laley non sans tristesse.
— On aurait dû.
Le rappel intransigeant de son commandant la poussa au silence ; les autres soldats l'imitèrent, désabusés dans l'ensemble. Finalement, Dixan s'adressa à Kaster, lequel lui jeta un regard suspicieux.
— Y a-t-il des questions auxquelles vous seriez susceptible de répondre, Kaster ?
— J'imagine. Pas dit qu'elles soient de nature à vous intéresser, cela dit.
— Après que nous soyons partis... Avez-vous contacté l'Oracle d'une façon ou d'une autre ?
On échangea à nouveau quelques regards dubitatifs ; puis on parvint à comprendre où Dixan voulait en venir, et on se pendit aux lèvres de Kaster, lequel, l'œil brillant, sembla à son tour comprendre le but qui se cachait derrière cette initiative ambitieuse.
— Vous ne me ferez pas dire que l'Oracle a commandé tout ça.
— S'il ne l'avait pas fait, vous n'auriez aucune peine à nier cela plus frontalement, pas vrai ?
— Très bien. Je n'ai pas contacté l'Oracle après votre passage dans les montagnes. Est-ce suffisamment frontal pour vous ?
L'Orphelin opina du chef avec rigidité ; puis il reprit, constatant que son interlocuteur se faisait manifestement plus bavard dès lors qu'ils cessaient de s'intéresser aux raisons qui figuraient derrière ses cruels agissements.
— L'Oracle vous a-t-il contacté après notre départ ?
Cette fois-ci, son interlocuteur eut un instant d'hésitation ; puis son silence, buté, précéda une réponse qui l'était tout autant.
— Je ne vous dirai rien à ce sujet.
— Qui est donc lié aux actions entreprises contre nous.
— Allez savoir.
— Tu penses que l'Oracle a commandité tout cela ? interrogea Kurl, abasourdi.
— Vous en êtes-vous pris à Lida, à Rolan et à Jade, Kaster ?
— Peut-être.
— Non. Ils n'étaient déjà plus là au moment où vous êtes arrivés, pas vrai ?
Le prisonnier se mura dans un silence éloquent ; Dixan opina du chef en comprenant qu'il avait visé juste. Nakata, Erik et Aiz le sollicitèrent du regard, ayant du mal à suivre son raisonnement sans informations supplémentaires ; il les leur donna sans pudeur, sans se soucier du fait que Kaster risquait d'adapter sa posture dans les discussions à venir afin de brouiller les pistes. Aux yeux du jeune commandant, il allait sans dire que le prisonnier n'avait déjà plus la moindre valeur.
— S'ils avaient tous les trois été chargés de s'en prendre à Lida, à Jade et à Rolan... Certes, ils auraient pu les surprendre ; mais les prendre par surprise, c'est autre chose. La situation aurait déstabilisé Rolan... mais il aurait pu la lire, malgré tout, dans leurs esprits. Et je vois mal comment ces trois-là auraient pu, avec ou sans Cydylaïn pour les accompagner, inquiéter Lida. Elle n'en aurait fait qu'une bouchée. L'odeur de Nilly captée par Andrek dans les montagnes, également, en dit long. Pourquoi Lida l'aurait-elle envoyée dans les montagnes sans escorte ? Sans savoir où nous étions, et si nous étions nous-même en sécurité ? Les chances qu'elle tombe sur un os étaient élevées. Trop élevées pour qu'elle s'y soit résolue sans y être contrainte.
— Lida et les autres ont été attaqués d'abord, réalisa alors Nakata. Ils ont ouvert la voie à Nilly pour qu'elle nous avertisse ; mais, sur le chemin, elle est tombée sur Kaster qui a décidé de la tuer. Puis il a reçu un ordre... Et il a agi en conséquence, pour nous nuire.
— Minute, les coupa Erik, dans ce cas, où sont ceux qui s'en sont pris à Lida, à Rolan et à Jade ?
— Partis, asséna Dixan froidement. Avec eux trois. Lida ne peut pas être vaincue ; mais Rolan et Jade, c'est une autre histoire. Leurs adversaires auront réussi à les prendre en otage. A partir de là, Lida aura déposé les armes... Tous les trois sont sans doute retenus prisonniers quelque part. L'ordre donné à Kaster et à ses camarades n'a sans doute rien à voir. Le but était de nous affaiblir, à n'importe quel prix.
— Personne ne pourrait vaincre Lida et Rolan en combat singulier, souligna Nakata. Personne d'autre que des combattants des Brigades, en tout cas...
— L'Oracle a ordonné à une autre Brigade de venir chercher des réponses. En constatant que Lida, Nilly, Jade et Rolan étaient seuls, ils auront voulu les interroger, les réduire en captivité. Une bataille s'est engagée pour permettre à Nilly de nous rejoindre, ultimement perdue par la Huitième. Nilly, sur la route, a été attrapée et tuée par Kaster ; puis il a pris son corps, retrouvé deux de ses collègues, et ils ont fait route jusqu'à la forteresse pour s'y installer en attendant notre retour.
— Il n'y a qu'une Brigade qui pourrait obéir à de tels ordres sans les questionner, et surtout se résoudre à affronter Lida puis parvenir à l'emporter, répondit alors Nakata.
— La Première, confirma Dixan en opina du chef. Salomon connaît probablement tout des compétences des membres de la Huitième. Sidoni est la commandante la plus fidèle à l'Oracle et au Roi. Tout concorde.
Le silence revint à la charge, les abandonnant à leurs pensées glacées d'effroi.
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