Chapitre 50

— Hein ?

Ce fut le seul mot que fut en mesure de formuler Akis, après qu'on l'eut ainsi désigné pour tenir un rôle aussi prestigieux. Certes, ce n'était pas une nouveauté : Nakata avait déjà explicité qu'il entendait faire du rouquin la pierre angulaire de sa stratégie militaire dans le conflit à venir... mais de là à le gratifier du titre de divinité, il y avait un monde. Cette sidération se répandit évidemment comme une traînée de poudre, a fortiori auprès de ceux qui avaient eu l'opportunité de côtoyer le natif d'Aville et de témoigner de ses nombreuses frasques. Ainsi, Sora lui-même fut secoué d'un éclat de rire nerveux pendant qu'Erik, pyrrhonien, secouait la tête de droite à gauche en semblant considérer qu'un tel plan n'en était pas réellement un. Voyant que ce pessimisme était partagé par la quasi-totalité des membres de la Huitième, le commandant de la Troisième entreprit de chasser ce sujet de discussion-ci pour s'aventurer sur un autre terrain, qu'il imaginait plus clément... et plus urgent, de surcroît.

— Peu importe ! Je vous en dirai davantage quand l'heure sera venue. Pour le moment, focalisons-nous sur la forteresse de Kalk Azon ; tant qu'elle sert de sanctuaire à l'armée adverse, elle représente à nos yeux un péril imminent. C'est trop facile, pour le Royaume de Kale, de nous atteindre depuis cette position... alors, pour le bien de Balhaan, il nous faut la conquérir.

— Soit, mais certains d'entre nous vont devoir rester en retrait, répliqua péniblement Rolan.

Le silence reprit son droit pendant que les regards, pudiques, évitaient de s'attarder sur les silhouettes qu'on devinaient condamnées à demeurer ici, au pied du Zygos. Pourtant, toutes les pensées s'orientèrent évidemment vers Nilly ; il allait sans dire que blessée comme elle l'était, encore incapable d'utiliser son membre restant avec une dextérité qui s'avérait indispensable sur un champ de bataille, elle faisait partie de ceux au sujet desquels la question ne se posait pas. Elle sembla en prendre conscience, puisqu'elle se redressa brutalement, la lèvre tremblante. Akis crut voir des larmes enragées briller dans ses yeux, l'espace d'un instant ; mais elle se tut, fit volte-face et quitta la pièce, toujours aussi aigre.

— Je... Je vais rester ici aussi, commença Andrek l'air penaud. Je ne suis pas à l'aise au combat, et...

— Non, trancha Lida avec énergie. Si on doit quitter Balhaan, on aura besoin de ton odorat pour déceler les menaces invisibles. Que tu combattes en première ligne ou pas n'y changera rien.

— Dans ce cas, répliqua Satin, c'est moi qui...

— Non plus. De l'autre côté des montagnes, les paysages virent rapidement au vert. Avec une flore omniprésente, ton don sera d'une aide incommensurable.

Ainsi, Satin, Andrek et Akis étaient d'emblée considérés comme expéditionnaires, à l'inverse de Nilly ; cela éclairait un certain nombre de situations différentes, mais restait encore une énigme à élucider. Qui pourrait bien rester ici, à la forteresse, afin de s'occuper du bâtiment et des bêtes ? Jade dut sentir qu'on envisageait fortement de l'y délaisser, puisqu'elle remua sur son assise avec anxiété. Mais elle s'en tint au silence, et nul ne l'évoqua d'entrée de jeu ; a contrario, Lida se tourna vers Silvia et Amara, prenant le temps de soulever une évidence.

— Vos facultés vous rendent particulièrement efficaces contre les automates du royaume de Kale. Vous serez de la partie. Malir, tu iras également. Tu serviras d'espion.

Les trois principaux intéressés opinèrent du chef avec rigidité, sans doute conscients du sérieux qu'il leur faudrait déployer dans un avenir proche : leurs rôles seraient cruciaux pour transformer cette tentative d'invasion en un succès des plus francs. Restait que de nombreux membres emblématiques de la Huitième n'avaient pas encore été appelés ; ceux dont le tour devait encore venir, donc, patientaient tantôt avec flegme, tantôt avec appréhension, dans l'attente d'un verdict qui devenait de plus en plus insupportable.

— Sora et Lani devront faire partie de l'expédition, reprit Lida après un instant de réflexion. Leur mobilité les rendra inestimables lorsqu'il s'agira de passer outre les défenses de Kalk Azon. A fortiori si nous nous y installons pendant quelques temps : il faudra conserver les remparts aussi intacts que possible pour qu'on puisse se retrancher derrière en cas de besoin.

Petit à petit, les noms s'accumulaient ; il allait sans dire que si Lida avait pu tous les citer, elle l'aurait fait sans hésiter une seule seconde. Malheureusement, cela ne pouvait pas être le cas : aussi poursuivit-elle avec un léger relent de fatalisme, presque mécanique.

— Il sera sans doute impossible de se passer des talents de combattant de Sylas. De la même manière, l'expérience de Rolan et d'Erik...

— Envoyez Erik. Mais laissez-moi ici, interrompit Rolan sans douter.

Surprise, la commandante se tourna dans la direction de son second en écarquillant les paupières ; bon nombre de leurs pairs l'imitèrent, ne s'étant guère attendus à ce que ce guerrier représentatif de leur unité se mette au ban de lui-même. Sa décision n'était pourtant pas irréfléchie, et il fit bientôt pleuvoir les arguments allant en ce sens ; tant et si bien que Nakata lui-même approuva d'un léger hochement de la tête.

