Chapitre 41


Il s'en était retourné auprès des siens pour continuer à préparer les sépultures qui accueilleraient les corps des deux défunts ; puis, une fois cela fait et la nuit tombée, il s'était rendu, en compagnie de ses cinq collègues, dans le hall du donjon principal afin d'y bénéficier d'un repas copieux. Aucun d'entre eux n'eut l'audace de troubler ses pensées par quelque sollicitation surprenante : il eut ainsi tout le loisir de ressasser les propos que Lida avait tenus à son égard, et qui avaient assurément fait sauter un verrou pudique qu'il avait apposé à sa propre psyché. Pouvait-il réellement, tel qu'elle pensait le percevoir, devenir un membre éminent de la Huitième Brigade Royale de Balhaan ? S'il se décidait à tenter l'expérience, sa route continuerait-elle à se paver du corps de ses proches ? Et surtout, son absence pourrait-elle remédier à leur éventuelle fin tragique ?

La commandante avait fait l'effort, soutenue par Amara, de descendre de son bureau jusqu'à l'atrium pour prendre son repas à leurs côtés ; cela permit à ses subordonnés de constater que ses bandages étaient moins rougis qu'ils ne le craignaient, et que la blessure semblait effectivement se résorber, bien que progressivement. Quelque peu rassurés, toutes et tous profitèrent alors du potage qu'Erik et Lani avaient préparé pour eux... jusqu'à ce qu'Andrek, les sens aux aguets, ne redresse la tête sèchement, s'accaparant instamment l'attention de ses compagnons qui, jusqu'à présent, n'avaient pas osé briser le calme ambiant.

La tension monta d'un cran ; tous se mirent à craindre que de nouveaux ennemis n'essayent de profiter du crépuscule pour les envahir, pour achever le travail qu'avaient entamé leurs trois cent premiers bourreaux. Andrek, cependant, tâcha de rapidement rassurer ses pairs : le faciès qu'il afficha fut curieux, perplexe même, mais en aucun cas alarmé par l'approche des deux êtres dont il parvenait à capter les fragrances encore lointaines.

— Qu'est-ce que... Qu'est-ce qu'ils font ici...

Il bredouilla ces quelques mots, sans trop se soucier du regard pesant que ses amis portaient sur lui. Après un instant de silence, au cours duquel toutes et tous demeurèrent pendus à ses lèvres, il sembla comprendre qu'on attendait de lui qu'il daigne décliner l'identité de ces individus qui progressaient en direction de la forteresse. Il n'en eut finalement pas l'opportunité : les portes de bois massives qui menaient jusqu'à l'extérieur s'ouvrirent pendant qu'un vent glacé venait hurler jusqu'à leurs auges en remuant énergiquement les flammèches des candélabres. Deux silhouettes vêtues d'un manteau de voyageur ample et grisâtre pénétrèrent dans la salle sans plus attendre, avec un empressement qui retranscrivait assez fidèlement leur inquiétude ; dans leurs dos, deux paires d'ailes d'un blanc immaculé semblèrent se résorber, s'en retourner sous le couvert de leurs omoplates. Puis les inconnus, qu'Akis fut tenté de prendre pour des anges, se rapprochèrent à pas brusques ; ils relevèrent enfin leurs capuches, dévoilant leurs traits aux membres de la Huitième.

— On était en route quand... Merogor ! Est-ce que c'est vrai, questionna Nakata en plantant son regard dans celui, d'airain, de la commandante meurtrie.

Son regard était anxieux, son attitude agitée ; dans son dos, Laley affichait une mise grise, et semblait à deux doigts d'éclater en sanglots. Les deux membres de la troisième continuèrent à se rapprocher jusqu'à ce que Nakata ne vienne déposer ses mains sur la table au bout de laquelle se trouvait Lida ; de part et d'autre du meuble, ils se jaugèrent un instant avant que la commandante ne daigne répondre à son interrogation.

— Oui. Keylan également. Les rumeurs disent vrai.

Laley porta une main jusqu'à sa bouche, interdite, consternée ; Nakata serra les poings et frappa d'un coup sec sur le bois de la table en se courbant, en camouflant son visage sous une cascade de cheveux dorés. Akis, cantonné au rôle de spectateur comme bon nombre de ses pairs, eut toutes les peines du monde à comprendre que cette vision-ci n'était pas fantasmée : ce paon de Nakata, cet être qui avait semblé insouciant à l'extrême, cet homme fringant qu'aucun défi n'éprouvait ni n'effrayait avait en l'occurrence l'air d'être au bord de la rupture. La plupart des autres membres de la Brigade étaient aussi désarçonnés que lui d'observer un tel cador subir pareil abattement ; mais Rolan, dont l'esprit demeurait vif, ne manqua pas de mettre le doigt sur une information que le blond avait formulée sans même y penser.

