Chapitre 49
L'arrivée tant attendue de Dixan et de Kurl suffisait à engendrer de nombreux changements dans la vie routinière des habitants de la forteresse du Pic Zygos. Les deux anciens de l'Orphelinat étaient, à l'instar de bon nombre de leurs pairs, de formidables combattants ; ils avaient de nombreuses astuces à dispenser aux membres les moins aguerris de la Huitième, de manière à leur permettre de transcender leurs facultés actuelles, maigrelettes au vu des enjeux dantesques qui les attendaient encore. Pour Nakata, rien ne pouvait être laissé au hasard : il allait sans dire que chaque opportunité d'accroître leurs chances de victoire devait être saisie avec fermeté.
Ainsi, quelques jours supplémentaires s'écoulèrent sans qu'on ne daigne quitter le couvert qu'offraient les vieux remparts ceignant le donjon principal et la cour intérieure de la forteresse. Toutes les jeunes pousses, Akis et Satin tout particulièrement, purent bénéficier d'entraînements spécifiques et ciblés pour leur permettre de mieux appréhender les périls qu'ils devraient affronter dans un avenir plus ou moins proche. On exigea également d'eux qu'ils utilisent régulièrement leurs pouvoirs afin d'améliorer leur adresse dans ce domaine bien spécifique, lequel serait leur principal atout à faire valoir lorsque la guerre reprendrait son cours ; puis, enfin, quand on estima que l'heure était à l'audace, on entreprit de réunir tout le monde dans le hall principal du donjon. On y prit place dans un silence plus ou moins anxieux, que seules quelques rares paroles tâchèrent d'habiller, se réverbérant le long des colonnes poussiéreuses de ce lieu ancestral. Enfin, on observa Nakata et Lida, qui prirent place en bouts de table ; Dixan et Aiz, pourtant leurs égaux, préférèrent leur laisser ce prestige, par humilité ou par diplomatie.
Ce fut à Nakata qu'il appartint d'entamer les hostilités, non sans qu'il ne s'accapare au passage, comme de coutume, le regard assassin de la commandante Invincible.
— Je ne vais pas vous faire perdre votre temps en multipliant les circonvolutions ; il est précieux, plus que vous n'en avez encore conscience. Les premières incursions menées à l'initiative de la Royauté de Kale ont probablement dû servir à estimer les forces des Brigades. D'autres sont à craindre, plus massives, mieux calibrées. Si on veut mener la danse, on doit s'en donner les moyens. Il faut porter la guerre en dehors de nos frontières, et cesser de la subir.
— Et ce sans attendre les directives royales, observa Dixan avec détachement.
Nakata acquiesça généreusement ; mais il ne s'en tint pas qu'à cette approbation muette, bien sûr, et reprit son plaidoyer sans plus tarder. Il semblait considérer avec objectivité que ce parterre d'auditeurs-là ne lui était pas acquis : il devait faire preuve de davantage de finesse et de minutie qu'à Corgenna, où la majeure partie des soldats des Brigades n'attendaient qu'une opportunité à saisir afin d'entrer dans la légende.
— En précédant les directives royales, même, et sans en informer le Roi ni aucun autre décisionnaire du pays.
Quelques sourcils s'arquèrent, quelques bustes se redressèrent, quelques curiosités semblèrent piquées à vif ; il en profita pour rebondir et prolonger son monologue, non sans se lever pour capter la moindre once d'attention que ses collègues étaient susceptibles de lui octroyer.
— Le Royaume de Kale nous attaque sitôt la vision funeste de l'Oracle révélée à l'entièreté des dix Brigades, et s'en prend méthodiquement aux trois Brigades qui gardent la frontière. Cela ne vous semble-t-il pas trop propre ? Trop précautionneux ? Trop précis ? Rappelons que le Royaume de Balhaan a été autarcique pendant près d'un millénaire, qu'aucune communication n'a été entreprise entre nos deux états-majors pendant tout ce temps. La royauté de Kale doit bien sûr connaître la réputation des Brigades, ou du moins ce qu'il en reste à l'étranger... mais dans ce cas, pourquoi s'en prendre à trois Brigades spécifiquement ?
— Pour profiter de l'effet de surprise au maximum ? En nous nuisant pour affaiblir nos armées, se risqua Jade hasardeusement.
