Chapitre 37


A l'extérieur du donjon principal, le conflit battait son plein. Depuis l'évacuation de Lida, qui s'était déroulée une poignée de minutes plus tôt, la confrontation n'avait eu de cesse de croître en intensité. Les charges fiévreuses de Silvia fracassaient automate sur automate ; elle puisait dans ses offensives percutantes un soupçon de rédemption et d'apaisement. Aurait-elle pu empêcher sa commandante de subir un si terrible revers ? Probablement pas. Le résultat demeurerait inchangé : elle avait été blessée, et il était impossible de savoir si ses jours étaient en danger. Pourquoi ? Qu'était-il arrivé pour que l'Invincible soit ainsi terrassée par un si vulgaire soldat d'acier ? Ces questions la tourmentaient tant et tant qu'elle ne trouvait rien d'autre à faire que de poursuivre, incessamment, ses élans martiaux. D'un autre côté, elle ne l'ignorait pas : dût-elle marquer un arrêt trop maladroit que ses métalliques adversaires auraient eu tôt fait d'en tirer un profit maximal. Contrairement à sa supérieure, elle ne disposait pas du talent de se rendre plus solide : c'était simplement la vitesse avec laquelle elle se déplaçait et l'énergie cinétique démentielle qu'elle accumulait dans son bouclier qui lui permettait de tenir bon, de pulvériser ces assaillants cliquetants avec aisance. Si les rapports de force devaient s'inverser, si l'un de ces artéfacts devait par malheur réussir à la coincer et à lui porter un coup... Elle aussi aurait grand besoin d'une assistance immédiate.

Malheureusement, elle n'était pas en mesure, en l'état des choses, de battre en retraite pour s'octroyer un instant de répit. Amara non plus, d'ailleurs : depuis qu'elle et ses pairs s'étaient rapprochés de la porte afin de veiller d'un peu plus près à la protection de la forteresse, la jeune femme au grand chakram laissait s'échapper de sa peau une vague de chaleur étouffante et perpétuelle. Si cela empêchait ses camarades de s'approcher d'elle d'un peu trop près, de crainte de suffoquer bien avant les soldats d'airain qu'ils avaient à abattre, elle pouvait a minima veiller à désagréger petit bout par petit bout les bêtes qu'elle prenait pour cibles. D'une caresse subreptice à la surface de leur armure, elle réussissait régulièrement à faire fondre des pans entiers de leurs carcasses. Ainsi, la Teleste était sans nul doute celle des membres de la Huitième qui craignait le moins ces assaillants monstrueux ; mais comme Lida elle-même avait subi une déconvenue sévère, elle demeurait immanquablement sur ses gardes, vaillante et prudente à la fois.

En arrière, un nouvel automate s'approcha des anciens apprentis en brandissant son épée. Jade se plaça sur sa trajectoire, s'apprêtant à l'appréhender par le biais de ses nouveaux pouvoirs ; elle était encore imprécise, certes, mais largement en mesure de défaire un soldat aussi volumineux... Elle n'en eut néanmoins pas l'opportunité. Soucieux de lui épargner quelques efforts, elle qui ruisselait déjà d'une sueur éloquente, Sylas se dressa sur la trajectoire de l'adversaire et profita de la distance qui les séparait encore pour balancer dans sa direction le tranchant de son épée. Celui-ci décrivit une courbe circulaire depuis laquelle s'élança un son strident, hautement désagréable : cette vague sonore percuta la créature du royaume de Kale et l'engloba toute entière, la faisant vibrer intensément avant que le preux chevalier ne lui succède, en enfonçant l'estoc de son long sabre dans l'un des deux yeux de l'automate en question. Il s'effondra lourdement sur l'arrière, et Erik observa la situation en tâchant de recouvrer autant de sang-froid que possible.

