Chapitre 43


— Suis-moi.

L'invitation d'un être aussi mystique que Nakata ne pouvait être ignorée ; tant et si bien que lorsque le commandant de la troisième Brigade prit la direction de l'un des bâtiments annexes environnant le donjon principal, Akis lui emboîta le pas sans même réfléchir. Malir les suivit du regard, interdit, sans trop savoir que penser des nouvelles aspirations du natif d'Aville. Cette fièvre qu'il avait lue dans son regard tranchait si radicalement avec toutes les valeurs que leur nouvelle recrue avait incarnées jusqu'alors qu'il craignait qu'elle n'équivalait à une damnation. Mais si tel était le cas, existait-il un être plus pertinent que le fringant commandant pour lui apporter la salvation ? Aussi l'homme-invisible s'effaça-t-il volontairement de ce tableau, s'en retournant à son quotidien en essayant de réprimer l'inquiétude sourde qui lui remuait les entrailles.

Les deux membres des Brigades finirent par atteindre l'un des bâtiments qu'Akis ne connaissait que trop peu ; une espèce de débarras au sein duquel se trouvaient une poignée de meubles vermoulus, des tables, des chaises, des paillasses trouées par les rats. Quelques chandelles y projetaient profusion d'ombres lugubres, mais le rouquin n'eut guère le loisir de s'en inquiéter : ils n'étaient pas seuls, plus seuls, puisque tous les anciens résidents de l'Orphelinat s'étaient réunis céans, Lida y compris. La commandante, d'ailleurs, tiqua en les voyant l'un et l'autre pénétrer dans la pièce. Elle sembla cependant faire une fixette bien plus conséquente sur le rouquin, qu'elle n'attendait guère dans les parages ; et elle s'interrogea bien légitimement de l'objet de sa présence, de sa voix ferme et autoritaire.

— Akis ? Que viens-tu faire ici ?

— Il est avec moi, la coupa Nakata en s'emparant d'une chope remplie de bière des mains de Dixan. T'es trop jeune pour ça, laisse-la moi.

— J'ai vingt-huit ans, soupira avec lassitude le benjamin du groupe.

Il sembla à Akis que Dixan était habitué à faire l'objet de ce genre de traitements ; ses protestations ne semblaient être là que pour la forme, et attirèrent quelques sourires sur les visages d'Aiz, d'Emilia, de Laley et de Kurl. La légèreté dont était empreint ce moment ne demeura guère, toutefois : Lida ne semblait pas être satisfaite de la réponse offerte par Nakata et ne manqua pas de revenir à la charge, toujours aussi incisive.

— Tu n'es pas commandant du Zygos, s'il me faut te le rappeler. J'aimerais que tu cesses de te comporter comme tel, surtout en ma présence.

— C'est vrai. Mais je suis le plus fin bretteur de notre petite bande, et c'est en cette qualité que je lui ai demandé de me suivre. Figure-toi que ton petit protégé souhaite devenir un grand guerrier.

D'abord sceptique, Lida orienta finalement son regard en direction d'Akis, qui tressaillit sous le coup de cette attention dont il se serait bien passé. Elle chercha à décortiquer son expression faciale pour mettre le doigt sur la vérité que Nakata taisait mystérieusement. Après un instant d'hésitations, le gamin d'Aville décida finalement de tuer le suspens dans l'œuf : s'il n'était pas capable d'affronter l'aura de sa commandante, il ne pourrait jamais tenir la promesse qu'il venait de formuler à Malir. Aussi répondit-il d'une voix plus forte qu'à l'accoutumée ; mais pas sans se courber légèrement, craignant les remontrances éventuelles de sa supérieure ou les gausseries sardoniques de ce parterre prestigieux.

— Il... Il a raison. Je veux devenir... meilleur. Je ne veux plus risquer d'être un poids. Jamais.

Surprise, Lida commença par s'enterrer dans un mutisme qui sembla, aux yeux d'Akis, de bien mauvais augure. Elle s'offrit une rasade de bière avant de lui répondre, quasiment inexpressive.

— Je comprends.