— Non, il a raison, la corrigea Rolan sans plus attendre. Il y a quelque chose de louche. Si l'ambition était de surgir pour nous écraser d'un coup d'un seul, pourquoi attendre notre retour de Corgenna ? Pourquoi ne pas l'avoir fait plus tôt, avant même notre départ, ou au cours des années passées ? Et surtout, pourquoi attaquer en trois endroits distincts avec des forces de frappe modérées ? Pourquoi ne pas focaliser tous leurs efforts sur un seul point ?
— Par peur des représailles, peut-être, songea Malir à voix haute.
— Peut-être, reprit Nakata en haussant les épaules. Mais si tel est le cas, c'est raté. Ils n'ont pas causé de grands dommages, sans vouloir offenser qui que ce soit : objectivement, la conclusion à ces trois batailles aurait pu être bien pire. Les trois commandants sont encore en forme, et capables de guerroyer... Il aurait été plus judicieux d'oblitérer une seule et unique Brigade que d'en égratigner trois. Donc j'envisage plutôt une autre possibilité. Admettons qu'ils aient attaqué précisément parce qu'ils ont eu vent de la vision de l'Oracle...
— Les délais concorderaient, concéda Erik en croisant les bras sur son plastron. Nous avons eu le temps de rentrer au Zygos, puis de nous y installer quelques jours avant que les soldats de Kale ne nous parviennent... A peu près le temps qu'il aurait fallu à l'information de voyager, puis à notre voisin de mettre sur pied une stratégie militaire pour nous porter un premier coup.
— Il y a une taupe, soit, évacua Lida d'un geste de la main désinvolte. Tu nous as déjà fait part de cette théorie. Mais pour corroborer cette thèse, tu avais évoqué le fait que seule la Huitième avait été prise pour cible ; qu'en est-il maintenant, alors que la Neuvième et la Cinquième ont également subi des escarmouches ? Cela me semble difficile à justifier.
— Oh, rassure-toi, difficile ne veut pas dire impossible, répliqua un Nakata des plus amusés. Je pense simplement que la taupe les a dupés.
Perplexes, les regards se croisèrent tandis que Nakata déroulait son opinion en profitant de chaque saillie par le biais desquelles on entendait le discréditer ; constatant qu'on lui laissait enfin le champ libre, il prolongea sans plus attendre.
— Les forteresses ont toutes un point commun : un Sciotum en leur sein. Elles ont justement été fondées pour protéger les puits les plus exposés, ceux qui se trouvent les plus proches des frontières extérieures. Et si notre espion, qui qu'il soit, avait décidé de demander à Kale de cibler les Sciotum en leur faisant croire que ceux-ci sont tous, et sans exception, sous la responsabilité des Brigades ?
— Si tel est le cas, il a forcément dû révéler l'utilité des Sciotums, répondit Kurl avec pessimisme.
— Evidemment, abonda Nakata. Quel meilleur moteur pour le Royaume de Kale, empêtré dans une guerre sanguinaire avec le divin Royaume de Bashan depuis plusieurs décennies, que la perspective d'une nouvelle arme secrète ? Les automates sont puissants, mais pas infaillibles, comme la Huitième a pu le prouver ; garnir leurs rangs de Cydystari serait le meilleur moyen de donner un second souffle à leur armée. De dénicher un ascendant conséquent sur leur éternel assaillant.
Estomaqués, tous demeurèrent pendus à ses lèvres tandis qu'il faisait la synthèse des discussions ayant eu lieu jusqu'alors, qu'il avait orchestrées d'une main de maître.
— Après la réunion, quelqu'un a contacté les hautes autorités du Royaume de Kale pour leur révéler le secret des Sciotums et la perspective de la chute prochaine du Royaume de Balhaan. Ce quelqu'un leur a menti, toutefois, en précisant que les forteresses gardées par les Brigades étaient les seuls lieux à abriter les puits du pays ; ou, en tout cas, les seuls accessibles depuis la frontière. Le Roi de Kale n'a pas eu d'autre choix que celui de tester nos ressources ; d'une part pour vérifier le bien fondé des informations qu'on lui avait livrées, comme la nature de nos pouvoirs et la présence de soldats d'élite aux abords des trois forteresses frontalières, d'autre part pour estimer le point le plus faible sur lequel déchaîner ses hordes en temps voulu. En d'autres termes...
