Chapitre 56

La nuit se déroula sans embuches particulières, après une causerie stratégique de dernière minute. Les expéditionnaires le savaient pertinemment : le lendemain, ils n'auraient pas le temps de dresser un ultime bilan de leurs forces et de leurs ambitions. Il faudrait passer à l'action sans plus tarder, dès les premiers rayons du soleil présents pour leur éclairer la voie... Ce constat les contraignit à tout mettre en œuvre pour passer la meilleure nuit possible. Leurs organismes, qu'ils devaient reposer avant ce grand saut dans l'inconnu, avaient ainsi pu bénéficier d'un sommeil réparateur d'une valeur inestimable, permis par des binômes de garde qui s'étaient assurés que rien ni personne n'était susceptible de leur couper l'herbe sous le pied. Et alors que l'aube s'annonçait quiètement, tous se levèrent comme un seul homme, les sens aux aguets et le ventre tordu d'anxiété.

Pour Akis, surtout, cette opération s'annonçait des plus éprouvantes. On lui avait bien sûr dit ce qu'on attendait de lui, et il savait, pragmatiquement, qu'il ne risquait rien ; mais comment aurait-il pu ignorer tout ce qui avait lieu au pied du Zygos sous ce simple prétexte ? Il avait déjà une fois failli causer un désastre par la seule faute de son inexpérience. Certes, depuis, bien de l'eau avait coulé sous le pont de son immaturité ; mais cela devait-il le rendre infaillible ? A ses côtés, il constatait que le moral d'Andrek et de Satin, pour ne citer qu'eux, n'était pas non plus au beau fixe. Il s'en réjouissait, quelque part, en comprenant qu'il n'était pas le seul que cette terrible échéance effarouchait.

Ils se rapprochèrent à pas feutrés de la forteresse en laissant derrière eux leurs montures, qui risquaient d'être trop bruyantes pour leur permettre cette approche timorée leur réservant jalousement l'effet de surprise. Ce ne fut qu'une fois à quelques dizaines de mètres seulement du gigantesque ouvrage militaire qu'ils s'interrompirent à nouveau ; Nakata, Kurl et Dixan s'arrêtèrent là, déposant leurs affaires en croisant les bras pour ne pas trahir leur nervosité, pendant que Laley se rapprochait d'Akis. Elle se glissa dans son dos et plaça ses deux mains à plat sur les omoplates du rouquin ; puis elle se concentra intensément, et ne s'écarta qu'au moment où deux ailes gigantesques s'extirpèrent de la peau du natif d'Aville.

Il eut toutes les peines du monde à taire son excitation, cette fois-ci. Il savait, bien sûr, qu'il allait pouvoir bénéficier des talents de Laley pour mener à bien cette opération, et il savait également qu'il n'était pas le seul dans ce cas-là ; d'ailleurs, elle se rapprocha rapidement d'Amara et réitéra ce même geste, avec une concentration perceptible sur les traits de son visage. Mais il ne s'était pas attendu à ce que cette transformation soit si plaisante. Il sentait ces ailes, comme il sentait ses bras. Il avait conscience que cette perception et que ce contrôle faisaient de ces deux organes ses deux nouveaux membres à part entière... et il se sentait grisé par cette certitude. Plus puissant, plus habile, plus spectaculaire qu'il ne l'avait jamais été. Comme s'il s'était glissé dans la peau d'un autre homme.

Après Amara, ce furent Malir, Sylas et Silvia qui eurent droit à ces nouveaux atouts ; et Laley, que la concentration avait rendue pantelante, vint s'asseoir sur la racine d'un arbre proche pour reprendre son souffle en leur glissant quelques précisions bienvenues.

— Mes transformations ont tendance à rendre... audacieux. Ne vous laissez pas prendre au jeu. Vous n'êtes pas invulnérables.

— Enfin, à une exception près, ricana Nakata en se tournant vers Akis.

Ce dernier opina du chef avec lenteur, puis ferma les paupières pour se concentrer autant que possible. Il se mit à songer fiévreusement aux facultés de régénération du commandant blond, qu'il déroba de ce fait ; puis il se retourna vers le reste de ses compagnons, lesquels achevaient pour la plupart de se préparer en prévision de la bataille qui s'annonçait.

Ils avaient décidé de prendre Kalk Azon en la conservant aussi intacte que possible ; cela signifiait qu'ils devaient réussir à en enjamber les remparts sans avoir à créer de brèche qu'ils ne sauraient combler. Pour cela, quoi de plus efficace que de passer par la voie des airs ? Naturellement, seuls Sora et Lani auraient été en mesure de le faire ; et à deux, force était d'admettre qu'ils auraient probablement été un peu court pour bouter la totalité des occupants de la forteresse hors de ses murs. Laley était donc indispensable à ce titre, afin d'améliorer leur mobilité et d'ouvrir une nouvelle dimension à tous leurs déplacements...

