Chapitre 63


Ils reprirent la route dès l'aube, le lendemain, l'esprit encore partiellement embrumé par les excès de la veille. Alcool et félicité furent leurs compagnons de route pendant les premières heures de randonnée, et les contraignirent à marquer plus d'un arrêt le temps que tout un chacun ait l'opportunité de dessaouler pour de bon. Leur rythme de progression, ainsi, se fit des plus incertains jusqu'à ce que la nuit ne se mette à tomber ; et puisqu'il leur restait encore une bonne heure de marche avant d'atteindre les cavernes qu'habitaient Resha et Kaster, ils décidèrent de marquer là une première halte, le temps d'une nuit. Les vivres emportés de la forteresse de Kalk Azon leur furent d'un grand secours pour recouvrer des forces, et les tours de garde furent désignés à main levée. Lorsqu'on se fut acquitté de toutes ces encombrantes formalités, on sombra tour à tour dans un sommeil lourd et rassérénant, à la faveur d'une lune pleine, d'une nuit claire et chaude, d'un feu crépitant doucement et du hululement des chouettes.

Akis écopa du dernier tour de garde, en compagnie de Malir et d'Andrek. Ils commencèrent à préparer le repas matinal, bien plus frugal que celui de la veille au soir, et préparèrent les destriers tandis que leurs collègues s'étiraient encore paresseusement. Il semblait évident à tout un chacun que ces quelques jours de transition qui séparaient leur victoire face à l'armée du Royaume de Kale de leur retour à la forteresse du Pic Zygos étaient placés sous le signe de l'insouciante promenade ; aucun ennemi ne menaçait dans leur dos, et le goût euphorique du succès était encore trop prégnant pour qu'ils ne puissent s'en retourner à l'austérité qu'ils auraient pourtant dû afficher constamment. Seule exception notable : Nakata, pour une fois, était assurément le plus sévère d'entre tous. Ses dernières interactions avec Dixan avaient viré court, tous avaient été en mesure de le notifier limpidement, et ses pensées étaient manifestement accaparées par l'après. Il était néanmoins difficile de lui en vouloir : si toutes ses théories les plus funestes s'avéraient exactes, alors les péripéties qui les attendaient n'avaient rien de commun avec cette cohorte impressionnable que le natif d'Aville avait pu traumatiser aisément.

Puis on reprit la route, lentement. On savait qu'on aurait encore une pause à réaliser une fois parvenu aux pieds des cavernes où se terraient les deux membres de la Brigade Oraculaire. Quant à ce qu'on allait bien pouvoir y faire, nul n'avait encore formulé de réponse définitive. Il allait sans dire que la seule issue qui était susceptible de convenir à tout le monde était encore d'amener Kaster et Resha au pic Zygos, où on aurait l'opportunité de les soumettre au jugement de Lida ; cette dernière, extérieure à toute cette expédition, serait sans doute à même de trancher avec pragmatisme. Dans le meilleur des cas, on pourrait leur fournir des vivres et du matériel pour faciliter leur retour jusqu'aux grottes ; dans le pire, on les conserverait sous garde rapprochée jusqu'à ce que l'Oracle et le Roi en dévoilent davantage à leur sujet. L'idée d'exiger quoi que ce soit de la part des deux seuls individus qui se plaçaient théoriquement au sommet des Brigades avait de quoi angoisser Akis ; cela laissait présager d'un avenir trouble, pour lui comme pour le moindre de ses camarades...

— C'était par ici, pas vrai ? interrogea Sora en pointant du doigt quelques anfractuosités que l'on devinait dans la roche, à quelques centaines de mètres de là.

— Il me semble, opina du chef Akis d'une voix blanche.

— Encore un peu plus loin, je crois, rectifia Satin en relevant ses lunettes rondes du bout de l'index. Le chemin paraît plus long quand on le connaît déjà.

— C'est très joli, lui répondit Lani, mais tu es sûr de ça ?

