Chapitre 28
La réunion s'étant achevée, on leur avait fait comprendre à toutes et à tous que leur présence n'était plus utile. Ainsi le Roi et l'Oracle s'en étaient-ils allés, l'un droit mais troublé, l'autre brinquebalant mais confiant, accompagnés d'un Charles qu'on n'avait plus entendu depuis que Dixan avait eu le bon goût de le moucher avec indélicatesse. Les Brigades elles-mêmes s'étaient retirées après que Nakata eut été porté aux nues ; et même si Deny Ier avait assuré que lui et ses plus proches conseillers prendraient le temps de trancher avec davantage de recul, nul n'ignorait que le commandant de la troisième Brigade, en se ralliant à l'idée folle de son Monarque, avait entériné cette décision une bonne fois pour toutes.
Akis devinait déjà sans peine que Lida devait être habitée d'une humeur massacrante. Il tremblait à l'idée d'avoir à chevaucher en sa compagnie après l'humiliation cuisante qu'elle avait endurée. Certes, elle n'était pas femme à laisser ses émotions l'emporter... mais son seul départ en toute hâte du palais de l'Oracle était plus éloquent que tous les mots qui auraient pu précéder cette désertion. Elle n'avait pas apprécié que Nakata se confronte à elle sur le plan du débat et des idées... et elle avait abhorré qu'il l'emporte.
Jade, à ses côtés, n'avait pipé mot, de sorte que le natif d'Aville n'était pas certain de savoir ce qu'elle pensait, en son for intérieur, de toutes ces nouvelles qu'on venait de leur porter. Lui-même était hautement troublé. Tout cela n'était-il pas précipité ? Pour Andrek, pour Nilly, pour Satin et même pour Jade, soit : ils côtoyaient les membres de la Huitième Brigade depuis désormais plusieurs mois, voire plusieurs années pour l'aîné d'entre eux. Mais pour lui, le dernier des apprentis, encore pataud et inexpérimenté, encore incapable de chevaucher à vive allure sur de longues distances sans que son dos et ses cuisses ne lui fassent souffrir un affreux martyre ? Pour lui, qu'on n'avait pas encore fini de former, qui ne savait encore ni cuisiner des plats équilibrés, ni rapiécer ses chausses sans se piquer les doigts ?
D'un autre côté, cette perspective semblait inespérée. Certes, les nouvelles n'étaient, dans l'absolu, pas réjouissantes : il ne pouvait pas occulter le présage funeste de l'Oracle, que les commandants s'étaient pourtant entêtés à contextualiser d'abord et à dévaluer ensuite. Le Royaume de Balhaan allait-il réellement connaître la guerre, la vraie, après des siècles d'une paix totale ? Les soldats des armées locales avaient-ils la tête suffisamment froide pour endurer les marasmes d'un champ de bataille sans prendre la poudre d'escampette ? Et, par dessus tout, leurs proches étaient-ils menacés d'un péril imminent ? Les Brigades allaient-elles être en mesure de sauver les citoyens du pays, qu'ils habitent Corgenna, Lupinova ou Aville ?
Tout ce magma d'idées noires ne faisait pas bon ménage, ainsi précipité dans le petit crâne d'Akis. Ce dernier, qui descendait encore les escaliers les ayant menés jusqu'au balcon au commencement de cette réunion historique, opta dès lors pour une stratégie basique afin de se prémunir de cesdites idées noires : il prit une mine faussement détachée et s'exprima à voix haute, dans l'espoir de pousser Jade à entretenir avec lui un brin de causette.
— Eh beh ! On dirait bien qu'on va devenir des membres de la Brigade sans plus tarder, hein ! Je l'aurais pas pariée, celle-là !
