Chapitre 61
C'était une colonne immense qui progressait en direction de la forteresse de Kalk Azon. Plus d'un millier d'hommes, et au moins autant d'automates, de diverses natures par ailleurs ; quelques-uns, gigantesques, menaient la marche intimidante que l'armada du Royaume de Kale, assemblée à la hâte, devait mener à terme par une mise-à-mort unilatérale des envahisseurs. Tous, bien sûr, avaient eu vent des racontars effrayants rapportés par les fuyards de la forteresse... mais l'État-Major, semblait-il, n'y avait pas accordé grand crédit. Ils devaient donc réparer les fautes des individus qui avaient été incapables de tenir leurs rangs ; à leur grand désarroi, pour la plupart d'entre eux.
Le Général Cahun faisait partie des responsables de cet assaut. Il était jeune, fringant, talentueux ; beaucoup disaient de lui qu'il était sans doute au nombre des dix meilleurs épéistes du royaume de Kale. Mais il était surtout doté d'un esprit analytique d'une qualité certaine, d'une vivacité indéniable. Il était un habitué des champs de bataille chaotiques du nord de Kale, là où les troupes pieuses du Divin Royaume de Bashan se défoulaient avec une sauvagerie abominable. Il avait vu bon nombre de ses subordonnés favoris se faire démembrer vivants, ou pire, par ces zélotes impitoyables... ce n'étaient pas quelques individus envoyés pour mener des représailles qui allaient l'impressionner, il en était convaincu.
Pour autant, les rumeurs à leurs propos qu'il avait pu entendre à son corps défendant ne manquaient pas de l'intriguer au plus haut point. Les survivants faisaient état de deux femmes, l'une ardente, l'autre capable de maîtriser la vitesse de ses courses, toutes deux dotées d'une paire d'ailes, capables à elles seules de fracasser les trois titans expérimentaux qui protégeaient Kalk Azon, en deux temps trois mouvements... Cela dépassait l'entendement, pour sûr, et il était tenté de mettre ces racontars épouvantés sur le compte de la honte. Comment assumer, sans qu'ils aient été capables de telles prouesses, qu'une seule poignée d'envahisseurs aient pu mettre main basse sur Kalk Azon en un temps record, et manifestement sans enregistrer la moindre perte ? C'était un camouflet pour les soldats qui constituaient la garnison locale autant que pour l'armée de Kale toute entière... Et un camouflet des plus amers, du point de vue de Cahun. Certes, des rumeurs aux origines plus lointaines faisaient état de soldats dotés de capacités surnaturelles au sein du Royaume de Balhaan ; mais de là à ce que ces capacités puissent causer la débâcle de toute une armée...
Il évoluait à quelques dizaines de mètres de l'avant-garde de leur contingent armé, encadré d'un généreux groupe d'automates et d'une poignée de ses lieutenants les plus capables. Nulle appréhension ne pouvait se lire dans leurs regards ; la plupart considéraient, très pragmatiquement, qu'une seule dizaine d'individus, même surpuissants, ne suffiraient jamais à leur opposer une résistance digne de ce nom... Malheureusement, le sentier qu'ils arpentaient n'avait pas encore révélé la silhouette de la forteresse qu'ils se figèrent, sceptiques, en constatant qu'un individu leur barrait la route. Seul.
A cinq ou six mètres du sol, à hauteur idéale pour les automates les plus massifs qui pouvaient l'attraper en tendant les bras, se trouvait un jeune homme roux doté d'une paire d'ailes gigantesque. Épée tirée au clair, il surplombait la troupe gargantuesque du Royaume de Kale sans afficher la moindre crainte. Un regard dubitatif de la part de Cahun permit à ce dernier de constater qu'aucun autre envahisseur ne se trouvait dans le coin ; à moins, bien sûr, qu'ils ne fassent l'objet d'une embuscade dans un avenir plus ou moins proche... N'écoutant que son courage, le général prit les devants ; il se distingua, en compagnie de deux de ses hommes d'armes les plus loyaux, et fit entendre sa voix rêche aussi fortement que possible, pour que ses clameurs soient parfaitement perçues par son vis-à-vis.
