Chapitre 31
La guerre grondait ; ses proches et la quiétude dans laquelle s'ancraient leurs vies étaient menacés ; et lui, débile comme jamais, ne parvenait pas à prendre de décision franche et définitive. Depuis que lui et les autres membres de la Huitième s'étaient dispersés, choisissant de profiter des derniers rayons solaires qui leur faisaient la faveur de réchauffer le pied du Pic Zygos pour travailler, Akis ruminait le dilemme qui s'offrait à lui en se rongeant les sangs, impuissant et hébété. La perspective de la disparition d'Oscar, qui n'avait jamais été aussi imminente et fatidique, lui donnait l'impression qu'il se liquéfiait davantage d'instant en instant, comme si son enveloppe charnelle cherchait à s'effacer face à la décision qu'on le sommait de prendre. Lida s'était dévoilée sous un jour compréhensif, a minima autant que son aspect guerrier et que sa voix froide étaient en mesure de la rendre aimable, pour tenter de leur faire comprendre que nul ne les blâmerait de vouloir finalement tourner les talons face aux responsabilités dont on entendait les accabler fort prématurément... mais, loin de convaincre Akis que là n'était pas sa place, ce revirement de comportement le rendait curieux, le poussait à vouloir en découvrir davantage.
De surcroît, si la menace était telle que la sécurité des apprentis elle-même n'était plus assurée, pouvait-il réellement croire qu'Aville constituerait un havre de paix digne de ce nom lorsque les hordes ennemies passeraient à l'attaque ? Pragmatiquement parlant, il avait peine à croire qu'il puisse être ailleurs plus à l'abri que dans les jupons de la prestigieuse commandante de la Huitième Brigade. Nakata lui-même n'avait pas été en mesure d'égratigner la carapace inexpugnable de la baroudeuse... Voilà une muraille qui semblait, aux yeux du rouquin, autrement plus intimidante que les quelques piquets que les gardes de son village natal pourraient être en mesure de planter à la hâte le long des rares sentiers qui menaient jusqu'au misérable clocher de la bourgade. En outre, le peu qu'il avait su apprendre au sujet du maniement des armes n'allait pas lui suffire pour protéger ses pairs : et pouvait-il croire qu'il serait d'une utilité quelconque lorsque les épées s'entrechoqueraient aux abords d'Aville, lorsque leurs assaillants, prêts à en découdre, submergeraient les quelques soldats ventripotents qui tenteraient désespérément de leur barrer la route ? Oscar ne lui avait toujours pas livré ses ultimes secrets : de facto, il serait plongé dans une impuissance crasse à mesure que ses proches tomberaient, les uns après les autres, sous les coups des envahisseurs, d'où qu'ils proviendraient et quels que seraient les desseins pour lesquels ils brandiraient leurs armes.
D'un autre côté, sa seule présence pourrait-elle suffire à la Huitième Brigade pour renverser le cours d'une guerre ? S'il était potentiellement destiné à voir les siens trépasser en choisissant de retourner à Aville, en serait-il autrement s'il optait finalement pour l'existence de guerrier à laquelle le Roi souhaitait le voir s'abandonner éperdument ? En l'état, il allait sans dire que n'importe quel combattant de n'importe quel Royaume serait largement en mesure de lui faire mordre la poussière en moins d'une minute de heurts fiévreux. Pouvait-il muer suffisamment vite pour que ce désastreux état de fait soit lui-même bouleversé ? Et même s'il y parvenait, parviendrait-il, par le biais de sa seule force, à contraindre leurs nuées d'adversaires à l'échec ? Ces visions, bien que grisantes, lui semblaient follement oniriques. Comme si les dernières bribes d'esprit cartésien qu'il avait bien pu entretenir en son for intérieur avaient elles-mêmes choisi de verser dans l'outrance de l'optimisme...
— Akis, tu viens ? On a décidé de se réunir avec les autres, l'extirpa de ses songes la voix chaleureuse d'Andrek.