— Minute... Vous étiez déjà en route avant que la nouvelle ne vous parvienne ? Vous ne deviez pas partir pour la Mer Exerragi ?

Ces questions, plus que légitimes, attirèrent l'attention de ses collègues dont les yeux plongèrent derechef sur la silhouette du troisième commandant ; ce dernier soupira bruyamment, se passa une main sur le visage et se redressa, laissant éclater au grand jour la tristesse qui débordait de ses yeux sous la forme d'une paire de larmes esseulées. Il n'attendit pas plus longtemps pour répondre au quadragénaire ; mais ses mâchoires, crispées, et son regard, terne, laissaient à penser qu'il se contenait pour ne pas hurler de frustration.

— Non. Je savais... Enfin... Je supposais que vous seriez les premiers à être pris pour cibles. J'ai envoyé Hate et le reste de la Brigade rejoindre l'Union... mais avec Laley, nous avons pris la route pour vous rejoindre, et vous aider à défendre le Zygos. Secrètement.

— Le Roi... commença Erik avec hébétement.

— M'imagine à bord du Phoenix, la caravelle de la Troisième Brigade, quelque part entre les criques de Corgenna et de Tralas. Loin du Zygos, en somme.

Cette nouvelle tomba si subitement sur l'ensemble des membres de la Huitième qu'ils eurent besoin d'une paire de secondes pour l'enregistrer en leur for intérieur. Elle était d'autant plus désarçonnante que c'était Nakata qui avait insisté, à l'occasion de la réunion, pour que le Roi daigne les envoyer, lui et ses subordonnés, à l'autre bout du monde en quête d'alliés. Croyait-il que sa présence n'était pas indispensable pour mener cette mission à bien ? Partait-il du principe qu'il pourrait être plus utile ailleurs, dans un rôle de protecteur qui lui seyait à merveille ? Une autre question titillait les esprits sagaces de Rolan, de Sylas, de Silvia aussi ; mais ce fut bien Lida qui la posa, la première, non sans fusiller du regard son ancien amant.

— Tu veux dire que tout cela n'était qu'une mascarade ? Tu as menti... Tu nous as joué ton numéro dans le seul but de duper le Roi ?

— Je ne pouvais pas prendre le moindre risque d'échouer, Lida. Si je vous avais placé dans la confidence, j'aurais pu échouer. Ton opposition était indispensable pour crédibiliser ma position.

— C'est exactement à cause de ce genre de petits tours que tu me tapes sur les nerfs, lâcha-t-elle avec colère.

— J'en ai conscience. Mais sauf ton respect, je m'en fous, Lida. Il n'est pas question de reconquérir ton affection, ou de préserver mon honneur. Il est question de sauver les Brigades.

— Sauver les Brigades, souligna Rolan en arquant un sourcil. N'est-ce pas ce que le Roi essaye de faire, lui aussi ?

Ce fut presque avec un soupçon de tendresse que Nakata jeta ses yeux et un sourire en direction de son aîné ; Rolan, malgré toute son intelligence, avait eu le temps de s'abreuver des mythes qui enrobaient les Brigades et empêchaient ses membres de réfléchir avec toute leur pertinence au sujet de leur propre condition. Alors, comme pour lui répondre, le commandant de la Troisième se tourna en direction d'Akis, dont il ignorait encore les tourments ; puis il ne manqua pas de l'inclure contre son gré dans leur discussion, le tout sous l'incompréhension des confrères et consœurs du roux d'Aville.

— Tu te souviens ce que je t'ai dit en te menant à l'Orphelinat ? Au sujet des Cydystari ?

— Qu'ils étaient de plus en plus forts, bredouilla le jeune homme en essayant de ne pas se couvrir de ridicule.

— Mais encore ?

— Que le Roi... que le Roi et l'Oracle essayaient peut-être de brider la puissance des Brigades. En empêchant ses membres de se reproduire.

— Encore cette théorie fumeuse, tiqua Lida avec acariâtreté. Je ne te pensais pas irresponsable au point de délaisser tes devoirs au nom d'un tel fantasme...

— Minute, la coupa Nakata en s'attirant, une fois de plus, un regard haineux. Akis, si tu étais à la place du Roi, que tu constatais que la puissance des commandants échappait à ton contrôle et que la plupart d'entre eux étaient issus de l'Orphelinat, que chercherais-tu à faire ?

— Je... Je ne comprends pas...

— Fais un effort, Akis. Mets-toi à sa place. Tu ne possèdes aucun pouvoir. Ta légitimité est établie sur une simple ligne de succession, et tes propres mérites ne se comptent que sur les doigts d'une main. En contrepartie, les Brigades abondent d'individus hors normes, révérés par les citoyens de Balhaan, dotés de pouvoirs de plus en plus sensationnels...