En l'absence de Lida et de Rolan, et puisque Silvia devait s'employer à liquider autant de leurs assaillants que possible, il était naturellement celui sur qui les responsabilités et les espérances de ses compagnons s'étaient reportées. Il ne voyait néanmoins pas de raison de verser dans l'optimisme guerrier : la situation, déjà catastrophique, menaçait d'échapper à tout contrôle d'une seconde à l'autre. Oh, bien sûr, toute la Huitième n'y passerait probablement pas : il ne voyait pas en quel honneur ces soldats de métal pourraient venir à bout de l'insaisissable Sora, de l'habile Lani, de la véloce Silvia ou de l'ardente Amara sans qu'une erreur ne soit commise par l'un de ces quatre combattants aguerris, que les profils particuliers rendaient redoutables aux yeux factices de leurs envahisseurs... Mais en ce qui les concernait, lui, Sylas, ainsi que les anciens apprentis, il allait sans dire que le constat devait nécessairement être mitigé. Une fois qu'il n'aurait plus l'opportunité de tenir ses adversaires à distance, Sylas serait bon pour multiplier les confrontations plus conventionnelles, qui l'épuiseraient tôt ou tard. Et lui-même, tout quadragénaire expérimenté qu'il était, manquerait de souffle s'il devait compter constamment sur son pouvoir pour lui sauver la mise...

Mais le pire, dans tout cela, étant sans nul doute que les meilleurs éléments de la Huitième n'avaient pas qu'eux-mêmes à surveiller : et le cruel rappel de cette réalité sordide les rattrapa violemment lorsque le double invoqué par Nilly, transpercé en pleine tête par la lame d'un automate, se dissipa dans un écran brumeux. Elle-même se jeta à l'assaut de son vis-à-vis, épées en avant pour le poignarder jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus ; mais elle omit momentanément la présence d'un autre adversaire qui, la prenant de court, parvint à abattre sa lame gargantuesque sur son avant bras chétif. Sectionné net au niveau de coude, le membre ensanglanté chuta au sol pendant que la bretteuse jurait et hurlait pour extérioriser la douleur véhémente qui la dévorait ; une plante rampante l'agrippa bientôt et la tira vers l'arrière sans le moindre ménagement, empêchant l'une des bêtes de l'occire en l'écrasant du plat de son pied.

— Satin, emmène-la vers l'arrière, dans la cour ! ordonna Erik avant de prendre une inspiration aussi profonde que possible.

L'instant suivant, il expira de toutes ses forces : un nuage dense se répandit alors, se précipitant sur les deux créatures d'acier qui avaient su blesser Nilly et se débarrasser sommairement de son double. Il les souleva, en les englobant au niveau de la taille et en les enserrant comme un carcan impérieux ; puis il les fracassa au sol en les y percutant sèchement avant de mieux les relever, coup après coup. A bout de souffle, Erik fut contraint de poser genou au sol le temps de retrouver un tant soit peu de sérénité pulmonaire ; gisaient au sol les deux corps déboulonnés de ses ennemis qui ne nuiraient à personne d'autre.

— On est mal, ne put s'empêcher de grommeler Andrek.

Satin s'était chargé de tirer Nilly en dehors de la zone de conflit, comme ordonné ; mais deux nouveaux combattants manquaient par conséquent à l'appel, et les dons du premier, moins brutaux que ceux de bon nombre de ses pairs, manquaient cruellement tant ils avaient été efficaces pour contenir les vagues successives d'ennemis cherchant à les submerger complètement. Ne restaient pour s'occuper d'une part encore conséquente du bataillon adverse qu'Andrek, Jade, Sora, Lani, Erik, Sylas, Silvia et Amara ; soit environ la moitié de la Huitième Brigade Royale de Balhaan. La situation, définitivement, était sur le point de basculer dans l'horreur totale.

Jade, horrifiée, baladait son regard de l'un à l'autre des automates qui s'approchaient insidieusement d'elle en considérant froidement qu'elle ne pourrait jamais tous les éliminer à elle seule : elle manquait d'entraînement et de pratique pour cela. Ses yeux s'étrécirent et son souffle se fit plus court tandis qu'elle campait sur ses positions en brandissant son épée, tâchant de se souvenir toutes les leçons que Silvia lui avait cuisamment inculquées pour lui permettre de se protéger face à des ennemis plus forts et plus nombreux qu'elle... puis un cri de guerre inopiné la tira de son humeur maussade et lui rendit un simulacre d'enthousiasme.