La chose l'intriguait au plus haut point ; mais la perspective de côtoyer un peu cet homme qui, en l'espace de quelques semaines, s'était à peu de choses près imposé à son contact comme un ersatz de grand frère lui plaisait tant et tant qu'il n'eut de toute manière pas à réfléchir longtemps avant d'obtempérer. Il délaissa ainsi les quelques briques qu'il déplaçait à grand-peine de la muraille partiellement effondrée jusqu'à un tas de décombres puis s'élança à la suite de son collègue, Oscar perché sur son épaule droite. Les deux hommes et le Cydylaïn pénétrèrent finalement dans l'une des bâtisses qui devait autrefois servir de baraquements ; là, ils retrouvèrent Nilly, Satin et Jade qui, les attendant patiemment, avaient pris place autour d'une table sur laquelle fumaient quelques chopes remplies d'un liquide aux fragrances épicées. Satin servit aux deux nouveaux arrivants une tasse de ce breuvage requinquant dans lequel Akis trempa ses lèvres sans plus attendre tandis qu'Andrek se chargeait de mettre les choses au clair d'emblée.
— Ce soir, on va devoir trancher au sujet de notre avenir. Soit on accepte de rejoindre la Huitième en tant que membres à part entière, soit on s'en retourne à la vie qu'on menait autrefois, avec les perspectives qui sont les nôtres. Je ne vous apprends rien, la situation est préoccupante. Si on reste, on devra s'attendre à combattre...
— Si on part aussi, objecta Jade avec le rationalisme martial de son père. La vraie question est plutôt de savoir si on veut combattre avec les membres de la Brigade, ou avec nos Cydylaïns.
Satin dirigea son regard vers la chope fumante qu'il tenait précieusement entre ses mains, mutique et manifestement mal-à-l'aise. Andrek opina du chef avec sérieux tandis que Nilly soupirait. Devant elle, un petit lapin agitait sa truffe en faisant claquer ses dents ; Laron, le Cydylaïn de Jade, s'approcha de lui avant de le chahuter quelque peu, sans provoquer la moindre émotion chez les aspirants soldats qui avaient bien d'autres sujets de préoccupation, en l'état.
— Je suis venue parce que vous êtes de toute évidence incapables de prendre une décision seuls, rétorqua Nilly d'une voix tranchante, mais me concernant, c'est tout vu. Demandez-vous simplement pourquoi vous êtes venus jusqu'au Pic Zygos, si vous ne vous sentez pas en mesure de prendre pareille décision lorsqu'elle se présente à vous. Si vous n'étiez pas prêts à renoncer à votre Cydylaïn, il aurait peut-être simplement été de bon ton de rester chez vous.
Elle était sans conteste celle qu'Akis connaissait le moins de ses quatre collègues ; et son monologue incisif ne manqua pas de le convaincre que cela ne confinait pas au hasard. Elle était manifestement une guerrière née, déterminée, d'une toute autre trempe que le natif d'Aville qui avait tout bêtement été dupé par plus malin que lui... Depuis qu'on l'avait invitée à faire un bout de chemin aux côtés des membres de la Huitième Brigade, elle s'était mentalement préparée pour ce jour. Elle ne craignait aucunement la perspective d'être séparée de son compagnon de toujours : elle vivait désormais pour servir le Roi et l'Oracle. Ni plus, ni moins.
— Pour toi, c'est logique, entama Satin d'une voix chevrotante. Mais pour moi... Je n'ai jamais été doué avec les armes. J'ai toujours cru que j'allais finir mes jours ici en tant que servant... et je ne peux pas dire que cette perspective m'ait jamais particulièrement déplu. J'aime bien soigner les bêtes, les nourrir, rapiécer les vêtements et les couvertures, aiguiser les lames, rénover les enclos et astiquer le donjon. Pour ce qui est de combattre, en revanche...
— Et toi ? questionna soudain Akis en se tournant en direction d'Andrek. Ça fait super longtemps que t'es apprenti... Tu pensais pas que tu conserverais Ganz à tes côtés jusqu'à la fin ?
