Chapitre 58
Plus que deux.
Ces deux goliaths étaient sans nul doute les deux derniers occupants de la forteresse qui représentaient encore un défi digne de ce nom du point de vue des envahisseurs ; Silvia s'était chargée d'anéantir la résistance opiniâtre des automates plus classiques en amont, là où Amara, Malir et Sylas avaient oblitéré les quelques bataillons bien humains qui avaient entrepris de leur mettre des bâtons dans les roues. Le premier des trois titans d'acier avait été occis en peu de temps, par une combinaison imparable construite grâce à Silvia et à Amara... les deux autres allaient, à n'en pas douter, suivre le même exemple.
Pourtant, les soldats de Kale eurent manifestement, l'espace d'un instant, la volonté de peser lourd dans la balance. Silvia entreprenait un volte-face à grands battements d'ailes lorsqu'une volée de flèches menaça de l'abattre en plein dans les airs ; Amara, quant à elle, eut tout le loisir de se jeter à l'abri derrière la carcasse inanimée du premier des trois géants pour éviter une autre salve de projectiles, qu'on lui dédiait. Pour la combattante au bouclier, la menace était encore tangible... Elle ne le fut néanmoins pas bien longtemps.
L'eau et le nuage, manipulés à distance par Erik et par Dixan, vinrent briser les derniers espoirs des natifs de l'emporter, de bouter les envahisseurs de cette maudite Brigade Royale hors des frontières de leur cher et tendre pays. Les flèches, brisées bien avant qu'elles ne puissent obtenir de résultat concluant et encourageant, retombèrent au sol dans une pluie d'échardes. Pouvant à nouveau se focaliser sur sa tâche offensive, Silvia ne fit aucun cadeau. Une première charge décrocha une tête ; une seconde pourfendit un poitrail. La troisième brisa les rouages qui s'échinaient à tenir le rôle d'une hanche... et la quatrième percuta si violemment l'épaule de son titanesque opposant que le bras précéda la chute du reste du corps meurtri.
Les titanesques machineries d'acier n'étaient plus, pourfendues par cette combattante, par cette danseuse qui alliait la puissance effarante que lui conférait son pouvoir, la solidité inexpugnable de son bouclier ainsi que la mobilité spectaculaire qu'elle avait gagnée grâce aux ailes de Laley. Elle s'était métamorphosée, l'espace de quelques minutes, en un être exceptionnel, sans nul doute capable de poser problème aux commandants eux-mêmes ; et cet alliage formidable dont elle était la résultante faisait d'elle la pire ennemie possible du point de vue des combattants de Kale. Ceux-ci, mortifiés par le spectacle auquel ils venaient d'assister, se contentèrent de lâcher leurs armes, défaits psychologiquement par les intrus, pourtant encore en sous-nombre considérable.
Puis ce fut la débâcle. La plupart des soldats de Kale n'y tinrent plus, comprenant qu'ils n'arriveraient à rien là où les automates eux-mêmes avaient échoué, là où les remparts de la forteresse de Kalk Azon avaient été nonchalamment crevés. On ouvrit la grande porte et on s'y précipita éperdument, sans plus prêter attention aux soldats de Balhaan qui assistèrent à cette fuite effrénée sans trop savoir comment y réagir. Silvia et Amara ne semblaient pas vouloir goûter à cette immonde couardise par le biais de laquelle leurs opposants entendaient préserver leurs existences misérables ; elles s'apprêtaient à partir à leur poursuite, quitte à se rendre coupables d'un massacre en bonne et due forme, lorsque la voix de Nakata les rappela à l'ordre.
— Laissez-les partir ! Il le faut. Ils doivent répandre la nouvelle de notre victoire !
— Mais s'ils sont autant à s'enfuir... commença à protester Amara.
— N'oublie pas ce que je vous ai dit. Mes ailes poussent à bien des excès, la corrigea Laley avec une certaine fermeté. Nous l'avons déjà emporté. Prenons le temps de le constater.
Bien qu'à regrets, les deux dames laissèrent tomber là leur volonté de vindicte ; elles estimèrent en avoir déjà fait suffisamment lorsque leurs regards coururent sur les innombrables silhouettes, tantôt humaines, tantôt mécaniques, qui jonchaient le sol de la cour intérieure en nombre. Les paires d'ailes, toutes en même temps, commencèrent à se désagréger tandis que leurs utilisateurs retombaient au sol plus ou moins gracieusement ; Akis, qui n'avait plus quitté le plancher des vaches depuis sa passe d'armes avec ses deux ennemis, se contenta de rengainer son arme en reprenant son souffle, toujours relativement hébété.
