Chapitre 42
La vie reprit son cours. Inlassable. Imperturbable. Comment aurait-il pu en être autrement ? Laley et Nakata demeurèrent néanmoins à la forteresse du Pic Zygos, au plus grand déplaisir de Lida. Celle-ci ne les chassa pas, et fit même, contre toute-attente, preuve d'hospitalité en ordonnant à ses subordonnés de leur préparer une chambre à chacun. Akis finit par comprendre que cette bienveillance ne se prolongerait certainement que jusqu'à l'inhumation des dépouilles de Merogor et de Keylan ; après tout, tous les orphelins avaient bien connu le brave soldat. Il était légitime qu'ils puissent toutes et tous se recueillir une ultime fois à son contact.
Les autres orphelins, d'ailleurs, ne tardèrent guère à pointer à leur tour le bout de leurs nez. Aiz, Emilia, Salomon, Dixan et Kurl leur parvinrent moins d'une semaine plus tard et se mirent tous au travail ; ils contribuèrent à préparer le festin du soir, à rénover la forteresse, à débarrasser le champ de bataille des carcasses des automates ayant causé tant et tant de tourments à leurs alliés. Puis vint le soir ; et on décida finalement de se réunir devant les deux tombes creusées quelques jours plus tôt par les efforts communs d'une poignée des membres de la Huitième Brigade.
Les traits étaient tirés ; la tristesse palpable ; la colère aussi. Ceux qui en témoignaient le plus étaient probablement Nakata et Lida ; pas seulement parce qu'ils devaient composer l'un avec l'autre, mais aussi et surtout parce qu'ils comprenaient que tout leur pouvoir n'avait pas pu leur permettre de sauver ce vieil homme valeureux. Parce qu'ils comprenaient qu'ils avaient, une fois de plus, dû s'en remettre à lui. Il avait été ce qui s'était le plus rapproché d'un père, à leurs yeux ; et c'était leur impuissance qui, en ligne droite, avait conduit à son trépas.
Un cortège des hommes les plus solidement bâtis, composé d'Aiz, d'Andrek, d'Erik, de Kurl et de Sylas apporta finalement les corps. Ce fut la première fois qu'Akis déposa ses yeux sur les traits apaisés de l'un et l'autre des deux cadavres ; il détourna finalement le regard, honteux, craignant qu'ils ne lui jettent à la figure qu'il était le responsable de leur disparition.
Le froid avait rempli son office, en les préservant et en leur conférant une sérénité éternelle. On les déposa dans leur nouvelle demeure à contrecœur ; on se crispa, on hoqueta, on larmoya, mais on se tut tandis que les préposés aux tâches physiques s'emparaient des pelles qui trônaient céans et entreprenaient de recouvrir les deux corps brisés et exsangues. Lorsque ce fut fait, les six combattants rejoignirent leurs pairs et vinrent se planter à leurs côtés ; puis on fit silence, et on laissa à la nuit la charge d'emporter les âmes de ces deux courageux soldats.
Akis entendit distinctement Laley et Dixan pleurer ; ils étaient au nombre de ceux qui, s'étant récemment confrontés à la réalité de la disparition de Merogor, avaient eu le moins de temps pour se préparer à cette scène déchirante. Il comprit à ses frémissements que Sora lui-même n'était pas loin de céder, mais qu'il tâchait de préserver les apparences. Il se demanda si, lui aussi, il avait pleuré les premières nuits ayant suivi la bataille ; mais il fit finalement le vide dans son esprit en constatant qu'aucune tristesse ne l'accablait plus, lui, le gamin d'Aville.
Pourquoi ? Pourquoi n'avait-il plus la force de geindre, de hurler, de s'effondrer, de maudire ? Pourquoi ne ressentait-il plus rien, comme si on avait anesthésié son âme afin de lui épargner de bien trop nombreux tourments ? Il lui semblait, à cet instant, que plus rien n'importait. Il se demanda même s'il aurait été tenté de prendre les armes s'il s'était avéré qu'un automate avait survécu jusqu'à ce jour, piteusement caché sous les dépouilles de ses pairs. Il en douta, l'espace d'un instant ; puis un chant résonna, sur sa droite, et il se figea en entendant cette voix claire, presque féérique, se réverbérer jusqu'aux hauteurs du Zygos.
Nakata chantait. De sa voix la plus douce, la plus calme ; bien loin de celle qu'il avait utilisée pour leur ouvrir les yeux sur l'apparente duplicité qu'entretenaient l'Oracle et le Roi à l'encontre des Brigades Royales et de l'Orphelinat. Akis se demanda s'il était un talent dont le fameux épéiste était dépourvu ; il en douta tandis que ses paupières se fermaient, se crispaient, et laissaient finalement s'échapper une poignée de larmes. Il tenta de contenir cette tristesse qu'il avait crue disparue, serra les poings et les mâchoires sous le poids de cet effort incommensurable... puis il céda, comme nombre des siens, sous les sanglots et le désarroi.
Il n'avait que très peu connu Merogor, cet homme bourru, ce retraité aux accents vulgaires, mais il avait rapidement deviné qu'il s'agissait d'un individu hors norme. Sa bravoure et son sens du sacrifice l'avaient prouvé. Quant à Keylan, il ne pouvait pas prétendre que cet être malicieux, qu'il avait pris pour malfaisant, lui avait tout de suite plu : a contrario, il s'en était méfié comme de la peste dès lors que ce dernier avait commencé à le tourmenter, à la faveur du couloir menant à la salle de bains de la forteresse. Mais le dernier discours qu'il lui avait réservé ainsi que sa décision unilatérale de donner sa vie pour préserver celle de la commandante en faisaient assurément un soldat d'une loyauté indicible. L'un et l'autre manqueraient cruellement à Balhaan, alors que de sombres heures s'annonçaient à l'horizon.