— Vous n'aurez pas besoin de mon pouvoir, dans la mesure où vous combattrez majoritairement des automates qui ne disposent d'aucune pensée. Les soldats humains ne vous poseront pas problème. Mes talents seront donc moins utiles que les vôtres, moins utiles que ceux d'Erik, qui peuvent incarner une défense provisoire derrière laquelle vous retrancher. En outre, mes capacités s'érodent et mon corps n'est plus aussi performant qu'il y a dix ans. Si les combats s'enchaînent, je risque de vous ralentir. Je serai plus utile ici...

S'il semblait céder sa place sans l'ombre d'un regret, Rolan ne permettait néanmoins pas à la Huitième de passer à la suite : compte tenu de l'état de précarité dans lequel Nilly se trouvait placée, il allait sans dire qu'il fallait une paire de bras supplémentaires pour entretenir la forteresse en attendant le retour de la petite troupe aguerrie qui porterait la guerre jusque de l'autre côté des montagnes. Et il n'y avait plus qu'une seule membre de la Huitième dont le nom n'avait pas été cité... Jade, renfrognée, serra les poings et baissa le regard avec rancœur. Tous pouvaient deviner que la jalousie l'étreignait, à cet instant : qu'Akis soit ainsi catapulté sur les devants de la scène alors qu'elle était, une fois de plus, contrainte de demeurer en retrait l'horripilait au plus haut point. Mais alors qu'elle s'apprêtait sans doute à quitter la tablée aussi précipitamment que Nilly, Lida clama une sentence d'une voix claire qui prit tout le monde de court.

— Jade restera ici. Avec Rolan, Nilly, et moi-même.

Quelques exclamations désarçonnées fusèrent de part et d'autre de la pièce ; Nakata lui-même orienta un regard incompréhensif en direction de son éternelle rivale, comme s'il la voyait d'ores et déjà prendre part à cette invasion. Elle se tourna justement dans sa direction, le dardant d'un air acide avant de prendre la parole :

— Dixan prendra le commandement de l'opération en mon absence. Erik sera le responsable de la Huitième Brigade. C'est non négociable.

Le chevalier flamboyant sembla se tendre, l'espace d'un instant ; d'aucuns crurent qu'il allait protester et que cette discussion allait, une fois de plus, prendre des allures de querelles interminables... mais il capitula finalement, d'un hochement de la tête des plus rigides. Son assentiment ainsi formulé, Erik se fit néanmoins entendre : une position aussi prestigieuse ne lui seyait manifestement guère.

— Pourquoi moi ? Pourquoi pas Sylas, ou Silvia ?

— Non, il me semble évident que cela doit être vous, Erik, le corrigea Silvia. Lors de la bataille précédente, ce sont vos directives qui nous ont permis de tenir bon. Et votre expérience nous sera plus qu'utile.

— Je suis de cet avis également, ajouta Sylas, lapidaire comme toujours.

Lida approuva, puis se redressa pesamment ; son visage toujours traversé par une expression de douleur, elle acheva d'adopter une posture aussi droite que possible et énonça son verdict, le rendant sans doute un peu plus facile à tolérer du point de vue de Jade.

— Nous resterons tous les quatre à la forteresse en attendant mon rétablissement. Jade et moi traverserons ensuite les montagnes pour vous rejoindre à Kalk Azon. En attendant, nous enverrons une missive au bourgmestre de Lupinova, pour qu'il envoie un détachement de gardes occuper la forteresse en notre absence. Rolan ne sera pas seul, et Nilly pourra prendre le temps de se remettre de sa propre blessure.

Restait à savoir si le bourgmestre allait effectivement marcher dans une telle combine, alors qu'il apprendrait probablement bien vite que le Roi lui-même n'avait pas été mis au courant des décisions militaires de la Huitième Brigade... A ce sujet, rares étaient ceux qui cultivaient un optimisme débordant ; mais l'heure n'était pas aux conjonctures hypothétiques, et Nakata le rappela en frappant énergiquement ses mains l'une contre l'autre.

— Dans ce cas, tout est prêt pour notre départ. Nous n'avons plus qu'à préparer nos affaires, et qu'à prendre la route. Le plus tôt sera le mieux, si on entend effectivement empêcher Kale d'enterrer la Neuvième.

— Il serait déraisonnable de traverser les montagnes sans préparations conséquentes, rappela Erik avec pragmatisme. Prenons le temps de collecter des vivres, et de préparer des paquetages. Rien ne dit que nous arriverons à dormir au chaud, à Kalk Azon, si tôt la traversée réussie. Il nous faudra peut-être nous y reprendre à plusieurs fois...

— Peu probable, l'interrompit Nakata.

— Mais comme le dit le dicton, prévoir rend le pas assuré. Je suis d'accord avec Erik, intervint Dixan. De toute manière, nous ne sommes pas à une nuit près. Préparez vos paquetages avant de dormir, ce soir. Nous partirons demain, dès l'aube, pour profiter du soleil afin de traverser les montagnes.

Nakata capitula face à la volonté populaire ; faisait-il bonne figure devant Lida, ou mettait-il réellement de l'eau dans son vin ? Dans tous les cas, l'avenir ne dépendant plus de lui ; pas l'avenir proche, en tout cas, que Dixan allait devoir se charger d'éclairer pour eux. La sentence de ce dernier sembla sonner la fin de leur petite réunion ; tous se relevèrent alors, et se dispersèrent pour s'en retourner vaquer à leurs occupations. Une longue route les attendait, périlleuse comme jamais : mieux valait s'y préparer avec sérieux.

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