Chapitre 54
Ils avaient fini par se réunir sur le promontoire où Akis, Sora et Andrek étaient venus à bout de Resha, le Cydylaïn de Kaster. Cette plateforme approximativement plane leur permit d'installer un feu de camp de grande taille, grâce auquel ils purent cuire les quelques proies qu'ils avaient pu dénicher dans les bosquets les plus proches. Kurl, Lani, Malir et Laley, qu'on avait désignés pour prolonger le périple une bonne heure afin de constater l'état de la route qui serpentait jusqu'à Kalk Azon, revinrent optimistes et déclarèrent que rien ne pourrait entraver leurs pérégrinations, à tout le moins sur cette première heure de marche. Ce souci évincé, ne restait plus qu'à traiter un problème des plus épineux, et assurément imprévisible : celui que Kaster et Resha leur imposaient d'eux-mêmes.
Erik, Nakata et Dixan devisaient donc, sans gêne, au vu et au su de tous ; le membre de la Brigade Oraculaire lui-même, avachi à quelques pas de là, pouvait librement les épier et écouter le moindre de leur propos sans que cela ne semble véritablement les émouvoir. Force était de constater que la discrétion n'était pas indispensable : tant qu'ils demeuraient évasifs sur leurs propres intentions, tant qu'ils évitaient d'en dévoiler trop au sujet de leurs identités, Kaster pouvait bien laisser trainer ses esgourdes sans que cela ne puisse réellement leur jouer des tours.
— Mais quand même, soupira Erik avec abattement, je n'ai jamais entendu parler de la Brigade Oraculaire... ça n'a aucun sens !
— D'un autre côté, fit remarquer un Nakata sagace, c'est sans doute préférable. Si cette Brigade a pour but de surveiller les Sciotum qui se trouvent en dehors de notre frontière, le plus efficace afin de les protéger, c'est bien de cultiver l'ignorance à leur sujet...
— C'est humiliant, mais probable, admit Dixan. Nous ne pouvons pas partir du principe que nous sommes seuls favorisés par le Roi et l'Oracle. Il y a forcément des choses au sujet desquelles nous ignorons tout ; tout comme les citoyens ignorent beaucoup en ce qui concerne les Brigades Royales.
— Mais cela soulève tant de questions... Combien de Sciotums ? Où ? Sont-ils répandus sur tout le continent, ou seulement aux abords de Balhaan ?
— Vous ne répondrez pas à ces questions-ci non plus, hein ? ricana Nakata en se tournant vers Kaster.
— Bien deviné, rétorqua-t-il d'une voix blanche.
Comment trancher sur un sujet dont ils ignoraient tout ? Pour Dixan, les possibilités n'étaient pas innombrables. Ils pouvaient choisir de trimbaler Kaster et Resha avec eux, partant du principe qu'ils seraient leurs prisonniers jusqu'à ce que cette situation soit enfin éclaircie ; en d'autres termes, jusqu'à ce que Kale ait capitulé et qu'ils aient obtenu les réponses qu'ils désiraient du Roi et de l'Oracle en personne. Ils pouvaient également décider d'ignorer le membre de la Brigade Oraculaire, si c'était bien là sa véritable identité ; faire, en somme, comme s'ils ne l'avaient jamais croisé. Ou ils pouvaient choisir de le liquider, dans le doute...
Une telle hypothèse le répugnait au plus haut point, toutefois. Il lui semblait également qu'ils avaient plus à y perdre qu'à y gagner : cet inconnu en savait long sur les Cydylaïns, ce qui laissait à penser qu'il était effectivement natif de Balhaan, et les lieux n'avaient pas été investis par les troupes de Kale, qui se seraient empressées de se fournir en Cydylaïns si elles avaient eu vent de son existence. Il y avait donc fort à parier qu'il n'était ni un étranger, ni un traître ; ou, en tout cas, que sa traîtrise ne faisait guère de lui un allié de leurs ennemis. Sur cette base, chercher à l'exécuter semblait outrancier, cruel également. Ils devaient se contenter d'une autre piste, quitte à opter pour un moindre mal.
— Laissons-les ici, conclut-il en se relevant pesamment. Tenons-les à l'œil cette nuit, puis partons sans plus nous soucier de leur existence. Pour l'instant.