— Je suis le Général Cahun, chargé de mener cette armée jusqu'à la forteresse de Kalk Azon, afin de la reprendre par la force si nécessaire. Déclinez votre identité, intrus !
Le silence se fit, l'espace d'un instant ; quelques-uns de ses subordonnés s'agitèrent, curieux, tendant le cou pour observer ce mystérieux individu qui, comme les racontars l'avaient laissé entendre, était parfaitement capable d'évoluer dans les airs, et ce avec une grâce qui n'avait rien à envier à celle des rapaces les plus agiles. Puis une voix résonna, claire, mélodieuse, ferme, autoritaire même ; une voix qui, semblait-il, devait provenir d'un homme fait, déterminé, aguerri... pas d'un freluquet tel que celui qui les toisait.
— Je suis Akis, membre de la Huitième Brigade Royale de Balhaan, protecteur de mon Royaume ! En violant nos frontières et en vous attaquant à nos Brigades, vous avez attiré sur vous le courroux de notre armée ! Prenez acte de notre puissance, retournez-vous-en auprès de votre Roi, sommez-le de ne jamais plus reprendre les armes contre nous, ou nous nous chargerons d'entériner notre suprématie en faisant couler votre sang en abondance !
Quelques-uns de ses soldats déglutirent, Cahun le perçut limpidement ; mais la plupart d'entre eux demeurèrent de marbre, à l'image des automates qui n'attendaient qu'un ordre, qu'un mot pour passer à l'offensive et réduire ce mirliflor en charpie. Il volait, certes... une telle capacité pouvait susciter les convoitises et même l'inquiétude de bien des badauds. Mais Cahun n'en était pas un ; et il menait une cohorte large, composée de plusieurs centaines de choses mécaniques dociles, à la force considérable, à la résistance maintes fois éprouvée. Il n'était pas du genre à se dégonfler face au premier venu.
Néanmoins, l'un de ses hommes de main marmonna quelque chose, à sa droite, qu'il aurait été bien inspiré de considérer plus sérieusement.
— C'est bizarre, Général... Ce gars, là, il n'a pas ouvert la bouche une seule fois pendant qu'il nous parlait.
Et pour cause : alors qu'il faisait face à toute cette armée, que son regard passait d'un automate à l'autre avec appréhension, Akis n'était habité que d'une seule émotion : l'anxiété. On lui avait chargé de tenir ce monologue, bien sûr... mais il s'était senti incapable d'en prononcer la moindre syllabe, craignant que sa voix ne déraille, qu'il manque cruellement d'assurance, que les individus qui le toisaient se gaussent de sa maladresse et de son évidente couardise. C'était la voix de Malir qui s'était chargée de porter les mots imaginés par Nakata ; invisible, son collègue s'était porté jusqu'à sa hauteur pour entretenir l'illusion. Désormais, il lui pressait l'épaule gauche d'une main fraternelle, pour lui rappeler qu'il n'était pas le seul à participer à cette opération de vendetta.
— Abattez-le, cracha Cahun, d'ores et déjà lassé par la teneur de ces présentations. Nous exposerons son cadavre à ses alliés, s'ils n'ont pas déjà fui.
Une rangée d'automates se distingua, arcs en avant ; tous encochèrent en rythme, bandèrent leurs cordes, puis relâchèrent une volée de flèches mortelle en direction du rouquin. Ce dernier fut tenté de fermer les yeux sous le coup de la panique... mais la main de Malir, et la présence proche de ses autres alliés l'encouragea à n'en rien faire. La seconde qui suivait, un voile d'eau s'élevait et happait la majorité des projectiles en les faisant drastiquement dévier de leur trajectoire initiale ; puis deux traits d'air vinrent briser les dernières au vol... une exceptée.
Celle-ci s'enfonça dans l'épaule d'Akis, sous le regard abasourdi des soldats de Kale, qui ne s'étaient attendus ni à ce qu'il parvienne à se protéger d'une telle volée de flèches avec une aisance si manifeste, ni à ce qu'il se fasse atteindre après avoir réalisé un tel exploit. Le rouquin jura, grogna, puis retira le projectile de son épaule d'un geste rageur. Les spectateurs les plus proches purent alors distinctement voir sa plaie se refermer, disparaître. Laisser son épaule nue, indemne.