— Istios !

Perché sur son Cydylaïn, lequel fondit depuis les cieux droit sur un automate qu'il percuta de plein fouet et écrasa contre le sol, le messager de la Onzième tâcha d'atteindre un autre adversaire d'un coup d'estoc, porté par une lance d'une taille effarante. Son habileté en la matière semblait respectable, à défaut d'être transcendantale ; et la mobilité que pouvait lui octroyer son partenaire ailé rendait son apparition éminemment positive. Il ne manqua pas, toutefois, d'apporter aux combattants de la Huitième une nouvelle qui ne manqua guère de faire fleurir sur une poignée de visages un sourire rasséréné.

— Il arrive ! Il m'a dit de prendre un peu d'avance !

Jade n'eut guère le temps de se questionner sur l'identité de ce bienfaiteur encore inconnu : elle balançait tout juste une pique sur un automate qui s'approchait dangereusement d'Istios, lui brisant une jambe et le condamnant froidement à ramper, qu'un hurlement guttural provint du pied de la montagne et du sentier qui menait jusqu'à Lupinova. Un hurlement grave et sévère, que les échos portèrent jusqu'aux automates ainsi qu'aux membres de la Huitième ; et, avec du baume au cœur, tous se tournèrent en direction de l'immense silhouette qui progressait vivement, portée par un destrier qui semblait lui-même démesuré.

— Ma forteresse, passe encore... mais vous avisez pas d'toucher un seul ch'veu d'mes marmots, corniauds !

L'immense Merogor emmenait dans son sillage des décennies d'une vie guerrière ; perché sur un étalon massif prêté pour l'occasion, les yeux ridés à peine plissés sous l'effet de ce vent glacial qui lui cinglait le visage depuis plus de soixante ans, il n'avait pris la peine d'embarquer ni arme ni bouclier. Ses poings, à eux seuls, seraient bien suffisants pour offrir à ces immondes envahisseurs la correction atrabilaire qu'il leur réservait. Il se trouvait encore à plus de deux cent mètres qu'il tira sèchement sur les rênes de sa monture, en insistant sur le tirant gauche ; le cheval freina des quatre fers en s'ébrouant de mécontentement et l'ancien se laissa basculer, atterrissant lourdement à même le sol avant de continuer son périple à pieds, dans une course approximative que son physique atypique rendait presque grotesque. A cet instant, Jade se mit à songer qu'il était complètement fou, et qu'il allait, désarmé, se faire massacrer par le premier soldat de Kale qui déciderait de s'occuper de lui ; elle fut, une seconde plus tard, mortifiée d'avoir été aussi naïve.

Car alors qu'il courait encore, Merogor se métamorphosa, purement et simplement. Son corps enfla, grandit, grossit encore ; ses muscles, déjà massifs, se développèrent tant et si bien qu'il surclassa largement même le physique détonnant du commandant Aiz. De sa barbe blanche s'échappèrent des crocs effilés tandis que son visage s'aplatissait quelque peu ; puis les quelques cheveux qui n'avaient pas encore déserté son crâne clairsemés furent rejoints par une crinière dense, bestiale, qui cascada dans son dos en s'unissant à un pelage immaculé. Ses pupilles se noyèrent dans leurs iris, et il foudroya les assaillants de la forteresse du Pic Zygos d'un regard assassin ; et alors, porté par un physique plus proche de celui d'un gorille haut de cinq mètres que du sien, il multiplia ses foulées et se jeta bientôt dans la mêlée d'un bond tonitruant, non sans pousser au passage un hurlement à réveiller les morts.

Les nouveaux commandants, certes, n'avaient de cesse de ridiculiser leurs aînés en devenant, génération après génération, de plus en plus puissants ; mais cela ne voulait pas dire pour autant que les anciens n'étaient devenus rien de plus que des soldats ordinaires une fois confrontés aux affres du temps. Merogor n'avait plus combattu depuis plus de trente ans... mais sa force était encore largement suffisante pour lui permettre, à n'en pas douter, de bouleverser à lui seul le cours d'une bataille manifestement perdue d'avance. 

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