— Pas du tout, rétorqua-t-il avec un rire spontané. Ça m'est venu comme ça. J'ai dû le lire quelque part...

Son érudition amusa une poignée de ses pairs, qui sourirent avec bonhomie ; les autres se focalisèrent plutôt sur leur progression, en notant avec appréhension que Kaster ne se trouvait nulle part. Avait-il raté leur approche, lui dont la mission était pourtant de veiller au grain à chaque passage humain ? Dormait-il ? Chassait-il ? Pêchait-il ? Ou bien s'était-il carapaté dès qu'ils avaient eu le dos tourné, les pensées braquées sur la forteresse de Kalk Azon ? Après tout, Nakata s'était montré outrancièrement hostile au cours de leur première rencontre... Le membre de la Brigade Oraculaire avait bien pu craindre pour sa vie, et pour celle de son Cydylaïn. Il avait peut-être jugé judicieux de s'éloigner du secteur pendant au moins quelques jours... Si tel était le cas, il risquait d'être déçu : avec Andrek dans leurs rangs, les combattants risquaient de n'avoir aucun mal à lui mettre le grappin dessus.

Andrek qui, par ailleurs, marqua un arrêt inopiné en contraignant ceux de ses camarades qui le suivaient à l'imiter ; plusieurs s'étonnèrent de son immobilisme, à l'instar d'Amara, qui le héla franchement.

— Tu peux pas vraiment hésiter sur la direction, Andrek, on ne peut aller que tout droit !

Quelques rires lui répondirent ; mais la plupart moururent dans les gorges des membres des Brigades lorsqu'ils se rendirent compte qu'Andrek semblait s'être ratatiné sur la selle de son cheval. Exsangue et transpirant, il prononça quelques mots que tous eurent du mal à digérer.

— Je... Je pensais me tromper, mais... Il y a deux odeurs en plus de celle de Kaster. Celle de Nilly... et celle de la mort.

Des regards tantôt étonnés, tantôt catastrophés fusèrent de part et d'autre de la colonne ; on chercha à découvrir qu'il s'agissait là d'une plaisanterie d'un bien mauvais goût, mais on n'obtint aucun indice qui le laissait penser. Pire encore : Andrek n'était pas vraiment connu pour être capable de réaliser ce type de coups fumeux... Après la disparition tragique et encore trop fraîche de Keylan, personne ne l'était, d'ailleurs ; alors on se redressa et on tâcha de tendre l'oreille, soudain nerveux. Lani se porta à la hauteur de son camarade et le foudroya d'un regard impétueux ; il le soutint, non sans fébrilité.

— Qu'est-ce que tu racontes ? Ça n'a aucun sens ! Nilly devait rester à la forteresse avec Rolan... C'est Lida et Jade qui devaient venir, et... la mort ? Enfin, Andrek, reprends-toi ! Sûrement juste une charogne dans un buisson...

Lui-même semblait être plus déboussolé que le moindre de ses camarades ; aussi n'insista-t-elle pas, se tournant plutôt vers Erik, à la recherche d'un soupçon de certitude sur le visage légèrement buriné du doyen de la bande. Ce dernier, malheureusement, n'avait aucune réponse définitive à lui soumettre ; aussi se racla-t-il la gorge, cherchant à chasser le malaise qui s'était insidieusement dévoilé au moment où les propos tenus par Andrek les avaient surpris.

— Nous sommes tous fatigués. Nous avons besoin de rentrer. Allons jusqu'aux cavernes, explorons-les. Retrouvons Kaster et continuons la route. Nul besoin de s'attarder par ici.

On acquiesça, plus ou moins mollement, et on reprit la route, avec cette appréhension croissante à laquelle les condamnait leur impuissance actuelle. Les odeurs captées par Andrek étaient-elles fantasmées ? Si non... que diable s'était-il passé, ici comme au Zygos ? A cette question, nul n'espérait obtenir de réponses ; pas même Dixan, Kurl, Laley et Nakata qui, bien qu'en retrait et étrangers à la Huitième Brigade, demeuraient attentifs à chaque bruissement, à chaque anomalie dans le décor qui aurait pu leur apporter un simulacre de certitudes.