Cahun entendit ensuite quelques-uns de ses hommes hurler ; hagard, il quitta finalement la silhouette d'Akis du regard pour découvrir qu'un bon nombre de ses soldats gisaient déjà dans leur propre sang, inexplicablement. D'autres glapirent ; l'un d'entre eux vint même plaquer sa main contre sa gorge, de laquelle s'écoula un épais filet carmin qu'il ne parvint pas, malgré tous ses efforts, à réfréner. Il s'effondra, livide, bien avant que quiconque n'ait pu entreprendre quoi que ce soit pour lui venir en aide.
Ils mourraient, les uns après les autres, sans que ce gamin n'ait réalisé quelque geste que ce soit à leur encontre.
Restaient les automates, qu'un tel spectacle n'effrayait pas vraiment ; plusieurs d'entre eux suivirent les directives de Cahun et se dirigèrent vers Akis pour s'emparer de lui, et enfin le mettre à mort... Le premier qui lui parvint, un automate gigantesque, tenta de le saisir pour le fracasser au sol. Sa main métallique, malheureusement, ne parvint jamais à enserrer ce corps malingre pour lui offrir la punition qu'il méritait ; a contrario, elle fondit, purement et simplement, comme si elle était exposée à un matériau source d'une chaleur insoutenable. D'autres flèches fusèrent ; le garnement prit une inspiration profonde, et recracha une espèce de nuage qui s'enroula tout autour de lui, formant une sphère inexpugnable contre lesquels les projectiles se fracassèrent. Dans le même temps, l'eau et l'air s'unirent, de concert, pour pourfendre la première rangée de soldats mécaniques sans leur laisser la moindre opportunité de se faire remarquer davantage.
Un bruissement traversa l'ensemble de la cohorte ; Cahun, muet, ne trouvait aucun ordre à vociférer qui aurait pu lui rendre le plein contrôle de la situation. Son désœuvrement ne fit bientôt plus l'ombre d'un doute... et les premiers déserteurs prirent instamment la fuite, convaincus qu'ils avaient, par vanité, provoqué le courroux d'un peuple de dieux.
— Cessez cela ! Reprenez-vous ! En ordre, en rang, armes au clair ! Nous marchons sur Kalk Azon, beugla le Général en recouvrant un tant soit peu de son bon sens.
Quelques-uns de ses fidèles amorcèrent le mouvement, ses lieutenants notamment, tâchant de montrer l'exemple ; la trombe d'eau vint s'abattre là, en fracassant trois d'entre eux contre le sol, manquant d'en noyer quatre autres, en expédiant au moins cinq dans le décor. Un autre trait passa dans un soupir au sein des rangs formés à la hâte ; bon nombre de ses subordonnés s'effondrèrent en hurlant, un trou dans le bras, dans la jambe, ou dans le ventre. Ce chaos acheva de démoraliser les soldats les moins convaincus, lesquels furent, dès lors, des ressources perdues pour l'armada de Kale.
Et, pendant ce temps, le rouquin s'était extirpé de son nuage et, porté par une vitesse spectaculaire, traversa d'un battement d'ailes la tête d'un automate, le pulvérisant au passage avec une aisance confondante. Maître de sa trajectoire, il revint, pareil à une boule de feu ambulante, pour faire fondre le buste d'un autre soldat d'airain. L'inefficacité de ces colosses d'acier contre les soldats de Balhaan ne faisait plus aucun doute ; et puisque les humains eux-mêmes désertaient par gros paquets, Cahun n'eut d'autre choix que celui de reconnaître que cette tentative de reprise de Kalk Azon venait de virer court.
Humilié, il fit volte-face et édicta un ordre que plus personne n'attendait.
— Nous battons en retraite !
La double bataille de Kalk Azon signa, par la force des membres des Brigades Royales, la capitulation unanime de l'armée de Kale.
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