Chapitre 34


La fébrilité était de mise, dans les baraquements. Malir, étrangement silencieux, entrelaçait quelques bandes de tissu autour de ses mains afin de les épargner du froid sans pour autant s'encombrer de gants trop massifs. Sylas, guère plus loquace, achevait d'agrafer son plastron tandis qu'Erik resserrait ses épaulettes. Keylan aiguisait sa lame en l'observant avec attention, Sora veillait à bien attacher le bandeau qui ceignait son front et empêchait ses cheveux de gêner son regard... et Akis, quant à lui, ne savait trop que faire.

Il avait bien sûr pris le temps de s'engoncer dans la tenue qu'on avait préparée pour lui et s'était emparé d'un glaive léger qui, bien à sa taille, lui permettrait d'opposer une résistance aussi tenace que possible face à leurs ennemis. Mais en dehors de ces quelques précautions basiques, il ne savait comment s'occuper à la veille d'un conflit qui serait le premier de sa carrière en tant que membre ; il eut bientôt l'envie de s'emparer d'Oscar pour le titiller un peu, afin d'oublier momentanément son désarroi, mais se rappela ainsi d'autant plus cruellement l'irrémédiable disparition de son plus proche compagnon. Le souffle court, le cœur battant, les yeux encore humides, il veilla dès lors à rester aussi concentré que possible sur l'instant présent, à ne pas laisser ses pensées divaguer davantage de peur de céder encore à la tristesse ; puis Andrek, remarquant probablement sa détresse, se rapprocha de lui et le bouscula légèrement.

— Ça va ? Tu tiens le coup ?

— Je... crois, maugréa-t-il d'un air désabusé.

— Je comprends que ce soit dur. Pour moi aussi, Ganz... Enfin, ce qui est fait est fait.

Akis opina du chef d'un air absent ; Andrek, maladroitement, lui tapota l'épaule avant de sortir des baraquements, sans avoir réussi à rendre au rouquin le quart de son enthousiasme habituel. Après lui, ce fut à Sora de s'y essayer : il prit son nouveau camarade à part, l'éloignant quelque peu des autres soldats masculins de la Brigade, et échangea avec une franchise que la situation actuelle rendait incontournable.

— Comment tu te sens ? Tu n'as pas trop peur ?

— Si... Si, admit Akis après un instant de silence. J'ai la trouille.

— Bien. Moi aussi, confessa immédiatement Sora. C'est la première guerre que Balhaan connaît depuis presque neuf siècles. Rolan, Sylas et les autres ne le montrent pas, mais eux aussi, ils sont effrayés.

— Si même eux sont effrayés, riposta le rouquin d'une voix tremblante, comment est-ce que je pourrais être utile ?

— Tu as entendu la commandante, pas vrai ? Reste derrière. Ne te soucie pas de nous.

— Mais... et si ça se passe mal ? Et si l'un d'entre vous devait...

Les tremolos qui agitaient son larynx eurent raison de ses craintes inavouées, qu'il ne parvint pas à formuler. Sora était en revanche bien assez vif pour saisir la nature des peurs de son camarade : il esquissa un sourire affectueux, lui frappa doucement le buste du revers de la main et l'admonesta sans méchanceté.

— On a tous signé pour ça, Akis. On est des soldats. Et si on doit périr... On sera heureux de le faire pour protéger ce Royaume. C'est notre mission. Allez, viens. Ne faisons pas attendre les autres.

Les deux jeunes hommes se mirent en mouvements, sans que le natif d'Aville n'ait été sérieusement rasséréné à la suite de la réponse de son camarade : il se voyait déjà assister au trépas de Sora, de Lani, d'Amara ou de Malir. Comment diable pourrait-il supporter un second deuil, là où la fin d'Oscar suppliciait encore si rudement son cœur ? Cette seule perspective l'horrifiait au plus haut point : mais il avait choisi de demeurer aux côtés de ses compagnons, et il allait sans dire qu'il n'avait pas d'autre choix que celui de continuer à mettre, machinalement, un pied devant l'autre.