La suite de la matinée fut, malheureusement, encore plus éprouvante... en cela qu'elle ne leur apprit rien. Strictement rien.

On chercha Kaster et Resha pendant plus d'une heure, en vain ; le Sciotum était encore là, mais ses deux protecteurs, quant à eux, semblaient s'être volatilisés. Les fragrances captées par Andrek n'étaient guère source de réconfort : elles semblaient s'éloigner, retourner en direction de Balhaan, du Pic Zygos, là où Nilly et les autres étaient censément en faction. On n'osa pas s'attarder, donc, en sachant pertinemment que quelque chose de terrible avait peut-être déjà eu lieu ; Andrek lui-même ne retrouva pas l'usage de la parole tandis qu'on s'offrait un repas à dos de cheval, tâchant de forcer l'allure pour compenser l'impression poisseuse que leur avait apposée cette cinglante douche froide.

Malheureusement, la bande fut bel et bien obligée de marquer une halte alors que la nuit tombait, et les empêchait de s'aventurer sur les sentiers gelés ; un campement fut installé à la hâte, et les mines, moroses, se contentèrent d'un autre repas englouti avant de sombrer dans un sommeil assurément moins reposant que le précédant. Akis lui-même ne parvint pas à fermer l'œil, rendu trop anxieux par toutes les interrogations que cette situation inédite suscitait en lui. Il entendit quelques-uns de ses pairs murmurer au plus sombre de la nuit, mais n'osa pas se joindre aux conversations, ayant peur d'entendre quelque chose qu'il aurait préféré ignorer. Malheureusement, toute sa candeur ne pouvait outrepasser le formidable pessimisme dont l'esprit humain accouche en de si sinistres occasions : si Nilly s'était aventurée jusque-là, et puisque Kaster et Resha étaient portés disparus... devaient-ils partir du principe que les deux membres de la Brigade Oraculaire s'étaient battus contre elle, ou contre quelqu'un d'autre l'ayant suivie ? Pourquoi ni Lida, ni Jade ni Rolan ne l'avaient manifestement accompagnée ? Et pourquoi, surtout, l'odeur de la mort recouvrait-elle tout, selon l'aveu d'Andrek ?

Ce dernier, d'ailleurs, n'avait rien pu avaler depuis de nombreuses heures. Il passa la nuit à tourner, à trembler, à souffler. L'odeur entêtante qu'il captait en continu l'empêchait de penser à autre chose qu'à Nilly ; et les inquiétudes rationnelles cédèrent bien promptement leur place à un effroi plus viscéral et obsessionnel. De telle sorte qu'il était le premier levé, le lendemain matin, lorsqu'on reprit la route de bonne heure avec l'intention ferme d'arriver au pied du Pic Zygos aussi promptement que possible ; et qu'il mena la marche en forçant l'allure, contraignant Dixan et Erik de le rappeler à l'ordre à plus d'une reprise.

Puis elle apparut, la forteresse, et le champ qui la précédait ; encore parsemé d'un certain nombre de carcasses métalliques, qui seraient sans doute amenées à rouiller et à pourrir tant que le Bourgmestre de Lupinova n'ordonnait pas de les désosser afin de les réutiliser sur les chantiers en ville. Ses remparts, déjà bien abîmés par les affres du temps, n'affichaient aucune blessure béante et récente ; pour autant, tous les cœurs se serrèrent et tous les estomacs se retournèrent tandis qu'Andrek, pâle, baladait ses yeux sur ce lieu familier avec une peur palpable.

Nul ne l'ignorait : ses sens ne pouvaient pas le duper. Il s'était passé quelque chose d'horrible par ici... et ils n'allaient pas tarder à découvrir quoi.

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