— Satin, tu te sens capable de refermer cette brèche ? questionna Nakata en pointant du doigt le trou béant qu'Aiz avait causé dans la muraille.
— Je... peut-être, en prenant mon temps, envisagea l'ancien apprenti impressionné par l'ampleur des travaux qu'on lui confiait.
— Ce temps, tu l'as, le rassura Erik sans plus attendre. Concentre-toi là-dessus pendant qu'on prend le reste en main. Vous tous, fouillez la forteresse afin de vérifier qu'il n'y réside plus aucun défenseur ! Ensuite, on videra la cour des corps.
Quelques assentiments furent prononcés, et on se sépara pour couvrir autant de terrain que possible sans jamais véritablement s'isoler ; Akis, qui s'apprêtait lui-même à s'aventurer dans le donjon principal, se vit interrompu par la main de Nakata, qui se posa sur son épaule pour l'empêcher de progresser davantage. Il se tourna, penaud, en direction du fringant commandant. Ce dernier donnait l'impression de s'être démultiplié, d'être partout à la fois depuis la fin des combats ; sans doute son impuissance au cours de l'affrontement le poussait-elle à cette débauche d'énergie.
— Rends-moi mon pouvoir, et va te reposer. Tu en as déjà bien assez fait, aujourd'hui.
— J'ai juste... voulut-il contredire, comme pour rassurer son interlocuteur, sans réussir toutefois à trouver les mots.
— Tu as tué deux hommes, répondit finalement Nakata, sentencieux. Et c'est bien assez, justement. Va te reposer.
Il ne laissait aucune place à d'éventuelles négociations ; aussi le garnement consentit-il à prendre cette pause qu'on lui octroyait. Il alla donc s'installer auprès d'Andrek, de Lani et de Sora ; ce dernier, blême, avait l'air d'être néanmoins assez en forme pour se mouvoir de lui-même. Ils s'étaient aventurés tous les trois jusqu'au couvert d'un toit de fortune sous lequel étaient entassées des charrettes et des brouettes de diverses tailles. Un tas de paille avait permis au jeune soldat de prendre place pendant qu'on achevait d'ausculter et de désinfecter sa plaie à l'épaule ; le trou, impressionnant, laissait suinter un sang carmin en grande quantité. Son ami tâcha cependant de rassurer le rouquin d'Aville lorsque celui-ci fit mine de s'enquérir de son état.
— Tout va bien. Je vais pas te dire que j'ai déjà connu pire, parce que pas vraiment, mais... je m'en remettrai, c'est sûr.
— Il faudra juste que tu évites d'utiliser ton bras pendant quelques jours, le prévint néanmoins Andrek avec une certaine intransigeance.
— C'est bien. Ça va être facile. C'est pas comme si on était en guerre en plein territoire ennemi, après tout, rétorqua Sora d'un air faussement sardonique.
Akis se retint de pouffer en constatant que son camarade avait encore, envers et contre sa blessure, la langue bien pendue ; mais il grimaça finalement en se rappelant qu'il aurait tout-à-fait pu finir son existence là, misérablement, transpercé en pleine tête par une flèche trop brutalement décochée, par un automate que la sensation d'ôter la vie n'émouvrait jamais. Était-ce la principale différence qui les distinguait de ces soldats d'airain, dans le fond ? Leur faculté à faire montre de bienveillance, de miséricorde, d'humanité ? Insidieusement, le natif d'Aville se souvint que Silvia, Malir et Amara affichaient un visage tout autre pendant qu'ils exécutaient des soldats bien incapables de les atteindre. Finirait-il par être aussi insensible que ses compagnons d'armes ? C'était une question à laquelle il n'était pas franchement pressé d'obtenir une réponse.
