Chapitre 36


Les paupières écarquillées, le souffle court, Keylan plongea son regard sur la commandante tandis que le temps se suspendait, sournois, prolongeant cette vision suppliciante. La créature qui l'avait transpercée enfonça sa lame d'un pouce supplémentaire, alors qu'elle ressortait déjà dans le dos de Lida, n'ayant que faire du don prodigieux de cette dernière et de son armure carapaçonnée. Un flot sanguin s'invita aux commissures des lèvres de la fière guerrière qui tressaillit muettement sous le coup de la douleur ; puis l'envahisseur retira son estramaçon brutalement, au moment même où sa proie ne trouvait plus la force de retenir sa propre claymore dans sa poigne gantée. A son tour, enfin, la silhouette de la commandante chuta ; puis son armure et son épée tintèrent sur le sol, comme un brutal rappel à l'ordre sonore que ses subordonnés ne purent ignorer.

D'entre tous, Keylan et Silvia furent les deux premiers à réagir. Si la seconde se contenta d'user d'une foulée énergique, amplifiée par son pouvoir, pour se catapulter en direction de la commandante en fracassant tout ce qui avait l'audace de se trouver sur sa trajectoire, le premier, quant à lui, comprit qu'il ne serait d'aucune utilité s'il se cantonnait à un usage classique de son don. Aussi plaça-t-il son épée sur son avant-bras, lame contre la peau : il trancha, sèchement, et les pulsations de son cœur ne manquèrent pas d'expédier un flot ininterrompu de sang en dehors de cette plaie vive.

Porté par une rage indicible, et ce malgré un premier vertige qui l'assaillit à mesure que le sang venait à lui manquer, il s'élança vigoureusement en direction de la blessée ; mais, plutôt que de s'écraser au sol à chaque foulée dynamique du soldat, les gouttelettes s'unirent et formèrent un ensemble de longues piques préhensiles, semblables à autant de métasomes de scorpions, lesquels dardèrent à multiples reprises tous les adversaires qui se dressaient sur sa route. A chaque piqûre, une quantité considérable du sang de Keylan venait tâcher les cuirasses d'airain de ses opposants ; mais à chaque piqûre, ceux-ci s'effondraient, pourfendus sèchement par ce guerrier morbide qui ne leur faisait même pas l'honneur d'un regard hautain pour accompagner leurs trépas. Il parvint, le premier, au chevet de sa supérieure ; mais l'instant qui suivit, Silvia vint percuter violemment l'automate ayant atteint Lida une seconde plus tôt, son bouclier l'éjectant jusqu'à un rocher situé non loin et contre lequel il vola en éclats.

Keylan entreprit dès lors d'aider sa commandante à se redresser : il allait sans dire que sa blessure et sa pâleur exsangue l'empêchaient de prolonger la bataille, et qu'il fallait l'évacuer jusqu'en lieu sûr au plus vite. Rolan lui-même se chargea de clarifier la situation : il retrouva un semblant de contenance tandis que Malir et Akis, hébétés, suivaient leurs comparses des yeux sans parvenir à prendre part à cette débâcle d'une façon constructive.

— Keylan, ramène-la jusqu'à la forteresse ! Silvia, Erik, vous prenez la suite ici ! Que tout le monde se rejoigne ! Tenez la porte, à tout prix !

Keylan, le premier, parvint à se rapprocher de ses pairs en emportant avec lui le corps manifestement inanimé de Lida ; Silvia demeura en retrait pour pulvériser autant d'automates que possible tandis que ceux-ci reprenaient leur marche inlassable en direction des remparts qu'ils entendaient franchir. Sylas et Amara se tinrent à ses côtés tandis que Lani rejoignait les apprentis afin de couvrir le départ de Rolan. En passant à côté d'Akis et de Malir, le quadragénaire les alpagua avec fermeté :

— Vous deux, venez là, vite ! Avec nous !

