Chapitre 62


Elle n'avait pas d'autre choix que celui de courir, à en perdre haleine. Ses poumons brûlaient presque autant que ses jambes ; mais elle ne perdit pas l'ombre d'un instant et prolongea sa course folle, bondissant d'un rocher à l'autre, évitant les gravats qui garantissaient à ses foulées des appuis traîtres, se rapprochant à maintes reprises des dangereux précipices qui bordaient parfois le sentier menant jusqu'à ses camarades. Jusqu'à sa sécurité, et jusqu'à la riposte. On l'avait chargée de cette mission, et elle savait que ceux qui étaient restés derrière elle enduraient plus d'un péril en plaçant en elle toute leur confiance... il n'était pas question de les décevoir. Pas une fois de plus.

Elle amorça une descente aigüe trop précipitamment, portée par l'urgence de l'instant, par l'inquiétude qui sifflait dans ses tympans. Ses pieds ne parvinrent pas à suivre le rythme que la gravité lui imposait ; elle glissa, chuta lourdement, étouffa un cri de douleur et se laissa dégringoler le long de cette pente assassine. Quelques cailloux l'écorchèrent, d'autres la cognèrent sans ménagement, mais elle tint bon en repliant son bras autour de son visage, de manière à éviter un choc trop important. Après plusieurs dizaines de secondes d'un épouvantable calvaire, elle se sentit enfin immobile ; légèrement désorientée, elle se redressa en grommelant, balada son regard tout autour d'elle et constata que le chemin qu'elle avait emprunté jusqu'à présent se prolongeait encore.

Une forêt de ronces avait été séparée en deux, juste là, de façon à offrir à un cortège accompagné de chevaux suffisamment de place pour progresser sereinement.

Soulagée de ne pas avoir fait fausse route, elle tâcha de se rétablir sur ses pieds aussi promptement que possible ; puis elle reprit sa course sans plus attendre, songeant qu'elle avait déjà bien assez traîné. Les quelques ecchymoses qui parsemaient sa peau, néanmoins, l'enjoignirent à davantage de prudence. Elle ne pourrait pas mener sa mission à bien si elle n'était pas en mesure de continuer à avancer, inlassablement.

Encore incertaine quant à la distance qui la séparait de ses pairs, elle décida néanmoins de continuer à progresser toute la nuit durant, dans la crainte qu'un poursuivant n'ait réussi à se lancer à ses trousses. Dans son état actuel, elle ne donnait pas cher de sa peau si elle devait croiser la route d'un tel adversaire...

Avec amertume, elle déposa sa main valide sur son coude gauche, dans un geste aussi instinctif que morose.

***

L'heure était aux célébrations.

Contre toute attente, Akis n'avait pas seulement été en mesure de tenir le rôle d'épouvantail que Nakata avait élaboré pour lui ; il avait fait davantage, lorsqu'il avait décidé de s'accaparer les pouvoirs de Silvia et d'Amara afin de détruire quelques automates. Une prise de liberté que ses camarades avaient observé avec émotion, pour la plupart ébahis de constater les inénarrables progrès que ce garnement avait réalisé depuis qu'ils étaient allés le cueillir dans son village natal. Malir leur était revenu après que le repli général ait été ordonné par le responsable de l'armada ; c'était lui qui, bien sûr, avait semé le chaos parmi les soldats de chair en tranchant des gorges et en poinçonnant des épaules à tire-larigot. Rien de tel, pour créer un mouvement de panique, que de faire comprendre à des soldats qu'ils luttaient face à une menace invisible, face à laquelle il leur était proprement impossible de se soustraire.

Cela suffirait-il à obtenir la paix ? Le Roi de Kale déciderait-il, grâce aux racontars de ses hommes et des responsables de la cohorte, de capituler en comprenant qu'il avait plus à perdre qu'à gagner en s'engageant dans cette guerre insensée ? Ou choisirait-il au contraire de réitérer dans les actes d'agression ? A ces questions-là, nul ne pouvait deviner de réponse ; pas même Nakata, qui se contentait par conséquent de jubiler aussi innocemment que les autres.

Ils s'en étaient retournés à l'intérieur de la forteresse de Kalk Azon, où ils avaient préparé un véritable festin ; des fragrances entêtantes dansaient dans la cuisine où ils s'étaient entassés, la salle étant largement assez grande pour les accueillir toutes et tous. En fouillant avec davantage d'acharnement, Erik avait même été en mesure de retrouver un oud caché sous un lit ; il en jouait, et son talent plus que passable suffisait à égayer l'ambiance générale. À faire oublier, l'espace de quelques notes, que la situation à Balhaan était objectivement toujours aussi noire que la veille.