Il se fendit d'un rire si exagéré qu'il en devint exubérant ; Jade, à ses côtés, ne fit guère plus que lui jeter un regard en coin. Désarçonné par cette attitude mutique, le garnement se questionna soudain : était-elle finalement aussi troublée qu'il ne l'était, pour ne pas l'envoyer sur les roses alors qu'elle tenait une opportunité de l'incendier copieusement sans que personne ne soit présent pour la rappeler à l'ordre, pour l'enjoindre à la fraternité que leur appartenance conjointe à la Huitième Brigade imposait ?
Akis aurait aimé se convaincre qu'elle avait conservé le silence par pur mépris à son égard ; mais il comprit a contrario qu'elle préférait ne pas trop en dire pour éviter de trop en dévoiler. Parce qu'elle côtoyait Lida depuis quelques mois déjà, et parce qu'elle n'avait jamais éprouvé un tel respect pour quiconque d'autre que la prestigieuse commandante qu'elle servait, Jade essayait tant bien que mal de calquer le comportement droit et sévère de cette grande dame en tout temps et en toutes circonstances... Force était d'admettre, toutefois, qu'elle ne disposait pas de la même carrure et des mêmes certitudes. Les doutes que Lida se permettait de taire n'avaient rien de tiraillant, en cela que plus d'une décennie à servir les Brigades lui avait permis d'inscrire en son âme tout un tas de repères ; repères dont, précisément, la Delistel n'était pas dotée.
— Que je m'en réjouisse, soit. Mais toi, as-tu pensé à tout ce que cela implique ?
— Comment ça ?
— Les membres des Brigades n'ont plus de Cydylaïn. C'est normal : on ne devient pas Cydystari sans renoncer à disposer d'un Cydylaïn. Tu es vraiment prêt à te passer d'Oscar, alors que tu étais encore persuadé, il y a moins d'un mois, qu'il serait à tes côtés jusqu'à ton dernier soupir ?
L'interrogation de Jade le percuta de plein fouet, tant et si bien qu'il marqua un arrêt momentané, soudain rappelé à l'amertume de la réalité. Elle ne s'en soucia guère, et continua à descendre les marches qui s'étalaient interminablement devant elle : elle avait beau prétendre le contraire, cette nouvelle prématurée l'atteignait également. Elle ne se sentait pas prête à renoncer à Laron pour l'éternité ; depuis que le Roi avait induit cette possibilité, elle avait senti une sensation de répugnance lui ronger l'estomac. Bien sûr, la Delistel savait depuis qu'elle avait fait son entrée au sein de la Huitième que sa vie commune avec Laron finirait par prendre fin, si tout se passait bien ; pour autant, elle partait naïvement du principe que rien ne saurait la priver de la présence rassérénante de son plus vieil ami avant quelques années a minima. Un coup du sort et la folie d'un Monarque en décidaient finalement autrement...
Et cette anxiété qui la consumait à petit feu, elle venait de la transmettre à Akis. Ce dernier, interdit, attrapa muettement Oscar, lequel courait encore sur sa toison, insouciant et maladroit, comme à son habitude. Il le contempla un instant, puis le plaqua précieusement contre son torse avec une fébrilité encore enfantine ; ensuite ce jeune homme tiraillé descendit les quelques marches qui le séparaient de Jade précipitamment, ne souhaitant pas s'attarder seul dans les environs.
Lorsqu'ils parvinrent à l'extérieur du palais, ils tombèrent nez à nez avec la Huitième qui, s'étant regroupée aux abords de celui-ci, avait été rejointe par Dixan, Kurl et Aiz. Les trois anciens de l'Orphelinat tâchaient manifestement de tempérer les ardeurs de Lida ; mais la soldate était si furieuse qu'elle ne manqua pas d'aboyer une directive claire lorsqu'elle constata qu'Akis et Jade les rejoignaient enfin.
— Dépêchez-vous, l'un et l'autre. Nous retournons au Pic.
— Quoi ? Déjà ? commença à protester Jade, frustrée. Je n'ai pas encore eu le temps de cuisiner avec mes sœurs, on avait prévu...
— Tu prévoiras ce que je te dirai de prévoir, Jade. C'est un ordre.