Ils obtempérèrent, toujours aussi hébétés l'un que l'autre ; puis ils traversèrent la cour déserte de la forteresse afin de rejoindre le donjon principal, dont Rolan ouvrit les portes précipitamment. Lui et Keylan allèrent ensuite installer Lida sur une table au beau milieu du hall d'entrée, où ils entreprirent de lui enlever son plastron afin d'observer sa blessure d'un peu plus près ; Akis et Malir, quant à eux, les rejoignirent une seconde plus tard, blêmes, suspendus au verdict du chevalier aguerri. Ce dernier, la mine sombre, presque désespérée, ne manqua pas de prononcer quelques paroles d'une voix brisée tandis qu'il observait tout le flot sanguin qui s'échappait continuellement de la plaie gigantesque de la commandante :

— C'est mauvais... On va la perdre...

C'en fut trop pour Malir : cette vision d'horreur, cette révélation funeste, ainsi que la survie improbable d'Akis se percutèrent à qui mieux-mieux afin de permettre à son esprit de trouver une issue rationnelle à ce marasme glaçant. La veille, tous les membres de la Huitième Brigade s'étaient couchés le cœur léger, avec la certitude attristée que les apprentis feraient bientôt partie des leurs, qu'ils allaient renoncer à leurs Cydylaïns pour les accompagner dans les épopées qui s'amoncelaient à l'horizon ; et voilà qu'au cours d'une bataille inattendue, improbable, Lida était mortellement atteinte par une lame qu'elle aurait dû être en mesure de bloquer. Pire encore : Akis, lequel aurait dû connaître le même destin, avait été en mesure de se prémunir de ce funeste trépas... Il n'en fallut pas plus pour l'homme-invisible : celui-ci comprit et, après un instant de silence, n'y tint plus. Il se jeta sur le gamin d'Aville qu'il empoigna par le col et plaqua énergiquement contre une colonne ; ses injures se chargèrent d'asseoir son hostilité tandis que le rouquin, tétanisé, n'osait piper mot pour s'offusquer de cette attitude vindicative.

— Putain ! C'est de ta faute, Akis ! Qu'est-ce que t'as fait ?! Ça te suffisait pas, de servir à rien ? Fallait en plus que tu nous nuises, hein ?!

— Malir ! beugla Rolan en se tournant dans leur direction, effaré.

— Tu l'as vu comme moi, Rolan ! Il aurait dû crever ! Il aurait dû se faire transpercer, mais il ne porte aucune blessure ! Il a volé le don de Lida ! J'en suis sûr !

Stupéfait, Akis se figea avec horreur. Ses paupières écarquillées trahirent sa surprise tandis que Rolan, décontenancé, balbutiait quelques syllabes incompréhensibles sans parvenir à apaiser la colère qui brillait dans le regard de Malir. Le faciès habituellement rieur du combattant était déformé par un éclat d'une hargne infinie, sourde à toute logique : il avait besoin d'un coupable, et il l'avait trouvé. Il leva son poing, menaçant de l'abattre furieusement contre la joue du nouveau venu afin d'éponger un peu de son amertume et de sa haine... mais il fut coupé dans son élan lorsqu'une main ensanglantée vint justement s'abattre sur sa propre joue. Il chancela en s'écartant d'Akis et en le relâchant : ce dernier glissa contre la colonne, impuissant, tandis que son regard filait jusqu'à la silhouette de son sauveur. Keylan, intraitable, gratifia Malir d'un regard glacial.

— Ferme-la, abruti. T'es pas capable de voir qu'il est aussi paumé que toi ?

Abasourdi par ce rappel à l'ordre, lequel provenait par ailleurs du membre ayant été le plus hautain vis-à-vis d'Akis, Malir toisa Keylan en silence durant quelques secondes ; puis il répondit vertement avant d'être à nouveau invectivé par son collègue, lequel semblait définitivement inflexible.

— C'est toi qui le défends ? Alors que t'as été le premier à voir qu'il est un incapable notoire ?

— Justement, espèce de tocard. Il ne connaît même pas son pouvoir ! Lâche-le, il n'est responsable de rien !

