Chapitre 38


Le choc fut sidérant de violence.

Le poing de Merogor s'abattit sur le premier automate qui se trouvait à sa portée ; il le plaqua contre le sol si violemment que l'étrange bête d'airain vola en éclats et se répandit alentour en une pluie de boulons et d'écrous brisés. Il en fallait plus, néanmoins, pour satisfaire l'instinct protecteur de l'ancien commandant de la Huitième Brigade : aussi ce dernier ne manqua-t-il pas l'opportunité de se jeter sur une seconde de ces créatures belliqueuses, qu'il souleva et projeta dans les airs avec une aisance déconcertante. Le soldat de Kale sembla demeurer en apesanteur quelques temps, puis il fut immanquablement rappelé à l'ordre par l'universelle loi de la gravité. Lorsqu'il retomba pour mieux se fracasser contre le sol rocailleux du Pic, un autre de ses alliés venait de se faire arracher la tête par le retraité, qui semblait s'abandonner à des penchants primaires trop longtemps refoulés.

Ce spectacle, aussi enthousiasmant qu'étonnant du point de vue de ceux des membres de la Brigade qui, trop jeunes, n'avaient jamais vu le tenancier bougon sur le champ de bataille, ne manqua pas de rendre à leurs cœurs meurtris un soupçon d'optimisme. Avec lui à leurs côtés, il était possible de l'emporter, d'achever les soldats de métal qui avaient survécu aux charges furibondes de Silvia, aux offensives ardentes d'Amara et aux créations stridentes de Sylas.

Et s'il était assurément moins efficace que l'ancêtre, Istios également faisait de son mieux pour se rendre utile. Perché sur son Cydylaïn, lequel n'hésitait jamais à déployer sa force pour percuter les assaillants qui s'approchaient d'un peu de trop près d'un virulent coup de sabot, il faisait tournoyer sa lance avec adresse et gratifiait ses opposants de coups d'estoc agressifs. Ce faisant, il parvenait a minima à conserver l'attention d'une poignée de ces créatures caparaçonnées braquée sur lui : de quoi offrir davantage de liberté aux membres de la Huitième, qui se sentirent soudain délestés de la pression infâme qu'ils avaient vaillamment endurée jusqu'à présent.

Requinquée, Jade l'était, psychologiquement parlant ; mais physiquement, elle sentait bien qu'elle était sur le point d'atteindre le point de rupture. Elle haletait depuis déjà quelques minutes, de nombreuses sueurs froides lui envahissaient l'échine et ses doigts ne cessaient de trembler, rendant sa prise sur le pommeau de son épée hasardeuse. C'était l'usage abusif de son pouvoir qui était à blâmer : plus encore que les autres apprentis, elle avait souhaité déployer toutes ses compétences pour palier l'absence tragique de Lida. Ses piques avaient fusé à d'innombrables reprises... et elle avait progressivement compris que les générer puisait dans ses réserves énergétiques. Une faim sévère s'exprimait désormais dans son estomac, et elle se sentait pourtant, paradoxe déroutant, à deux doigts de régurgiter. Il fallait qu'elle s'octroie une pause.

Erik, qui utilisa intelligemment l'arrivée fracassante de Merogor pour passer en revue ses troupes, ne manqua pas l'état de fébrilité extrême dans lequel Jade se trouvait. Une moue agacée déforma son faciès, un bref instant ; non pas contre l'inexpérience de la jeune femme, puisqu'elle n'y pouvait rien, mais contre lui-même, contre ses pairs, contre les Brigades et contre le Royaume de Kale, qui contraignaient une gamine encore en cours de formation à s'épuiser de la sorte. Il fit part de ses directives à ses quelques compagnons, tâchant de réorganiser leur troupe au mieux.

— Jade, tu n'es pas en état de prendre part active au conflit, tu vas te faire tuer ! Recule derrière nous ! N'utilise ton don qu'en cas de dernier recours, si la vie de l'un d'entre nous est directement menacée ! Amara, reviens par ici, laisse Silvia et Merogor faire le gros du travail ! On a besoin de tes talents pour protéger la porte ! Sylas et moi, on va t'épauler ! Sora, Lani, combattez aux abords de la muraille ! Si vous vous sentez acculés, utilisez-la comme protection !