— Je ne sais pas ce que...

— L'Orphelinat ! s'emporta Nakata, faisant sursauter plus d'un spectateur sous l'éclat de sa voix cristalline. Ils utilisent l'Orphelinat, depuis la nuit des temps, pour savoir combien de membres des Brigades se reproduisent ! Pour savoir combien de leurs enfants se destinent eux-mêmes à rejoindre les Brigades, à leur tour ! Notre génération dorée ! Huit orphelins, tous compris entre la première et la vingtième place du classement des Brigades !

— Nakata, le rappela à l'ordre timidement Laley en posant une main douce sur son épaule.

— Nous sommes quatre. Sur huit. Quatre commandants, sur huit enfants issus de l'Orphelinat, pour notre génération. Emilia, Salomon et Kurl sont tous seconds de leurs Brigades respectives. Laley elle-même le serait, sans la présence d'Hate à mes côtés. Vous n'êtes pas capables de le voir ?

Les membres de la Huitième échangèrent quelques regards abasourdis ; les uns s'en tenaient à un masque d'indifférence sans parvenir à taire les anxiétés que leurs entrailles manifestaient là où les autres, bien qu'encore dubitatifs, semblaient commencer à se laisser convaincre. Lida elle-même avait plissé les yeux avec méfiance sans oser prendre la parole pour se gausser des angoisses de son vis-à-vis. Le raisonnement du formidable bretteur était cohérent : et il menait sur des conclusions logiques, que tout le monde était désormais en mesure de tirer, mais que Nakata leur jeta au visage sans le moindre état d'âme.

— Après avoir tenté de limiter la puissance des membres des Brigades par le biais de l'Orphelinat, et de la règle de la non-reproduction, ils passent à la vitesse supérieure. Le renouvellement du sang. Ils vont faire en sorte de conduire la plupart des membres actuels jusqu'à l'abattoir. L'idée du Roi d'élargir les Brigades ne vient pas de nulle part ! Il veut que des villageois n'ayant compté aucun ancêtre au sein des Brigades prennent notre place. Il veut, en somme, que la puissance des Brigades revienne à un niveau plus ordinaire. Lida, Mezagar, Dixan, Ajima... Je suis persuadé que tous disposent d'un grand nombre d'ancêtres Cydystari.

— Mais la vision de l'Oracle, protesta faiblement Jade.

— Si l'Oracle dit à voix haute que tous les chevaux du pays vont mourir, le nombre de bœufs vendus explose dans la foulée, trancha Nakata avec énergie. Ils sont les deux têtes de l'aigle bicéphale, les deux régents du pays. Cette vision pouvait tout-à-fait être une invention.

— Non, répliqua Sora en se mordant la lèvre inférieure. Le Royaume de Kale nous a attaqués...

— Parlons-en, de cela aussi.

Méthodiquement, il brisait la moindre de leur conviction ; et ce fut avec d'autant moins de miséricorde et d'autant plus de franchise qu'il répondit à Sora.

— Le Royaume de Kale, le plus faible de nos trois voisins, attaque la forteresse du Pic Zygos en passant par les montagnes pour s'en emparer. Alors qu'elle est occupée par Lida, l'Invincible soldate... Une attaque surprise sur le lieu le mieux gardé du pays ? Alors que la frontière que nous partageons avec ce pays est immense, et qu'ils auraient pu s'en prendre à des villages frontaliers sans rencontrer la moindre opposition digne de ce nom ? Foutaises ! On leur a indiqué cette cible ! On a laissé des informations filtrer en leur faisant croire que c'était la marche à suivre pour commencer à détruire nos armées ! C'est une menace juste assez grande pour mettre en péril la sécurité d'une Brigade... et juste assez restreinte pour ne pas inquiéter l'intégrité du Royaume, ainsi que celle des populations civiles. Et vous ne vous en émouvez pas ?

— Il n'y a eu aucune autre escarmouche, compléta Laley, assurément acquise à la cause de son commandant. Habituellement, notre Brigade occupe l'île Bleue... Aucun incident n'est à déplorer de ce côté-ci de Balhaan. La raison à cela est évidente : le Roi nous croit en pleine mer, à braver une myriade de dangers naturels qui pourraient déjà avoir notre peau.

— Les deux Invincibles, acheva un Nakata des plus catégoriques. Il espère la mort des deux Invincibles. Par dessus tout, il souhaite que nous périssions sans enfanter. Parce qu'il sait que le pouvoir de nos progénitures risquerait de transcender tout ce qui a jamais existé, et de loin.

Lida sembla prendre conscience de quelque chose ; les paupières écarquillées, le souffle court, les poings serrés, elle demeura néanmoins silencieuse tandis que son interlocuteur achevait son raisonnement, sentencieux et convaincu.

— Si nous donnons la vie, nous engendrerons des Dieux.

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