Ils sortirent en même temps que Keylan et Malir, les deux autres retardataires ; ils retrouvèrent leurs comparses au niveau de la porte fracassée qu'aucun ennemi n'aurait à défoncer pour pénétrer la cour intérieure de la forteresse, et Lida les accueillit avec sobriété, conservant ses pensées braquées sur la bataille qui s'annonçait imminente.

— Bien. Tout le monde est là. Je vais répéter mes directives : Erik, Rolan, vous êtes chargés, en compagnie des apprentis, de tenir la porte. Aucun ennemi ne doit pénétrer l'enceinte de la forteresse. Il faut que nous puissions nous y replier en cas d'urgence. Silvia, Sylas, Amara et Keylan m'accompagneront. Nous formerons l'avant-garde. Nul ne devra s'isoler, sous aucun prétexte. Si je m'écarte, délaissez-moi. Sora, Lani et Malir auront à charge de sécuriser vos arrières. Interdiction formelle à vous trois de vous exposer plus que de raison. Suis-je claire ?

Quelques hochements de tête lui répondirent en écho ; mais les mines étaient blafardes et l'heure n'était guère aux badineries de bas étage. Aussi s'en tint-on au silence tandis que les adversaires, immanquablement, continuaient leur périple ; et, comme Andrek ainsi qu'Istios l'avaient prophétisé, le soleil n'était pas encore tout-à-fait levé qu'au loin, à la faveur d'une luminosité tamisée, des silhouettes commencèrent à se découper du paysage rocailleux et neigeux qui s'étalait par-delà l'horizon. Des silhouettes qui, bientôt, permirent à de sinistres grincements de rebondir d'une falaise à l'autre jusqu'aux esgourdes des membres de la Huitième Brigade Royale. Sur la peau de ceux-ci coururent quelques frissons ; mais les mines demeurèrent closes, droites, hardies.

On attendit encore quelques secondes, au cours desquelles les choses étranges continuèrent à progresser de leur rythme impeccable, sinistre ; leurs jambes s'agitaient en cadence, simultanément, comme autant d'aiguilles de montres à gousset parfaitement huilées. Leurs casques, fixés sur des simulacres de tête, ne laissaient apparaître qu'une paire d'yeux qui, vides de toute expression, semblaient détailler la forteresse, l'ultime destination qu'on leur avait probablement demandé d'atteindre. Chacune de ces bêtes, presque aussi grande que ne l'était Merogor, laissait de larges traces dans le tapis désolé et verglacé qu'elles foulaient de leur régularité dérangeante ; et toutes brandissaient une lame plus large encore que celle de Lida, probablement à même de fracasser n'importe quel bouclier avec une aisance insolente.

Les premiers frissons coururent ; Akis crut entendre Jade formuler une prière à l'endroit de l'Oracle, de son père, du Roi, de Lida peut-être ; Satin bredouilla quelques mots en baissant les bras, mais Nilly lui enfonça un coude dans les côtes pour le contraindre à se ressaisir ; Andrek, enfin, fronça les sourcils en se rapprochant muettement de ses pairs, les autres anciens apprentis, plus jeunes et moins aguerris que lui. Savoir qu'il serait chargé d'assurer leur protection aux côtés d'Erik et de Rolan galvanisait légèrement Akis ; mais ces choses, qui devaient toutes être dotées d'une puissance physique renversante, lui donnaient a contrario envie de prendre instamment ses jambes à son cou.

— Tenez vos positions. Restez fiers. Combattez pour votre Royaume, et pour vos proches. Et quoi qu'il arrive... Aidez-vous les uns les autres.

Ce fut la dernière phrase que Lida formula à leur égard avant de se jeter dans la bataille ; seule, elle se mit à courir, droite, valeureuse, inébranlable même. Son estramaçon brandi sur le côté, elle s'élança à vive allure, si promptement qu'Akis crut l'espace d'un instant que ni son arme, ni son armure ne devaient peser le moindre poids. Elle arriva bien vite au niveau de la première rangée d'adversaires ; et ce fut à cet instant précis que l'angoisse du rouquin crut encore.