Ils savaient ce que cela signifiait, tous autant qu'ils étaient : puisque Sora et Lani étaient parfaitement capable d'escalader les remparts de la forteresse, Erik leur demandait simplement de combattre sans prendre aucun risque concret. Quant à lui, à Amara et à Sylas, ils pourraient largement s'occuper des assaillants qui tenteraient de les éliminer, dans la mesure où la porte se chargerait elle-même de filtrer le nombre d'opposants qui voudraient les submerger. Andrek et Jade, enfin, étaient relégués à un rôle de second plan, voire de figuration : ils en avaient fait bien suffisamment, au vu de leur intronisation des plus récentes. Si Jade, d'ailleurs, faillit protester, Andrek ne manqua pas de tempérer ses ardeurs en plaçant une main compatissante sur son épaule et en l'attirant vers la cour intérieure de la forteresse ; elle obtempéra, bien qu'à regrets, et laissa à ses aînés le devoir de mener cette lutte à son terme.

Bien loin de se soucier de la réorganisation tactique opérée par Erik à quelques dizaines de mètres de là, Merogor, de son côté, fracassait tout ce qui passait à sa portée sans la moindre retenue. Quand Istios était venu le chercher, affolé, et quand il lui avait détaillé la progression sinistre et cadencée de ces envahisseurs, il avait craint le pire : et l'absence de Lida, de Malir et de Rolan dans les environs contribuait justement à conforter ses angoisses. S'il ne pouvait bien sûr pas imaginer une seule seconde que Lida avait été terrassée, son absence laissait entendre qu'elle n'avait pas eu d'autre choix que celui de délaisser le champ de bataille : en d'autres termes, il était nécessairement arrivé malheur à l'un de ses subordonnés.

Cette simple pensée suffisait à l'enrager : il attrapa la jambe de l'une de ces bêtes immondes et l'utilisa comme un gourdin pour frapper sur l'une de ses alliés. Puis il lança le morceau de carcasse qu'il tenait encore sur une troisième chose, qui s'effondra sous le poids du projectile sans pour autant expirer un dernier soupir ; le pied du retraité métamorphosé se chargea de l'expédier dans l'autre monde en lui fracassant le crâne.

Depuis l'arrivée de Merogor, et depuis qu'il s'était joint à la danse endiablée de Silvia, le nombre de leurs assaillants avait brutalement décru. Des quelques trois cents soldats qui avaient sonné la charge initialement, il ne devait plus en demeurer que le sixième ; ils touchaient au but. La victoire semblait proche... Mais le destin, facétieux, leur réservait un autre de ses infects tours. Alors qu'il percutait un nouvel adversaire, le retraité sentit une première lame s'inviter dans sa cuisse gauche ; il grogna, pivota, et expédia le revers de sa main en direction de la tête du soldat qui l'avait atteint, laquelle se détacha soudain de son corps. Il reprit ses offensives de plus belle, mais une deuxième épée lui lacéra légèrement le biceps droit. Une nouvelle injure fut poussée, une nouvelle baffe distribuée ; puis, à mesure qu'il faiblissait et qu'il sentait son vieux corps protester sous le poids des efforts qu'il fournissait, une troisième, une quatrième, une cinquième estafilade vinrent couvrir son pelage d'un carmin de mauvais augure.

Istios s'en était retourné dans les cieux depuis belle lurette ; il revenait parfois à la charge pour percuter un adversaire isolé, mais ne voulait pas courir davantage de risques, de peur que son Cydylaïn soit blessé et ne soit plus en mesure de prendre son envol. Silvia continuait à charger régulièrement sous les regards attentifs de ses collègues, Amara notamment. Cette dernière, Sylas et Erik parvenaient à protéger la porte sans exiger jamais l'intervention d'une Jade qui soufflait bruyamment ; Sora et Lani, enfin, ne restaient que très peu au niveau de leurs ennemis et utilisaient fréquemment leurs pouvoirs pour s'esquiver face à leurs épées.

En somme, Merogor était le seul des protecteurs de la forteresse que les soldats de Kale analysaient comme une menace permanente et comme une cible adéquate.

Erik sentit que le vent tournait lorsque le nombre des adversaires qui s'en prenaient la porte se mit à décroître ; a contrario, il remarqua bientôt que les automates se détournaient de plus en plus sur Merogor, dont le sang parsemait déjà la montagne. Il s'en inquiéta, bien sûr ; et il s'apprêtait même à hurler à Amara de couvrir le tenancier le temps qu'il se mette à l'abri lorsque la voix tonitruante de ce dernier le coupa subitement dans son élan.

— Ram'nez-vous, c'est ça, bande de chiens ! Touchez pas un d'leurs ch'veux, qu'j'ai dit ! J'vous l'pardonn'rai pas !

