Chapitre 33


Lorsqu'il reprit conscience, il constata qu'il flottait encore dans ce liquide brumeux et tiède au sein duquel Sylas l'avait précipité un peu plus tôt. Instinctivement, il chercha, avant toute autre chose, à émerger aussi vite que possible ; quelques brasses lui permirent de retrouver le donjon qu'on avait bâti tout autour du Sciotum, et il s'affala contre la margelle du puits en reprenant quelques généreuses bouffées d'air. Amara se jeta à ses côtés et l'aida à s'extirper des flots blanchâtres qui dégoulinaient encore de ses cheveux et avaient gorgé ses vêtements. Il la remercia d'un regard mutique et désorienté avant, précipitamment, de plaquer sa main droite contre son torse.

Si du sang tâchait en abondance le surcot grisâtre qu'il avait enfilé la veille, avant de s'enfouir dans les couvertures qui lui avaient tenu chaud, nulle blessure n'était visible au travers du trou fin que l'épée du chevalier avait dessinée dans sa tunique. Seule une cicatrice, menue, donnait une vague idée de ce qu'on avait bien pu lui faire endurer en guise de rite d'initiation : cela et, bien sûr, l'absence flagrante de son Cydylaïn à ses côtés.

Quelques larmes s'invitèrent instamment aux commissures de ses yeux tandis qu'Akis prenait la douloureuse mesure de cette inexorable disparition. A ses côtés, Amara passa une main compatissante sur son dos, lui assurant un ancrage chaleureux au sein de ce paysage de pierres morne et froid ; Sylas le jaugeait probablement d'un regard antipathique tandis que Lida, austère, prenait son mal en patience le temps que le jeune homme ne retrouve un semblant de contenance. Cela fut chose faite après une poignée de secondes ; quelques sanglots étouffés plus tard, Akis entreprit de se redresser en titubant quelque peu. Bien aidé dans son entreprise par la témoin de la Cérémonie d'Union, il se campa sur ses deux pieds malgré son équilibre précaire. La voix de la commandante, intransigeante, prononça les mots qu'on attendait d'elle.

— C'est en apprenti que tu t'es baigné ; c'est en membre que tu émerges. Akis d'Aville, à compter de ce jour, tu deviens un véritable membre de la Huitième Brigade Royale de Balhaan. Ton devoir sera de protéger ce Royaume et ses habitants de toutes les menaces qui seront susceptibles de les mettre en péril. Tu ne connaîtras pas le repos tant qu'une opportunité te sera conférée de t'ériger en égide sur la route du Mal. Tu mettras tout en œuvre pour veiller à la sécurité de tes pairs. Tu défendras la réputation de ta Brigade comme si ta vie en dépendait ; enfin, tu...

Elle s'apprêtait à achever son monologue procédurier lorsque la porte qui menait à l'extérieur du donjon s'ouvrit avec fracas ; une puissante bourrasque glaciale s'engouffra dans le hall en même temps qu'Andrek et Rolan, dont les faciès étaient déformés d'une appréhension flagrante. Akis grelotta lorsque le vent vint le cingler de pied en cap ; mais son cœur se serra bien davantage tandis que Lida faisait volte-face, interdite, probablement surprise d'avoir été coupée à cet instant de la Cérémonie. Istios, le membre de la Onzième Brigade, se trouvait derrière les deux combattants aguerris et fermait la marche. Lui aussi avait l'air agité, à en croire sa pâleur épouvantable. Il n'en fallait guère plus pour rendre l'atmosphère révérencieuse autrement plus glauque...

— Commandante, entama Andrek d'une voix claironnante, on a un problème ! Une colonne de soldats de Kale est en train de contourner la montagne ! Ils ont suivi les anciennes routes qui serpentent en aval des glaciers... Ils progressent rapidement ! Ils seront là peu après les aurores !

— Une colonne de soldats ? répondit Amara, interloquée. C'est grotesque ! Ils auraient fait la route de nuit, alors que l'hiver n'est pas fini ? Pourquoi n'auraient-ils pas contourné la montagne, comme les déserteurs d'Aville ?

— Parce que ce ne sont pas des déserteurs, corrigea Rolan avec sévérité. Istios les a vus.