Ces deux petits mots, à mille lieux de toutes les réponses auxquelles Akis aurait pu s'attendre, le sidérèrent tant et si bien qu'il nicta bêtement en lorgnant dans sa direction. Cela correspondait-il à ce qu'elle espérait, le concernant ? Avait-elle ardemment souhaité qu'il mûrisse, qu'il se prenne en main, qu'il fasse précisément le choix de cravacher durement pour rattraper le retard dont il souffrait vis-à-vis de ses collègues ? Dans tous les cas, cette petite réplique sembla exclure derechef le garçonnet de l'équation ; elle jeta donc à nouveau son regard et quelques mots assassins en direction de Nakata, qui sembla s'en flatter en arborant toute son irrévérence.

— Ce que je ne comprends pas, c'est ce que tu as à voir avec cette volonté. Il est mon subordonné. C'est à moi que revient la tâche de le former.

— Tu es procédurière, certes, mais pas assez pour ignorer que je ferais, le concernant, un bien meilleur maître d'arme.

— En quel honneur ?

— Nos pouvoirs respectifs, répliqua-t-il du tac au tac.

Elle se tut, une fois de plus, comme si elle entrapercevait le bon sens qu'il invoquait sentencieusement ; les observateurs du dialogue continuèrent à le suivre muettement, même si certains semblaient y prendre plus de plaisir que d'autres. Laley, silencieuse, laissait une tristesse infinie briller dans son regard, comme si elle ne supportait pas de voir ces deux êtres chers s'entredéchirer perpétuellement, au rythme de leurs innombrables joutes oratoires. Aiz, toujours aussi impénétrable, grogna en remuant sur la commode qui lui servait de siège tandis que Nakata reprenait la main avec assurance.

— Tu me l'as dit peu après mon arrivée... Il semble être en mesure d'emprunter le don des autres, pas vrai ? S'il emprunte mon pouvoir et que...

— C'est hors de question, vociféra-t-elle d'une voix haineuse.

Elle se redressa même, assez vivement malgré sa blessure encore douloureuse ; la tension demeura électrique tandis que Nakata s'offrait à son tour une généreuse gorgée de bière. Dixan et Kurl s'étaient crispés, comme s'ils s'attendaient à devoir intervenir d'une seconde à l'autre pour séparer leurs deux vieux amis. Salomon, placide et critique, ne manqua pas de les rappeler à l'ordre amèrement.

— Par les Yeux de l'Oracle, vous n'avez plus quinze ans. Comportez-vous dignement. Vous couvrez vos prédécesseurs d'opprobre.

— Il se fout de ses prédécesseurs, tout comme il se fout de ses successeurs, de ses collègues, des citoyens, de tout le monde. Il n'est qu'une boule d'égoïsme. Tu n'aurais jamais dû devenir commandant, Nakata. Tu es une insulte à notre fonction.

— Diantre, comme tu y vas, ricana son interlocuteur. Enfin, lâche-toi, si ça peut te permettre d'accepter la réalité. Personne n'est mieux placé que moi pour apprendre à Akis à se défendre. Si tu veux accroître ses chances de survivre drastiquement, il doit bénéficier de mon entraînement.

— Tu lui ferais vivre un martyre, répliqua-t-elle sans l'ombre d'un apaisement. Il est hors de question que je te laisse l'écharper, quel qu'en soit le prétexte. Il relève de ma responsabilité. Je le protégerai de toutes les menaces, et tu en es une.

— Tu ne réponds pas sur le fond, encore une fois. Affirme ne serait-ce qu'une seule fois que je ne suis pas le mieux placé pour le faire progresser, et je lâche l'affaire.

Il affichait un sourire impertinent ; elle, un masque de hargne. Pourtant, leur dispute sembla s'arrêter là... ou, à tout le moins, marquer un arrêt éphémère. Les poings crispés de Lida laissaient à penser qu'elle n'allait pas tarder à empoigner son vis-à-vis pour le noyer sous les coups lorsqu'une autre voix se fit entendre : Aiz, possiblement lassé de ce petit spectacle, sembla être le plus à même de trouver une conclusion acceptable aux yeux des deux commandants que tout opposait.

— Je vais encadrer l'entraînement, Lida. La Quatrième Brigade n'est pas en danger. Ils n'ont pas besoin de moi, dans l'immédiat. Je peux rester encore un peu.

Elle se détendit un petit peu, même si elle ne formula pas l'ombre d'un consentement ; Nakata opina du chef vigoureusement, a priori satisfait de la tournure de cette discussion. Puis il donna sa chope à Akis, qui l'empoigna avec maladresse sans trop savoir qu'en faire, avant de frapper ses mains énergiquement, l'une contre l'autre : son sourire revint à la charge, toujours plus mièvre, et il reprit sans plus attendre.