Après plusieurs minutes, les membres de l'expédition se réunirent à nouveau, manifestement rassurés par leurs investigations. Aucun soldat ni aucun automate n'était resté en retrait pendant que la bataille éclatait au grand jour. En fait, il semblait même que la forteresse de Kalk Azon était assez mal gardée, exception faite des trois géants d'acier qui auraient pu représenter un défi de taille si Silvia et Amara ne s'étaient pas chargés de les désosser en quelques secondes... Une réalité qui aurait pu susciter de nombreux débats si, dans l'absolu, cela avait dû avoir une quelconque incidence ; en l'occurrence, la chose arrangeait bien Nakata, qui ne manqua pas d'en dire davantage au sujet de ses intentions.
— Bon ! Maintenant qu'on a pris Kalk Azon, il va sans dire que le Roi de Kale va vouloir riposter. Il va sans doute envoyer une armée colossale sur notre position pour nous contraindre à battre en retraite... Si la bataille est effectivement engagée, on risque d'en baver.
— Que préconises-tu ? l'interrogea Dixan en se doutant qu'il avait une idée derrière la tête.
— On va prendre les devants, et les rejoindre sur la route. Enfin, officiellement... Akis sera le seul à leur tenir tête. Mais on prendra quelques précautions, bien sûr, ricana-t-il alors que quelques paupières s'arquaient sous le coup de la surprise.
Beaucoup de ses compagnons venaient d'imaginer le spectacle grotesque qu'Akis aurait bien pu leur offrir en se présentant seul face à une armée innombrable de soldats ennemis impitoyables ; dans de telles circonstances, ils ne donnaient bien sûr pas cher de sa peau... Fort heureusement, Nakata n'était pas aussi insensé ; il se chargea donc d'éclaircir ce mystère-ci.
— Je vous l'ai dit ; nous allons faire passer Akis pour un dieu. L'idée... c'est de faire croire aux soldats de Kale, qui ne doivent pas connaître grand-chose à propos de nos pouvoirs, qu'il dispose de plusieurs capacités distinctes.
— Comment tu comptes t'y prendre ? questionna Kurl, sceptique.
— Les survivants raconteront qu'une combattante dotée d'un bouclier et qu'une autre, brûlante, ont semé le chaos au sein de leurs rangs. Peut-être que Sylas fera aussi parler de lui... Quant aux autres, c'est peu probable. Akis n'a éliminé que deux soldats ; Malir est resté invisible tout le long du combat ; Aiz a pulvérisé la muraille en étant à l'abri des regards. En somme, ce sont surtout Silvia et Amara qui seront l'objet des attentions ennemies ; l'état-major de Kale partira du principe que l'armée de Balhaan est dotée d'individualités exceptionnelles. Ils ont déjà perdu une première bataille : celle du moral. Il faut les comprendre : ils font face à des surhommes qui sont capables de détruire leurs automates sans la moindre difficulté, alors que ceux-ci sont déjà plus puissants que des guerriers ordinaires... Nous ne représentons pas un adversaire à leur portée. Ils ont tout à y perdre.
— Dans ce cas, formula Erik, pourquoi ne pas battre en retraite dès à présent ?
— Parce que nous n'avons aucune assurance que notre exploit d'aujourd'hui suffira. J'ai même tendance à croire que cela ne sera pas le cas. En apprenant que deux femmes ont réussi à prendre une forteresse, l'état-major croira à des racontars exagérés, visant à crédibiliser la fuite des déserteurs. Ils vont donc sûrement envoyer une cohorte de taille sur notre position, pour réparer cet affront. Et c'est là qu'Akis entre en jeu. Il sera chargé, après Silvia et Amara, de cristalliser les peurs de nos ennemis. De les pousser à la reddition.
— Comment ? interrogea Dixan, souhaitant voir Nakata arrêter de tourner autour du pot.
— Laley lui donnera des ailes, et il me dérobera mes capacités de régénération. Toi et Kurl utiliserez vos dons depuis le couvert de la végétation, octroyé par Satin, pour renforcer ses prouesses. Nos ennemis auront face à eux un guerrier invincible, et doté de pouvoirs fantastiques. Capable de contrôler l'eau et l'air. A ton avis, quel esprit rationnel serait capable de continuer à brandir une arme, après avoir assisté à tout cela ?
Les pouvoirs étaient pour eux une donnée classique, digérée, sue ; mais, pour le Royaume de Kale qui ne s'y était pas frotté en plus de huit siècles, c'était une toute autre affaire. Des légendes, des fables, des racontars au sujet desquels les esprits les plus rationnels pouvaient être tentés de ne même pas prêter l'oreille...
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