— Alors comme ça, on vole le pouvoir des collègues, et sans demander en plus ? railla Amara en s'invitant aux côtés d'Akis et en lui passant un bras autour des épaules.

— Ah... j'ai pas... j'ai pas réfléchi, balbutia Akis, que cette approche sans gêne rendait fébrile.

— Comme d'habitude, ricana Sora en levant son verre en direction de son ami.

Cette petite moquerie passa pour ce qu'elle était ; une plaisanterie prononcée sans méchanceté, et tous rirent de bon cœur pour lui faire écho. Akis lui-même se fendit d'un sourire éloquent : il prenait, lui aussi, acte de sa mue plus qu'encourageante.

— Pourquoi ? ne put s'empêcher de l'interroger Silvia. Pourquoi as-tu décidé de surpasser les directives du groupe ? Ce n'est pas un reproche, sois-en bien sûr ; juste un étonnement anodin, rien de plus.

— Je crois, amorça le natif d'Aville avec hésitation, que c'est à cause de la douleur. La flèche, et quand j'ai guéri de la blessure qu'elle a causé... ça, et puis... Je ne voulais pas... que Dixan, Malir et Kurl soient encore les seuls à être utiles...

Il acheva sa phrase à voix basse, probablement honteux de cette part de lui-même qui n'était pas encore tout-à-fait l'égale de ses camarades. L'aisance avec laquelle Amara, Malir et Silvia avaient fauché des vies par paquets lors de l'invasion de la forteresse n'avait pas manqué de le tourmenter alors que ses trois camarades s'échinaient à malmener le cortège mené par le général Cahun. Une seule question avait alors commencé à se poser à lui, en son for intérieur, au point de virer à l'obsession : un rôle tel que celui-ci lui convenait-il ? Voulait-il réellement être un héros par défaut, parce qu'on avait choisi de l'affubler de cette étiquette... ou souhaitait-il prendre part aux exploits de ses pairs pour mériter de faire partie de leur bande ? Il ne lui avait pas fallu longtemps, pour une fois, pour trancher ; aussi s'était-il mis bille en tête de détruire au moins quelques automates, à défaut de pouvoir s'en prendre sereinement à de véritables soldats. Et cela, semblait-il, avait porté ses fruits.

A côté de lui, Amara, qui le tenait encore par l'épaule, sembla fondre face à cet aveu ; elle le prit dans ses bras fougueusement et lui offrit une étreinte qui manqua de le faire suffoquer, tant elle était vigoureuse.

— Aah, t'es trop mignon ! Tu vas me faire pleurer !

Quelques rires joyeux vinrent ponctuer les propos de la combattante tandis qu'Akis, qui n'avait guère l'habitude d'être l'objet de tels élans affectifs, vira au cramoisi sans rien trouver à lui répondre. Dixan et Nakata, qui observaient la scène en demeurant légèrement en retrait, un verre en main, ne manquèrent pas de la commenter entre eux.

— Tu l'avais anticipé ?

— Qu'il finisse par avoir la cote ? pouffa Nakata en réponse.

— Non, souffla Dixan, qu'il prenne tant de libertés alors qu'il avait l'air d'être pétrifié à la seule idée d'être fixé par tant de soldats ennemis en même temps.

Le blond reprit un masque un tantinet plus sérieux et orienta son regard en direction de Dixan ; mais ce fut avec malice qu'il lui répondit, ne semblant guère en mesure de demeurer sévère lors même que tous chahutaient alentour, allègres.

— Personne n'aurait pu l'anticiper. C'est pour son pouvoir que j'ai tenu à lui décerner ce rôle. Pas pour lui-même. Il nous a simplement prouvé qu'il ne devait pas être sous-estimé, comme tout un chacun.

— Pourquoi avoir pris le parti de l'entraîner autant, alors ? rétorqua Dixan, soupçonneux.

— Je ne sais pas trop, admit son vis-à-vis. Par instinct. Je savais que ses facultés le rendraient utile, tôt ou tard... mais pas à ce point.

— Pas à ce point ? C'est-à-dire ?

— Si tout se passe bien, la nouvelle d'un individu surpuissant doté de maints pouvoirs ne tardera guère à se répandre partout. A Kale, d'abord, dans les Royaumes limitrophes ensuite... les espions et les marchands de Corgenna porteront cette nouvelle jusqu'aux oreilles du Roi. Et alors, si ma théorie est exacte...