— Ils vont attaquer la Neuvième Brigade d'Aristof à nouveau. Terminer le travail là-bas, récupérer le Sciotum, et essayer de provoquer la naissance de Cydylaïns qui pourraient venir garnir leurs armées, comprit Rolan dans un éclair de lucidité.
— Absolument, approuva Nakata. Avec une Brigade défaite, Balhaan sera plus vulnérable que jamais ; et si les rumeurs au sujet des Sciotums se répandent encore dans d'autres régions du continent, d'autres vautours pointeront bientôt le bout de leur bec pour réclamer leur dû. A ce moment-là, les Brigades n'auront pas d'autre choix que celui d'enchaîner les conflits.
— Mais tu partais du principe que la taupe était... Le Roi, non ? s'étonna Akis d'un air ingénu. Dans ce cas, il aurait plutôt dû demander au Roi de Kale de viser la Huitième, plutôt que la Neuvième, s'il compte bien nuire à la commandante...
— En effet. Cependant, pour obtenir ce qu'il veut, à savoir la chute des plus puissants membres des Brigades actuelles, il devait donner à Kale de bonnes raisons d'agir comme il le souhaitait. S'il s'était contenté de dire "Salut, j'ai besoin de vous pour liquider mes soldats les plus puissants, des types capables de ravager une armée à eux seuls, parce que je crains qu'ils ne déséquilibrent le système en place dans mon pays et ne nuisent à ma couronne, ça vous dirait de le faire sans aucune contrepartie ?", je pense qu'on peut tomber d'accord quant au fait que nos ennemis l'auraient probablement envoyé sur les ronces. En faisant en revanche passer l'information sous les radars, par le biais de commerçants cupides et bavards, par exemple, et en donnant à Kale une bonne raison de s'en prendre à nous, il évite ce désagrément prévisible...
Akis ouvrit la bouche, en quête d'une riposte à formuler ; mais puisqu'aucune ne lui vint, il se contenta d'opiner du chef sans conviction et de se murer à nouveau dans un silence des plus pudiques. Il avait peur d'avoir été impertinent et gauche, comme à l'accoutumée ; mais en vérité, il avait donné à Nakata l'occasion d'éclaircir une zone d'ombre, laquelle aurait été en mesure de tarauder bon nombre de ses pairs. Le prestigieux bretteur reprit sur le champ, en constatant que personne d'autre ne voulait tenter sa chance en le contredisant.
— Vous n'avez pas besoin de considérer le Roi comme un ennemi. Dans l'absolu, l'urgence reste la même : terrasser le Royaume de Kale avant que les pertes subies par nos Brigades soient intolérables. En somme, agir avant que la Neuvième ne soit brisée pour de bon.
— Si tel est le cas, répondit Dixan du tac-au-tac, Kurl et moi ferions mieux de foncer jusqu'à leur position. On pourra éviter le pire.
— Sans doute, concéda le lumineux commandant, mais on se priverait alors d'une opportunité inestimable de mettre un terme à ce conflit en peu de temps. Mon objectif est le suivant : traverser les montagnes pour arriver, de l'autre côté, à la forteresse de Kalk Azon... et l'assiéger. Y laisser les membres de la Huitième Brigade dans leur quasi-intégralité ; et remonter, en comité restreint, à la rencontre de l'armée principale que le Roi de Kale nous enverra sans doute à la figure en guise de riposte immédiate. La confronter, provoquer une débandade... Puis rentrer au pays, couverts de gloire et de succès.
— C'est simple, remarqua Erik, terre-à-terre.
— Simpliste, le corrigea Lida avec aigreur. Comment comptes-tu t'y prendre ? En admettant qu'on réussisse à conquérir la forteresse de Kalk Azon, ce qui ne devrait pas être impossible si on s'y prend bien, tu veux écraser une armée entière par le biais d'un groupe de... quoi ? Cinq, six combattants ? C'est illusoire.
— Tu es trop logique, Lida, sourit Nakata. Ton esprit manque d'imagination. En lieu et place de bataille rangée, je compte plutôt terrasser leur armée par le biais... d'un mythe. D'une légende.
Il pointa du doigt Akis, lequel tressaillit sur son siège avec hébétement ; puis il clarifia sa pensée, toujours aussi flamboyant et théâtral.
— Je veux les faire fuir devant l'omnipotence d'un nouveau Dieu. Une menace telle que plus jamais le Royaume de Kale ne développerait l'idée saugrenue de franchir nos frontières.
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