— C'est parti, chuchota Sora en tapotant l'épaule du rouquin avant de le précéder discrètement.

Il fut le premier à s'élancer en direction des remparts. Vif et habile, il courut à demi penché, face contre terre, et parvint bientôt au pied des murs qu'il scruta avec appréhension. Une main sur ses kusarigamas, une autre sur les briques qui constituaient l'édifice titanesque, il s'apprêta à passer à la suite des opérations lorsque Lani parvint à ses côtés, par le biais d'une course également discrète. Ils échangèrent un bref signe de la tête pendant que leurs compagnons ailés se raidissaient à leurs tours ; pour eux, nul besoin de course, un vol en ligne droite serait bien assez rapide.

Le signal fut donné lorsque Sora, devenu paradoxalement le plus lent pour grimper, usa d'un fil pour se projeter vers les hauteurs. Lani l'imita, en battant des pieds avec vigueur ; et les ailes s'agitèrent, projetant chaque membre de la Huitième avec une aisance déconcertante, toute naturelle. Ils avaient parcouru une bonne moitié du chemin lorsque Sora dépassa enfin les créneaux ; et ils furent aux premières loges pour observer ce qui suivit.

Le sang glacé, Akis considéra la silhouette volumineuse qui s'érigea de l'autre côté des créneaux avec effroi ; celle-ci, similaire en tout point aux automates qui avaient attaqué Balhaan, n'était pas dotée d'une épée mais d'un arc en acier, donc la corde était déjà tendue. La flèche partit, incisive, virulente ; et elle traversa l'épaule droite de Sora en allant se perdre dans les cieux, propulsée par une force surhumaine, simplement aberrante. Le sang pulsa hors du trou causé par le passage de ce projectile sifflant ; et Sora perdit son équilibre en hurlant pour extérioriser sa douleur.

— Sora !

Akis cria ; mais Lani, plus proche, fut la première à agir. D'une paire d'impulsions aériennes sèches, elle se jeta sur Sora et le ramena à l'abri, au contact de la muraille ; juste à temps pour éviter que les autres automates qui s'élevaient à leur tour, rangée d'archers métalliques, n'aient le loisir de le darder d'autres de leurs mortelles pointes d'acier. Elles se focalisèrent donc plutôt sur les curieux êtres ailés qui volaient à leur rencontre effrontément ; et la pluie de flèches qui menaça de s'abattre sur les guerriers de la Huitième acheva de rendre ce premier tableau apocalyptique.

Bouclier vers l'avant, Silvia ne craignait pas grand-chose ; Amara pouvait encore essayer de compter sur la chaleur étouffante qu'elle produisait en priant pour que les pointes en acier fondent avant de la perforer, et Akis pouvait compter sur le pouvoir emprunté à Nakata pour le maintenir en vie... Mais quant aux deux autres ? Quant à Sylas, quant à Malir ? Rien ne semblait pouvoir les tirer hors de ce guêpier.

Rien... Sauf deux des combattants qui étaient demeurés en retrait, cachés à la faveur des fourrés les plus proches. Témoins de cette riposte immédiate et imprévisible, Dixan et Kurl se mirent en mouvement. Le premier laissa de l'eau sortir d'une gourde large qu'il emportait partout avec lui ; de l'eau, beaucoup d'eau, beaucoup trop pour un récipient d'une si petite envergure. Celle-ci partit à vive allure happer les cinq combattants ailés de la Huitième Brigade, les rabattant au sol en les préservant du mordant des flèches et en amortissant leur chute ; puis elle s'éleva à nouveau, alors que la première nuée de projectiles allait se perdre dans la forêt, et fondit sur les remparts pour englober les premiers automates et les projeter dans la cour en contrebas.

Le second eut besoin de plus de temps, mais livra une riposte encore plus précieuse ; un sifflement lui permit de créer une flèche translucide, constituée d'air comprimée, rendue tangible par quelque magie incompréhensible. Il l'encocha dans son propre arc, et la tira ; elle suivit une trajectoire normale, l'espace d'un instant... puis se mit à dévier furieusement de sa course initiale, connaissant des embardées si sèches qu'elles en devenaient illisibles. Elle pourfendit les derniers archers que Dixan n'avait pas réussi à catapulter hors de la muraille avant de se désagréger, petit à petit ; mais d'autres automates prirent la place de ceux qui avaient été repoussés ou défaits, et bandèrent leurs arcs, dans leur impitoyable ambition guerrière de mettre un terme à la vie des intrus.