Interloqué par la riposte de Keylan et par son apparente lucidité, Malir se figea et se prostra dans le silence ; cela sembla convenir à son interlocuteur, puisque celui-ci se retourna vers Akis et vint s'agenouiller à ses côtés. Il planta son regard dans celui, larmoyant et encore égaré, du natif d'Aville ; puis il le gratifia d'un coup de boule fiévreux. L'arrière du crâne du rouquin se heurta à la colonne contre laquelle il prenait appui ; un juron plus tard, il plaça ses mains sur son front et jeta ses yeux apeurés sur la silhouette de son nouveau tortionnaire. La voix ferme de ce dernier le rappela à l'ordre, à son tour.

— Arrête de te lamenter pour rien, crétin ! T'es un membre de la Huitième Brigade, maintenant ! Quoi qu'il arrive, tu dois protéger tes camarades ! Si l'un d'entre eux risque de perdre la vie par ta faute, alors tu dois foncer à son secours pour lui prêter main forte ! C'est ça, ce que veut dire faire partie des Brigades Royales ! Tu ne peux plus te contenter d'attendre qu'on te vienne en aide, Akis ! Lève-toi ! Bats-toi ! Pour toi, pour nous, pour tous ceux qui auront besoin de ta force !

Une fois cette leçon aboyée, Keylan se redressa en abandonnant Akis à son incompréhension ; puis il se dirigea vers Rolan et Lida, l'air sombre. Une fois planté aux côtés du quadragénaire et de leur supérieure, il soupira, abattu : puis il ferma les paupières, l'espace d'un instant, avant de redresser un regard étonnamment doux sur le visage buriné de son aîné.

— Vivre à vos côtés à tous a été un honneur, Rolan. Dis-leur que je suis heureux d'avoir servi pour la Huitième.

— Qu'est-ce que... Keylan, tu... commença son vis-à-vis en comprenant la douloureuse nature de son sous-entendu.

— Il n'y a pas une seule seconde à perdre. Elle a perdu trop de sang. Ce sera peut-être un échec, d'ailleurs... mais je ne peux pas abandonner avant d'avoir essayé. Je vais utiliser mon pouvoir pour la maintenir en vie, Rolan. C'est la seule chose à faire, et tu le sais.

Son fatalisme s'abattit sur le chevalier comme une chape de plomb ; ce dernier essaya bien d'y résister mais en vint rapidement à capituler. La détermination qui animait Keylan était indubitable : il aurait été odieux de la mettre en doute, de le pousser à réviser sa posture. Et comme il l'avait souligné, la Huitième ne pouvait pas se permettre de perdre sa commandante. Pas à l'orée d'une guerre aussi impitoyable.

Alors qu'il avait déjà laissé s'échapper de son enveloppe charnelle une grande quantité de son sang, Keylan usa à nouveau de son pouvoir pour en déverser des litres à même la plaie de Lida. Il joignit ce liquide vermeil à celui qui coulait au sein des veines de sa supérieure, puis entreprit, petit à petit, de restaurer les lésions dont elle souffrait alors, et qu'aucun médecin de Balhaan n'aurait été en mesure de refermer à sa place. Au faîte de la concentration, il offrit à Lida l'énergie dont elle avait besoin pour permettre à son cœur de poursuivre ses battements ; puis il conserva son attention intacte tandis que Rolan pansait l'immense plaie qui striait l'abdomen et le dos de la commandante. Enfin, il sentit sa conscience vaciller tandis qu'il perdait le contact du sang qu'il venait de lancer dans l'organisme de l'Invincible ; et il commença à tituber, plus faible qu'il ne l'avait jamais été. Son teint, anémique, reflétait bien assez l'état d'extrême fragilité dans lequel il s'était projeté volontairement. Il eut besoin du soutien de Rolan pour s'allonger à même le sol sans s'y fracasser lourdement ; puis ses paupières papillonnèrent tandis qu'il trouvait la force de prononcer quelques ultimes murmures.

— Quand elle se réveillera... Dis-lui... Dis-lui qu'elle ne doit pas s'en vouloir...

— Je le ferai, Keylan, répondit Rolan le cœur lourd. 

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