— Après qu'Andrek m'en ait parlé, je suis allé voir ce qu'il en était avec Ikaros. Je ne pense pas qu'ils m'aient repéré... Ce ne sont pas des soldats ordinaires. Ils mesurent tous plus d'une toise de haut, n'ont aucune monture, aucun paquetage. Rien d'autre que leurs armes !

— Le village kalois le plus proche se trouve à plus de vingt lieues, s'offusqua Amara. Même nous ne réussirions pas ce périple nocturne sans souffrir de pertes !

— Il n'y a qu'une seule solution, intervint Sylas en fronçant les sourcils.

— Ils ont lancé leurs machineries contre nous, compléta Lida froidement. C'est un acte de guerre.

La rétorque, comme un couperet, s'abattit sur les membres de la Huitième sans crier gare. Andrek et Amara semblèrent accuser le coup avec difficulté ; Rolan se renfrogna simplement, là où Sylas porta intuitivement sa main sur le fourreau de son épée. Il allait sans dire qu'elle n'allait pas tarder à servir, si les observations d'Istios et les conclusions préliminaires de Lida se vérifiaient. Akis, toujours en retrait, peinait à comprendre ce qu'il se tramait alors : ses pensées, encore embrouillées et anesthésiées par la perte d'Oscar, ne s'avéraient pas aussi clairvoyantes qu'il l'aurait voulu.

S'il avait été plus attentif, il aurait sans doute tiqué sur le terme employé par Lida pour qualifier le bataillon envoyé à leur rencontre : machineries. Cela n'était que des rumeurs portées notamment par les marchands itinérants qui officiaient aux abords des frontières qui délimitaient Balhaan, mais on disait du Royaume de Kale qu'il employait des automates, des choses mécaniques privées de la conscience, du libre-arbitre et des sentiments pour mener leurs efforts de guerre. Ces choses, sur lesquelles le Monarque de Kale seul avait le contrôle, garnissaient une armée bien humaine en lui conférant un aspect autrement plus létal et impitoyable : parce qu'elles ne rechignaient jamais à écraser un ennemi, même déjà souffrant, même désarmé... même défait et inconscient. C'était notamment grâce à ces créations d'acier que le Royaume de Kale avait réussi à conserver son territoire face à des envahisseurs dotés d'armées autrement plus redoutables que la sienne : le fait qu'ils aient ainsi choisi d'employer une part de leur armada pour mener une action belliqueuse à l'encontre de Balhaan ne pouvait qu'être alarmant.

— Ce n'est pas un hasard, réalisa subitement Rolan. Cela ne peut pas être un hasard.

— De quoi parles-tu ? l'interrogea brusquement un Andrek à fleur de peau.

— La réunion avec l'Oracle, la vision, la décision du Roi. Tout est trop coordonné. Tout est bien trop rapide. Rien de tout cela n'est naturel.

Akis, Sylas, Lida, Istios, Amara et Andrek se tournèrent vers Rolan en comprenant tous à leur allure ce que ses propos soulevaient de problématique, ce qu'ils semblaient induire en guise de conclusion logique. Pour autant, nul ne se trouva la force de le formuler à voix haute ; le contraignant ainsi à reprendre la parole dans un murmure presque catastrophé.

— Il y a une taupe.

Quelqu'un au sein des Brigades ou de l'entourage très proche du Roi avait dû laisser fuiter quelques informations en direction des puissances étrangères. Quelqu'un qui, manifestement, cherchait pour une raison ou pour une autre à nuire au Royaume dans son entièreté : les visions de l'Oracle, particulièrement sépulcrales, l'avaient peut-être même poussé à agir. Akis, déboussolé, balada un regard écarquillé sur ses compagnons d'infortune ; aucun ne parvint à le rassurer franchement, compte tenu de l'urgence de la situation et du sacrifice qu'il venait tout juste de réaliser. Aucun... sauf Lida, qui ne manqua pas de venir se camper face à lui pour poser une main ferme sur son épaule droite.

— Soit. On s'occupera de cette taupe après avoir traité avec ce bataillon. Tous dehors, avec moi !