— Il se mettra à craindre d'avoir trop attendu. Aura peur qu'Akis soit déjà l'équivalent d'un dieu...

— Exact.

Désarçonné par cet aveu, Dixan prit le temps de rassembler toutes les pièces du puzzle entre elles. Nakata l'avait dit lui-même : s'il commettait la folie de procréer avec Laley, leur enfant leur serait non seulement enlevé, mais il y avait même fort à parier qu'il ne reverrait jamais plus la lumière du jour. En prenant la peine de hisser Akis au-dessus des commandants, le fringant bretteur ne se contentait pas de mettre le Roi à l'épreuve : il le précédait en lui exposant sa crainte la plus viscérale, en le mettant brutalement face au fait accompli. Il lui faisait croire que son autorité archaïque avait d'ores et déjà été dépassée par l'existence d'un individu hors-normes.

Et, ce faisant, si sa théorie était exacte, il plaçait une énorme cible sur la tête de ce pauvre Akis.

Soudain moins enthousiaste, Dixan se renfrogna ; il manqua de s'énerver mais se rappela qu'ils n'étaient pas seuls, et qu'un excès de colère risquait d'attirer l'attention sur eux. Il répliqua donc à voix basse, bien que l'envie le piqua de se montrer plus hargneux.

— Tu es complètement inconscient ? Akis n'est pas à la hauteur d'un tel défi. Si le Roi décide de tout mettre en œuvre pour l'éliminer...

— Nous le protégerons. Je ne compte pas déserter les parages simplement parce que le Royaume de Kale a capitulé. Si Akis peut également compter sur Lida, et ça ne fait pas l'ombre d'un doute, il disposera de la meilleure protection possible...

— Je l'espère bien. Ce qui ne signifie pas grand-chose, puisque c'est lui qui court tous les risques, et ce sans même le savoir. Bon sang, Nakata, tu me fais regretter de t'avoir accordé ma confiance ! Tu étais censé arrêter ce genre de manigances ! Salomon et Lida n'ont pas tort, tu pourrais bien damner Ipeiris tout entier dans ton seul intérêt...

— Mon seul intérêt ? Ne te fais pas plus stupide que tu ne l'es, se rembrunit sèchement Nakata. Les membres des Brigades voient leurs vies conditionnées par le bon vouloir d'un Roi placé là arbitrairement ; des gamins sont arrachés à leurs géniteurs sous prétexte qu'ils ne doivent pas avoir le droit de procréer, qu'ils doivent se réserver à leurs devoirs militaires... Tu trouves ça juste ? Tu crois que je serais le seul à bénéficier d'une évolution de la situation ? Si nos enfants risquent bel et bien la peine capitale simplement à cause de leur ascendance, tu ne crois pas que le système actuel doit être bouleversé ?

— Je crois surtout que tu dois prendre tes vœux plus au sérieux. Que tes hypothèses farfelues t'obsèdent, je le conçois sans peine ; mais si la perspective d'être père est tout ce qui peut te rendre heureux, alors jette l'éponge. Démissionne, va t'installer dans une bicoque en campagne, trouve-toi une femme, aime-la, et chéris les moutards que vous élèverez ensemble.

— Le Roi m'enverrait une Brigade sur le champ. Il ferait exécuter ma famille devant mes yeux en m'accusant de parjure.

— C'est ce que tu crois. Rien ne le prouve. Tu as des indices, je ne le nie pas ; et tu es intelligent, j'en ai bien conscience également. Mais si tu as tort...

— Si j'ai tort, Akis ne court absolument aucun danger. Il passera pour ce qu'il a été : un combattant ayant mis sa vie en péril pour protéger son Royaume. Il en récoltera les honneurs, et ce sera tout. C'est si j'ai raison qu'il est effectivement en danger. Et si j'ai raison, rassure-toi : en danger, nous le sommes tous. Parce que nous sommes trop puissants pour que le Roi puisse s'accommoder de nous savoir en vie.

Il sembla considérer qu'il avait eu le fin mot de ce débat-ci, puisqu'il se redressa d'un bond et s'éloigna de Dixan à grandes foulées. L'autre commandant pesta, mais ne chercha pas à prolonger cette joute oratoire. Il tâcha plutôt de jeter un coup d'œil à Akis, à qui on tendait mets et boissons en l'enjoignant à en avaler autant que possible. Insouciant, le garçonnet l'était : et c'était sans doute pour cela que la décision de Nakata lui apparaissait comme étant si cruelle...

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