Erik et Nakata opinèrent du chef, bien que sans conviction franche, ni dans un cas, ni dans l'autre. Les alternatives n'étaient pas acceptables. Les emmener sur le front serait inutilement dangereux ; ils pourraient, s'ils étaient réellement louches, profiter de la première complication pour prendre la poudre d'escampette ou précipiter toute leur escouade vers bien des tourments. A contrario, si Kaster était réellement tenu par des vœux de protection, l'éloigner inconsidérément de ce Sciotum serait contre-productif à plus d'un titre... Akis, assis aux abords du feu, tendit les paumes en direction du brasier pendant que la suite des opérations était décidée par Erik.
— Kaster, nous allons vous demander de vous installer dans la même grotte que nous. Un binôme restera éveillé dans la grotte, un autre à l'extérieur, pour tenir le sentier à l'œil.
— On prend le premier tour à l'extérieur, Laley et moi, se dévoua Nakata en levant la main.
— Kurl et moi prendrons le premier dans la grotte, dans ce cas, compléta Dixan.
Tous approuvèrent plus ou moins communément ; puis on commença à se préparer à passer la nuit dans le coin, le vent glacial ne manquant pas de rendre cette tâche cruciale. Lorsque la lune se leva, ainsi, Akis alla se recroqueviller auprès des siens en espérant que les peaux qu'ils avaient étendues suffiraient à masquer la dureté de la pierre sur laquelle il leur fallait s'allonger. Cela ne fut pas totalement le cas, et le sommeil tarda à venir ; les respirations apaisées de ses pairs ne lui suffirent guère, en guise de berceuse, et la présence d'un ours dans la même caverne qu'eux, quand bien même Kurl et Dixan veillaient actuellement au grain, ne permit guère au rouquin de trouver la sérénité que son corps exigeait afin de s'assoupir.
L'envie de se soulager prit bientôt le pas sur le sommeil ; et le trac qui grandissait à mesure qu'ils s'approchaient de Kalk Azon convainquit finalement Akis de s'éclipser discrètement. Il avait besoin d'air. Ce fut tout juste si Dixan et Kurl lui jetèrent un regard, trop occupés à murmurer quelques palabres que nul ne pouvait distinguer sous les ronflements de Kaster et de son Cydylaïn. Finalement, il quitta la caverne et retrouva l'obscurité extérieure, la voûte céleste parsemée de lucioles stellaires, les bourrasques saisissantes que les monts jetaient sur lui, les bruissements que provoquaient les êtres nocturnes qui peuplaient ces ravins rocailleux.
Mais ce fut sur les silhouettes de Nakata et de Laley que son regard s'interrompit.
Ils étaient lovés l'un contre l'autre, côte-à-côte, à quelques pas de la grotte qu'il venait de quitter, profitant du couvert que leur offrait un rocher à peine plus large qu'un tonneau. Il aurait pu croire qu'ils profitaient simplement de la chaleur de l'autre s'il n'avait pas vu distinctement les doigts de Nakata glisser dans la chevelure de son amie, trop délicatement pour que cela ne soit tout-à-fait innocent. Il tressaillit, donc, convaincu d'avoir mit le doigt sur une vérité qu'il aurait mieux fait d'ignorer ; les deux autres soldats le remarquèrent alors et Laley se dégagea précipitamment de la silhouette de son commandant, non sans rougir passablement, sans doute un brin vexée d'avoir vu cette scène idyllique être interrompue de la sorte.
Plus naturel, comme toujours, Nakata se redressa en accueillant Akis d'un sourire quiet ; il prononça quelques mots d'une voix suffisamment basse pour que nul autre que le principal intéressé ne puisse les capter.
— Akis. Tu as du mal à trouver le sommeil ?
— Je... je... Désolé, je ne pensais pas... je ne voulais pas vous déranger !
— Pourquoi crois-tu que tu nous as dérangé ? interrogea Nakata dont le sourire grandissait.
— Parce que... ben... Vous... balbutia-t-il en réponse, dubitatif.
— Je te mentirais si je te disais que c'est un secret. Cela fait plus d'un an que Laley et moi sommes engagés dans une relation. Presque tout le monde le sait, dans notre Brigade comme parmi les anciens résidents de l'Orphelinat.