— Maintenant qu'on a un accord, passons donc au sujet suivant ! On est tous réunis, c'est donc le bon moment pour évoquer la suite...

— Je ne suis pas certain de vouloir entendre un mot de plus, l'interrompit froidement Salomon. J'ai déjà du mal à accepter le fait que tu aies menti au Roi ; alors tes manigances, vraiment, ne m'intéressent pas.

— Salomon, commença Laley doucement.

— Non, trancha-t-il avec rudesse. J'ai donné ma parole, en souvenir de la vieille époque : je ne parlerai à personne de votre présence sur le Zygos. Mais ne me demandez pas de le suivre dans ses théories fumeuses. Je sers Sidoni. Elle sert le Roi et l'Oracle. Si vous voulez nuire à Balhaan, vous m'aurez sur votre route.

Sur ces entrefaites, il se redressa et quitta l'assemblée sans même un regard pour ceux qui la constituaient. Un silence pesant s'installa, à peine troublé par les respirations profondes du colossal Aiz ; puis Dixan, avec force regrets, prit la parole d'une voix blanche.

— On aurait dû s'y attendre. Sidoni est une fanatique. Et Salomon, quoi qu'il en dise, est trop influençable...

— Les gens changent, abonda Emilia. Et je dois admettre que tous tes raisonnements n'ont pas suffi à me convaincre non plus, Nakata. Oui, tout ça se tient, mais... Pourquoi le Roi aurait-il attendu pour nous liquider ? Certes, les pouvoirs de nos Cydylaïns n'étaient pas connus à l'époque, mais pourquoi ne nous aurait-il pas simplement fait assassiner dans le berceau ? Les orphelins n'ont aucun lien, avec personne, et encore moins avec leurs géniteurs. Il est si facile d'en faire disparaître...

— Ce n'est pas parce que tu soulèves une incohérence ou une zone d'ombre d'un raisonnement que tu le rends absolument caduc, ricana un Nakata désinvolte. Je ne sais pas pourquoi le Roi nous a laissés vivre, je ne sais pas pourquoi l'Oracle a fait de nous des commandants... Ce que j'imagine, c'est qu'ils n'avaient pas pris la mesure du danger que nous pourrions représenter, une fois parvenus à l'âge adulte. Qu'ils ne savaient pas que nous deviendrons si puissants. Ou plutôt qu'ils espéraient vainement le contraire.

— Sauf mon respect, répondit Kurl, je n'ai pas spécialement envie de renier tous mes devoirs de soldat sous prétexte que tu te méfies du Roi et de l'Oracle.

— Je le comprends ! Et c'est pour ça que mon prochain mouvement n'impliquera ni le Roi ni l'Oracle.

La curiosité piquée au vif de ses camarades l'emporta sur la méfiance ; sachant qu'il avait encore gagné cette manche-ci, le merveilleux épéiste offrit aux membres de l'Orphelinat la suite de sa stratégie.

— Occupons-nous du Royaume de Kale. La Huitième Brigade protégera le Zygos. Nous autres ferons marche sur Kale, nous séparerons en deux groupes, et briserons leurs armées d'automates.

Circonspect, Dixan fronça les sourcils en se demandant si Nakata n'était pas en train de perdre la boule ; encore plus critique, Lida secoua la tête avec mépris.

— Avec une seule de leurs escouades, ils ont bien failli causer la perte de la Huitième. Et tu voudrais qu'on l'emporte à sept contre la totalité de leurs armées ?

— Je n'ai jamais dit sept, répliqua l'épéiste avec finesse.

— Salomon refusera catégoriquement d'en être.

— Et je n'ai jamais dit que je comptais sur lui.

Tous plus ou moins perplexes, les autres orphelins échangèrent une poignée de regards dubitatifs tandis que Nakata, avec une lenteur infinie, se tournait en direction d'Akis. Lorsqu'il le pointa du doigt, le cœur du rouquin manqua un battement ; celui de Lida, probablement deux.

— L'Orphelinat ouvrira la voie à celui qui deviendra le héros de Balhaan. Le pourfendeur du Royaume de Kale. Akis, le Sauveur du Peuple... Ça sonne pas trop mal, non ?

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