Satin, pendant ce temps, avait étendu une racine jusqu'à Sora, laquelle s'enveloppa autour du buste du jeune combattant ; il le tira jusqu'au reste du groupe, de manière à le mettre momentanément à l'abri, pendant que ses autres compagnons courraient se mettre à couvert plus ou moins rapidement. L'eau de Dixan revint à la charge pour s'ériger sur la trajectoire des flèches, ralentissant leur course ; le bouclier de Silvia permit à cette dernière d'abriter Lani et Malir tandis que Sylas, Amara et Akis fonçaient pour rejoindre Nakata et les autres membres de l'expédition, agilement pour les deux premiers, beaucoup moins pour le troisième.

C'était une débâcle totale.

— Comment ont-ils pu savoir ? s'emporta Nakata avec colère.

— Ils n'ont peut-être pas su, répliqua Dixan en plissant les yeux de scepticisme. Ces choses réagissent peut-être à tous les intrus de la même manière ! Il doit bien y avoir des humains, dans cette forteresse, et ce ne sont pas eux qui nous tirent dessus !

Pendant que les deux commandants s'échinaient à considérer la réaction immédiate et brutale des automates avec autant de pertinence que possible, Erik expira son premier nuage à pleins poumons. Celui-ci se répandit au-dessus de ses pairs comme une protection bienvenue et inexpugnable ; plusieurs flèches ricochèrent ou se brisèrent à sa surface sans réussir à le percer tandis que tous se jetaient à l'abri derrière des arbres massifs. Andrek lui-même acheva de tirer Sora à l'abri, puis entreprit de constater la gravité de sa blessure ; avec soulagement, il considéra que son ami parviendrait à s'en remettre, mais qu'il ne pourrait définitivement pas prendre part à cette bataille qui démarrait tout juste. Il était trop sérieusement touché pour cela.

— Bon, on a fait comme t'as dit, Nakata. Maintenant, c'est mon tour, grogna une voix profonde.

Akis posa son regard sur Aiz ; ce dernier, qui avait enfermé ses bras sous des plaques d'acier qui lui servaient tout à la fois d'armes et de protections, se rapprocha d'un Satin à deux doigts de l'apoplexie. Il lui tapota l'épaule, le rappelant à l'ordre sereinement, avant de pointer du doigt le rempart au sommet duquel leurs redoutables opposants étaient perchés ; puis il dicta ses quelques consignes, placide, comme toujours.

— Tu peux faire bouger les racines sous ce mur, petit ?

— Je... Je peux essayer, bredouilla Satin, impressionné par la carrure de son interlocuteur.

— Tu joues à quoi, Aiz ? le rappela à l'ordre un Nakata furibond. On avait dit qu'on devait épargner la forteresse...

— Tu l'as dit. Pas moi, coupa court le colosse avant de s'élancer en direction du mur d'enceinte d'un pas vif.

Il sortit ainsi du couvert généreux que prodiguaient les arbres les plus proches et fut immédiatement pris pour cible ; plusieurs flèches menacèrent de le perforer, mais elles furent toutes déviées par l'eau de Dixan ou brisées par le nuage d'Erik. Satin, au faîte de sa concentration et auteur d'efforts colossaux, parvint à faire remuer les racines les plus conséquentes qu'il localisa sous l'édifice de roche ; celui-ci trembla vaguement, mais ne montra aucun signe de faiblesse véritable. Ce mur-là semblait aussi inébranlable que la veille.

Mais lorsqu'Aiz parvint à son pied, au terme d'une course endiablée, il marqua un arrêt subit et, d'un geste vif de la hanche, il transféra toute la force accumulée par ses pas dans son poing droit. Ce dernier, tout couvert d'acier, vint à la rencontre du mur de pierres... et le pulvérisa. L'explosion de puissance fut si sèche qu'elle projeta une nuée de gravats contre le donjon principal de Kalk Azon, et le fragilisa d'autant ; les automates, perchés qu'ils étaient au sommet du rempart, furent envoyés en l'air et s'écrasèrent çà et là, bien incapables d'amortir la chute de leurs corps lourdauds. Quelques hurlements furent entendus de l'autre côté de ce chaos et de la poussière que souleva ce tour de force, signes que des humains habitaient effectivement la forteresse ; puis Aiz se retourna quiètement en direction de ses collègues et leva un pouce, satisfait.

Derrière lui, un trou béant de plusieurs mètres venait de causer une brèche gargantuesque dans les défenses de cette impérissable demeure. 

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