— La commandante... commença Akis, un sourcil arqué de scepticisme.
— J'ai dit presque, ricana Nakata avec désinvolture.
Akis ouvrit la bouche, comme pour répondre ; puis il capitula, bien incapable de trouver quoi dire sans crainte d'être futile. Bien sûr qu'elle serait entrée dans une rage folle si elle avait eu vent de cette relation, puisque tout ce qui concernait Nakata contribuait à la rendre furibonde... Laley eut d'ailleurs l'air passablement mal-à-l'aise, à l'évocation de son amie d'enfance ; sans doute avait-elle du mal à composer avec l'ancienne relation que son amant et Lida avaient entretenue fut un temps...
Mais ce secret de polichinelle mit bientôt en lumière certaines des tirades que Nakata avait formulées pour convaincre la Huitième d'agir selon ses ambitions, pour pousser Lida à accepter de porter la guerre jusqu'à Kalk Azon ; frappé d'un éclair de lucidité, le rouquin écarquilla les yeux et pointa un doigt en direction du fringant combattant, lequel accueillit son fugace accès d'intelligence avec franchise.
— Mais alors... Quand tu parlais de l'hérédité des pouvoirs de Cydystari...
— Oui. Laley et moi envisageons d'avoir des enfants. Et si rien ne change en l'état, ils seront condamnés à vivre à l'Orphelinat. Si mes théories sont exactes... ils seront même tués avant d'atteindre Corgenna, simplement à cause de l'identité de leurs géniteurs.
Abasourdi, les bras ballants, Akis jeta un regard à Laley qui, mutique, opina du chef avec un sourire peiné. Envers et contre toutes les règles que devaient ordinairement observer les membres des Brigades, le commandant de l'une d'entre elles réfléchissait très sérieusement à enfanter. Et plutôt que de se conformer à l'ordre établi, plutôt que d'obéir aux directives qu'un défunt ayant naguère régné avait édictées en son temps, Nakata préférait briser les conventions pour en établir de nouvelles.
— Donc, si tu as raison... commença à formuler Akis, que cette équation complexe rendait nauséeux.
— Notre enfant aura sans doute le potentiel de régner sur l'humanité, oui. Et c'est sans doute pour cela que le Roi et l'Oracle feront tout ce qui est en leur pouvoir pour l'empêcher de voir le jour. Ou, à défaut, pour l'éliminer avant qu'il ne devienne un véritable obstacle. Par peur qu'il les supplante tôt ou tard.
— Alors, tu veux nous... manipuler ?
— Non, rétorqua Nakata sèchement. Ce que je vous ai dit jusqu'à présent demeure fondé et réfléchi. Le fait que nous puissions avoir un jour un enfant, Laley et moi, n'est qu'un argument de plus. Je crois très sincèrement que nous sommes en danger, toutes et tous, et que le Roi est prêt à tout pour supprimer les membres des Brigades qui, selon lui, sont trop dangereux et menacent le système politique qui nous restreint aujourd'hui.
— D'ailleurs, enchaîna Laley d'une voix douce, nous espérons que notre enfant ne marchera pas dans nos traces. Qu'il fera autre chose de sa vie. Notre avenir à nous était orienté, circonscrit par notre nature d'orphelins. Nous croyons que si nous donnons à cet enfant l'amour qu'il mérite... il choisira une autre voie.
A nouveau silencieux, Akis se contenta d'opiner du chef sans oser en dire davantage. Cette information, néanmoins, contribuait à rebattre bien des cartes ; notamment à offrir aux décisions manifestement intrépides et irréfléchies de Nakata une dimension plus sage, plus stratégique. Le blondinet retourna s'asseoir au côté de sa chère et tendre ; mais pas sans, au passage, décerner un nouveau regard et une nouvelle phrase à son dernier élève en date.
— Garde cela pour toi, tu veux ? Nous avons prévu de tout dévoiler une fois de retour de Kalk Azon, quand le Royaume de Kale aura capitulé. Nous y verrons plus clair, à ce moment-là.
Le rouquin, une fois de plus, marqua son approbation d'un simple geste de la tête ; puis il retourna s'allonger en oubliant momentanément qu'il était en premier lieu sorti de la grotte pour vider sa vessie.
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