— Si, bien sûr, admit son collègue du bout des lèvres. Mais je ne peux pas dire que l'idée d'être enfin promu me déplaise absolument. J'ai longtemps détesté la sensation d'être laissé pour compte... Quand Silvia puis Sora ont été promus, qu'ils me sont passés devant, je suis parti du principe que je n'arriverais jamais à les rattraper. Je venais tout juste de me faire à cette idée que le Roi décide sur un coup de tête de rendre ce renoncement caduc...
Ses poings se crispèrent et il sembla se renfrogner ; Akis jugea avec horreur qu'il avait été d'une maladresse et d'une indélicatesse rares. Fort heureusement, on ne lui laissa guère l'opportunité de s'apitoyer sur sa propre gaucherie : sans même le vouloir, Jade vola à sa rescousse en tâchant de paraître aussi imposante que possible malgré son jeune âge et les doutes qui, à l'évidence, devaient la tirailler tout autant que ses pairs.
— De mon côté, je suis d'accord avec Nilly. Si j'avais voulu d'une vie paisible aux côtés de Laron, je serais restée à Corgenna. Mon père avait prévu de me donner un grade en fonction de mes compétences, une fois dûment formée. Mais je ne peux pas m'en satisfaire. Encore moins si ma famille est mise en danger par nos ennemis.
— Mais, tenta Akis d'une voix emplie de craintes bien légitimes, tu n'as pas peur d'être absente quand... quand on tentera de leur nuire ?
— Si on tente de leur nuire, le morigéna-t-elle sèchement. Si, pas quand. Et puis, si je suis inutile au sein des Brigades, comment pourrais-je leur être de la moindre utilité en n'y étant pas ? J'ai beau être habile au sabre, je ne suis pas en mesure de repousser une armée à moi seule.
Il se recroquevilla sur lui-même après qu'elle l'eut sévèrement rabroué ; elle leva les yeux au ciel, lassée par son manque de tempérament et de répondant. Ne lui laissant pas l'opportunité de continuer à enfoncer leur dernier camarade, Nilly revendiqua la parole sans plus tarder ; tous l'écoutèrent avec discipline déballer ses derniers arguments.
— De toute manière, le début de la guerre qui s'annonce, si elle doit bien éclater, aura sans doute lieu au nord. Le Divin Royaume de Bashan est, de nos trois voisins, celui qui est le plus à même d'exhiber ses forces en essayant de franchir la frontière. Les sentiers montagneux qui mènent au Royaume de Kale sont impraticables pour les armées denses qu'il faudrait mobiliser afin de menacer notre forteresse et, par extension, la cité de Lupinova. Quant à l'Empire de Nibali, ce sont plusieurs centaines de kilomètres et une mer qui nous séparent de lui... La Huitième Brigade ne sera pas instamment jetée dans le brasier pour tenter d'éteindre l'incendie. A contrario, notre rôle sera peut-être encore plus crucial. On sera sûrement tenus de demeurer en retrait pour finalement prêter main forte aux Brigades qui auront besoin de notre support... En somme, on a encore plusieurs semaines pour parachever nos formations respectives.
—Peut-être, répliqua Andrek d'une voix blanche. Mais même si on l'admet, le problème reste le même.
— Il n'y a pas de problème, rétorqua Jade. Pas pour moi. Je vais accepter.
— Il en va de même pour moi, compléta Nilly sans plus attendre. Et si vous comptez refuser par couardise, rappelez-vous que nous servons Lida.
Sur ces entrefaites amères, elle se redressa sans plus tarder et se saisit de son Cydylaïn, empêchant de fait le porc-épic de Jade de continuer à le taquiner à grands coups de museau. La Delistel l'imita finalement, laissant les trois hommes seuls dans cette pièce mal éclairée, où leurs boissons incarnaient à peu de choses près la seule source de chaleur pouvant leur permettre de tempérer un peu les ardeurs du grand froid qui régnait encore en dehors de la bâtisse. Le silence prit le pas sur leurs volontés de balayer leurs doutes ; et, communément, ils s'en retournèrent muettement à leurs appréhensions solitaires.
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