Il n'était pas seul, et c'était même tout le contraire : par ailleurs, le fait que la guerre menace n'était pas chose nouvelle. Certes, il avait imaginé, et tout le monde avait gonflé son espoir en la matière, qu'il n'aurait pas à prendre part active aux conflits avant de longs mois ; mais en l'occurrence, il était attendu au tournant et ne pouvait pas se permettre, ne fut-ce que par égard pour la mémoire d'Oscar, de baisser les bras et de se carapater face à l'adversité. Aussi suivit-il ses camarades jusqu'au dehors, où le vent hurlant le rappela d'autant plus vertement à l'ordre : il était finement vêtu, et encore détrempé. Lida ne semblait pas vouloir lui laisser le loisir d'attraper la mort : ils venaient tout juste de s'exposer aux premières lueurs solaires qu'elle fit valoir sa voix d'un ton péremptoire :

— Que tout le monde se prépare au combat ! Silvia, Sylas, Keylan, Amara et moi-même formerons la première ligne ! Malir, Sora et Lani demeureront légèrement en retrait pour défendre nos arrières ! Rolan et Erik resteront aux côtés des anciens apprentis en guise de dernier rempart ! Nous protégerons la forteresse au péril de nos vies !

Alors qu'elle s'exprimait sans ambages, Akis constata que tous les anciens apprentis se trouvaient effectivement alentour, à attendre ses directives avec plus ou moins d'inquiétude. Il fut soulagé de constater que même Satin, pourtant incertain la veille, avait choisi la même voie que lui : cela contribuait à lui donner l'impression qu'il ne s'était pas égaré en route. Puis la commandante fit demi-tour et planta dans Istios son regard d'airain ; il tressaillit, fut tenté de se mettre au garde-à-vous, mais s'en tint à son immobilisme tandis qu'il avait, lui aussi, droit à sa volée de directives.

— Istios, suivez le sentier jusqu'à la taverne la plus proche. "La Halte de la Huitième". Trouvez-y un dénommé Merogor, et expliquez-lui la situation. Il saura quoi faire. Quoi qu'il dise, quoi qu'il ordonne, obtempérez. Si j'apprends que vous avez désobéi, je vous condamne au gibet.

Il n'était plus militaire, certes : mais puisque sa prise de parole ne souffrait en l'occurrence d'aucune ambiguïté, Lida rendait en quelque sorte à ce vieux retraité badin ses premières lettres de noblesse. Istios n'eut donc d'autre choix que celui d'obéir : il se fendit d'un salut militaire rigoureux avant de se mettre en branle, s'en allant enfourcher Ikaros, sa monture, pour prendre le chemin de la Halte sans plus attendre. Akis, Amara, Sylas et tous les autres l'imitèrent, s'en allant quérir leurs armes et enfiler leurs gambisons ; seul Rolan profita de cet interlude quiet pour se rapprocher de Lida, la questionnant sans plus attendre au sujet de la rudesse qu'elle avait déployée à l'endroit d'Istios.

— Ne lui faites-vous pas confiance, pour le rabrouer aussi durement ? Pensez-vous qu'il aurait pu être tenté de désobéir aux demandes de Merogor ?

— Ce n'est pas sa loyauté que je mets en cause, Rolan. C'est sa lucidité. Il ne doit pas penser au traître. Ce n'est pas la priorité ; et il ne pourra rien y changer, de toute manière.

— Vous lui refusez donc toute initiative.

— La Onzième porte le même qualificatif que notre Huitième, mais Istios n'est qu'un soldat comme un autre. Cette affaire, si elle est fondée, dépasse de très loin ses compétences. Il ne gagnerait qu'à se faire tuer.

— Je comprends, rétorqua-t-il sobrement.

Après un instant de silence au cours duquel ils se tinrent côte à côte tout en observant le départ précipité du messager, Rolan se racla la gorge et reprit la parole plus timidement, une moue quelque peu crispée vissée sur le visage.

— Quoi qu'il en soit, si je ne me trompe pas, toutes les Brigades sont en danger.

— Raison de plus pour l'emporter rapidement, riposta Lida avec impavidité.

Elle fit volte-face et s'en retourna à son tour dans les entrailles du donjon, à la recherche de sa claymore fétiche.

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