Il ne pouvait pas l'ignorer, ce vieux briscard, ce combattant valeureux et rompu aux situations épineuses : en l'état, il était condamné. Pour autant, il continuait à vociférer à l'encontre de ses assaillants, à les saisir pour mieux les broyer, à les soulever pour mieux les pulvériser ... L'air hagard, presque atterré, Erik comprit ses intentions avec douleur ; et alors qu'Amara s'apprêtait à foncer tête baissée pour lui porter assistance, il en vint ironiquement à la rappeler à l'ordre.

— Non, Amara !

— Mais... Erik, si on ne fait rien, il va...

— Regarde-le ! Tu crois qu'il l'ignore ?

Décontenancée, elle fit volte-face et planta son regard sur la silhouette trapue du retraité, laquelle distribuait toujours ses mandales avec une générosité insondable ; elle tressaillit en remarquant que sur son visage patibulaire et animal trônait un sourire égoïste. De toute sa chienne de vie, Merogor n'avait jamais désiré qu'une seule chose : mourir sur le Zygos, au nom de la Huitième Brigade.

Frappée de plein fouet par cette révélation, Amara se figea et porta une main horrifiée jusqu'à sa bouche. Sylas, sobre, ferma les paupières un court instant, comme en signe de recueillement ; et Erik, enfin, se renfrogna en observant attentivement le dernier combat de celui qui, pendant des décennies, avait régné en maître au pied du calamiteux Pic.

C'était face à sa forteresse, son épouse, que le glorieux Merogor livrait son ultime affrontement. Et c'était pour ses beaux yeux qu'il s'apprêtait à formuler le sacrifice absolu.

La pointe d'un sabre déchira son thorax, et il poussa un hurlement enragé en attrapant la créature qui s'était rendue responsable de cette blessure dans ses deux bras ; il la serra contre son buste et la broya, puis sauta sur deux automates qu'il faucha avec vigueur. Il frappa au sol, déployant une force telle que le soldat métallique le plus proche perdit son équilibre ; il précipita sa chute en l'accompagnant d'une main impétueuse. Il mordit la carotide factice de l'une de ces choses et l'arracha grâce à ses dents effilées ; l'huile bouillante vint se répandre sur son menton mais il ne broncha guère, déjà sur un autre soldat qu'il fendit en deux du plat de la main. Silvia, à deux pas de là, marqua un arrêt en remarquant qu'aucun envahisseur ne ciblait plus la forteresse ; tous étaient, comme aimantés, attirés par la perspective de contribuer à la chute de cet illustre combattant de Balhaan. Elle hésita, à son tour, à bondir dans la mêlée pour prêter main forte à Merogor... mais elle constata dans le même temps qu'il était probablement déjà perdu. De facto, avec les blessures dont il souffrait, n'importe quel autre homme aurait sans doute d'ores et déjà trépassé ; mais lui ne pouvait connaître le repos. Pas tant que ses ouailles étaient encore menacés par ses ennemis.

Un nouvel hurlement ébranla la montagne ; elle lui répondit du mieux qu'elle put, quelques rochers se décrochant de son sommet pour s'écraser à quelques mètres de là. Impuissante, elle vit un dernier sabre s'enfoncer au travers du buste de Merogor ; il manqua de s'immobiliser sur le champ, mais parvint à réunir ses dernières forces pour abattre le plat de sa main sur la chose responsable de cette blessure-ci, de haut en bas. Elle fut si violemment percutée qu'elle en fut quasiment oblitérée ; et seule demeura, comme témoin de son affront, l'épée enfoncée dans le torse du vieil homme. Les traits de ce dernier, progressivement, reprirent leur aspect conventionnel ; un hoquet de douleur l'anima, et il jeta un regard circulaire autour de lui, veillant à ce que tous les automates soient effectivement hors d'état de nuire. Une fois cela fait, un sourire paisible s'invita sur ses traits ; et il chuta lourdement sur le dos, le souffle court, les sens embrumés, la conscience vacillante. Silvia et Istios furent les premiers à parvenir à son chevet, le regard embué de larmes pour la première, l'air catastrophé pour le second ; Amara, Sylas, Sora, Lani et Erik suivirent de près, juste à temps pour voir ses lèvres s'animer péniblement, et pour entendre, une dernière fois, la voix grave et lourde de ce fragment d'histoire qui s'éteignait.

— Creusez-moi mon trou... pis j'tez-moi d'dans. Braves petits...

Ses paupières se fermèrent, et son corps se détendit face à la détresse de tous ces grands enfants qu'il laissait orphelins.

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