Combien étaient-elles, ces machines sanguinaires ? Cent ? Deux cents ? Trois cents, peut-être ? Les membres de la Brigade, qui n'étaient que quinze, étaient-ils condamnés à devoir abattre chacun une vingtaine de ces automates pour espérer venir à bout de leur contingent infernal ? Cette perspective abyssale menaça de jeter Akis dans un effroi irrépressible ; mais Lida, lumière impérissable au sein des ténèbres, se chargea de régénérer en lui un espoir pudiquement tu.

Elle leva sa claymore aussi haut que possible ; son coup, vertical et descendant, sembla trancher le ciel et les nuages avant de s'abattre sur le crâne de la première bête. Une série de grincements, de raclements et de crissements se fit entendre tandis que l'épée de la commandante pourfendait l'acier de la chose et libérait ses entrailles de boulons et d'huile à même le sol ; puis elle acheva de la fendre en deux et, d'un second geste incisif, tournoya sur elle-même en lacérant la taille d'une autre de ces abominations si profondément que sa jambe droite se détacha d'elle-même, sans doute privée de ses indispensables fixations.

Deux gestes. Il avait fallu deux gestes à cette Invincible pour abattre deux de ses cibles ; et la troisième chose ne fit guère plus long feu quand, inconsciente, elle jeta l'estoc de son sabre gargantuesque droit vers le front de la guerrière. Lida ne broncha pas, accueillant l'assaut fiévreux avec majesté. L'épée se brisa au contact de son corps impénétrable, et elle répondit d'une taillade qui détacha la tête du corps mécanique. Les deux morceaux du cadavre d'acier s'effondrèrent lourdement, dans ce grésillement sinistre que ses deux défunts camarades avaient poussé avant lui. Puis elle exhala un hurlement rauque, sévère, inébranlable ; et Sylas, Silvia, Keylan et Amara se jetèrent à sa suite, dans une frénésie martiale absolument impitoyable.

L'épée du premier traversait ses proies sans jamais les atteindre : il demeurait à distance prudemment, balançant ses créations sonores pour désorienter ces choses, remuer leurs entrailles, les condamner à l'hébétement une fois privées de leur ouïe. La seconde ne faisait guère plus délicat que Lida : puisqu'elle pouvait contrôler son énergie cinétique à l'envi, elle se jetait dans la formation adverse avec virulence, percutant de son bouclier massif tout ce qui avait l'audace de se dresser sur sa route. Keylan n'était jamais trop loin : lui seul avait l'opportunité de la suivre, usant de son sang pour accélérer les battements de son cœur et améliorer le rendement de ses muscles. Sa vitesse surnaturelle lui permettait de glisser sous les promesses d'estafilades en répondant par le biais de piqûres chirurgicales. Mais il était rare que ses tentatives soient aussi couronnées de succès que celles de ses deux camarades, assurément plus létales : il était en peine, face à ces choses dotées d'armures denses et lourdes. On ne pouvait pas en dire autant d'Amara, qui dégageait une chaleur étouffante : elle traversait ces bêtes d'acier sans la moindre difficulté, les faisant fondre à chaque fois que sa peau venait au contact de leur épiderme d'airain.

Ils étaient impressionnants. En les voyant ainsi à l'ouvrage, Akis oublia momentanément toute la frayeur qui l'avait habité un instant plus tôt : puis les premières rangées de leurs assaillants parvinrent à contourner les cinq premiers soldats de la Huitième Brigade, et à se rapprocher dangereusement du rempart de la forteresse. Malir, Sora et Lani ne manquèrent pas cette opportunité de rejoindre la mêlée, conservant un regard attentif braqué en direction de leurs protégés ; Rolan et Erik, enfin, se placèrent devant les apprentis en veillant à leur offrir cette présence réconfortante dont ils avaient nécessairement besoin.

Pour eux aussi, la bataille n'allait pas tarder à débuter... 

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