La voix du commandant, toujours aussi mélodieuse, retomba finalement du haut de la falaise sous la forme d'incessants échos, tous plus graves et plus profonds. La montagne sembla vouloir prolonger cette merveilleuse mélopée pour rendre hommage à celui qui l'avait pendant longtemps si intensément aimée, elle, l'inhospitalière, la terrible, celle qu'il était habituellement de bon ton d'abhorrer. Mais bientôt, le chant de Nakata se tut ; le blond fit volte-face et s'en retourna dans les entrailles de la forteresse tandis que les autres résidents de l'Orphelinat se dispersaient également, ayant pour la plupart grand besoin d'un brin de solitude. Ne demeurèrent ainsi plus que les membres de la Huitième, qui devaient enterrer un autre de leurs pairs ; et Lida fit quelques pas, se rapprochant de la stèle grossière qu'on avait taillée en l'honneur de ce serpent de Keylan. C'était la première fois qu'elle avait à s'exprimer à la suite de la disparition de l'un de ses pairs ; elle pria intérieurement pour qu'elle réussisse à trouver les mots justes, mais sut instinctivement qu'il n'était aucun monologue qui pourrait rendre à ses subordonnés leur insouciance de naguère.
— Keylan... Nous te remercions. Je te remercie. Au-delà de ton sacrifice, au-delà de ton dévouement, je te remercie pour ces quatre années que tu auras passées à nos côtés, en tant que membre de la Huitième Brigade. Tu n'étais pas exactement le camarade le plus enthousiaste ou le plus divertissant, nul ne le niera ; mais tu étais un homme critique, pertinent, attentif. Tu as su conserver la tête froide en toutes occasions, malgré ton inexpérience et ton jeune âge... Ta maturité a toujours forcé le respect. Sois assuré que nous porterons longtemps les fantômes de ta droiture. Tu peux partir... en paix.
Akis crut que Lida allait se laisser aller à une quinte de sanglots ; qu'elle allait s'effondrer, à son tour, comme tant d'autres... mais il n'en fut rien. Superbe, imperturbable, elle se rapprocha de la tombe de son salvateur subalterne et y déposa une poignée de saxifrages, l'une des rares fleurs qui pouvait s'accommoder du climat du Zygos. Elle réitéra ce geste au-dessus de la dépouille de Merogor puis s'en retourna jusqu'au donjon principal, rapidement épaulée par Lani. D'autres la suivirent sans piper mot ; mais Akis décida de rester encore un peu, détaillant stupidement les pétales clairs qui frémissaient sous le froid ambiant.
Il sentit finalement une main se poser sur son épaule ; il pivota sans grande conviction et découvrit Malir, le visage déformé par une douleur indescriptible. S'il fut tenté d'esquisser un geste de recul, le rouquin comprit rapidement que son malicieux camarade n'était pas venu le voir pour le tourmenter et lui faire payer la disparition de ces deux héros ; ce fut en vérité tout le contraire qui eut lieu, puisque pour la première fois depuis leur dispute au chevet de Lida, l'homme-invisible lui ouvrit son cœur avec peine.
— Akis, je... Je suis désolé. Ce que je t'ai dit, l'autre jour, c'était... odieux. Je ne sais pas ce qui m'a pris... J'ai paniqué, en voyant Lida dans cet état... J'ai cru qu'elle allait... qu'elle était condamnée. Mais même si cela avait été le cas... Rien ne me donnait le droit de t'injurier de la sorte. C'était vil. Pardon.
Le natif d'Aville, surpris, eut besoin de quelques secondes pour comprendre pleinement le sens de ces excuses ; puis il retrouva un semblant de contenance et secoua la tête énergiquement, sous le regard surpris de son vis-à-vis. En déposant son regard sur les deux sépultures, il répondit d'une voix basse et empreinte de regrets, des tourments qu'il s'était infligés à lui-même pendant de nombreux jours.
— Non. Je comprends que tu m'aies dit ça. Je... je pense que je l'aurais fait aussi, à ta place. Je venais d'arriver. J'ai été incapable de me défendre moi-même... J'ai dû voler son pouvoir à la commandante pour survivre. Aux dépens de Keylan. Peu importe les excuses qu'on me prête, c'était lâche.
Il se racla la gorge et s'essuya les yeux du revers de la main : puis il se tourna en direction de Malir et reprit la parole avec d'autant plus de fièvre et de conviction, brûlant d'une détermination qu'il n'avait jamais ressentie.
— Je changerai. Je vais m'entraîner. Devenir plus fort. Je me rattraperai. Un jour, ce sera à mon tour de vous protéger.
Malir, désarçonné, tressaillit face à l'ardeur qui resplendissait au sein du regard habituellement si apathique de son camarade. Il voulut lui répondre, mais hésita, dans un premier temps : puis un autre intervenant l'en empêcha. Dans leur dos, une voix qu'ils commençaient à connaître résonna ; et lorsqu'ils firent demi-tour, ce fut pour remarquer le commandant de la troisième Brigade, Nakata, qui semblait avoir voulu profiter d'un instant d'isolement auprès de Merogor et qui avait vraisemblablement surpris leur discussion.
— Dans ce cas, Akis, j'ai peut-être quelque chose à te proposer.
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