La remontrance percuta l'apprentie avec une véhémence disproportionnée ; cette dernière hoqueta de surprise puis baissa la tête, honteuse, tandis que Dixan s'approchait de Lida pour poser une main compatissante sur son épaule.
— Je sais ce que tu ressens. Mais tu ne dois pas le prendre personnellement. Nakata n'a pas cherché à t'humilier, il voulait juste... Essayer de trouver une solution. A sa manière.
Elle grogna, sans chercher à articuler une réponse plus convenable ; Rolan, avec une moue contrite, se passa une main dans les cheveux et tenta d'apporter son secours à Dixan, de manière à éponger un petit peu l'humeur désastreuse de sa supérieure. Il fut promptement rejoint dans sa débauche d'efforts verbeux par Kurl.
— Nous avons sans doute plusieurs semaines pour nous préparer à tout ce que cette réunion peut bien impliquer. Notre Roi reste un pleutre : il aura besoin de temps avant de trancher définitivement dans un sens ou dans l'autre.
— M'est avis qu'il est encore temps de lui rappeler que la position de Nakata n'est pas la seule à être pertinente et défendable. Écris-lui une lettre, sitôt rentrée au Pic.
— Au diable la lettre, au diable le Roi, et au diable l'autre con. Je suivrai les ordres qui me seront adressés. C'est ma fonction.
Le second de Dixan avait tout l'air d'un chasseur sauvage ; ses cheveux, longs et emmêlés, son armure, légère, qu'une espèce de cape brune et céladon recouvrait à demi, et son arc, splendide, contribuaient à lui donner une allure indomptable. Cela n'empêcha pas Lida de l'envoyer vertement sur les ronces ; il se fendit d'un sourire navré suite à cela, et Aiz lui-même échoua à rappeler Lida à sa placidité habituellement olympienne.
— Nous couvons trop nos apprentis. La plupart d'entre eux sont plus débrouillards que nous ne voulons bien le croire.
— Peut-être. Mais les autres ? Que je sois bien claire : j'obéirai aux ordres, mais je ne laisserai pas à mes soldats la liberté de mourir pour empêcher la vision d'un...
Elle se mordit la langue avant d'expirer pour recouvrer un peu de son habituelle tempérance, se rappelant à la fois son grade et ses devoirs ; mais, à son grand désarroi, un autre homme avait d'ores et déjà capté quelques bribes de la discussion qu'elle et ses interlocuteurs entretenaient jusqu'alors. Un autre homme qui, arborant toujours le sourire carnassier qu'il se plaisait à exhiber, ne manqua pas de compléter sa phrase à sa place.
— Vieux tocard sénile qu'on ferait mieux d'étrangler avec les boyaux de Nakata, peut-être ?
— Mezagar. S'il devait manquer un ahuri à mon entourage, me voilà servie.
Akis jeta à Lida un regard quasiment outré : cette causticité assumée n'était pourtant pas habituelle, et Mezagar lui-même s'en amusa, Emilia et Leon sur ses talons.
— Sans l'insistance de ma chère seconde, je serais déjà loin, crois-moi ! Je ne souhaite guère prendre le risque d'être celui qui souffrira de ton ire, Lida l'Invincible.
— Il dit vrai. Je voulais te voir un instant.
Alors que Mezagar et Leon marquaient une halte à quelques généreux mètres du reste de l'assemblée qu'ils formaient conjointement, elle prit plutôt le parti de se rapprocher de Lida jusqu'à l'envelopper dans une étreinte chaleureuse. La fabuleuse guerrière lui rendit ce geste, bien qu'avec une rigidité flagrante ; puis elles se détachèrent l'une de l'autre.
— Personne ne contraindra les anciens apprentis à mourir au combat. Et certainement pas Nakata. Ne laisse pas ta rancœur t'aveugler inconsidérément à son sujet, s'il te plaît. Il a ses torts, certes ; mais on ne peut pas lui prêter l'ambition de vouloir la mort de certains des nôtres.
Une fois de plus, Lida se contenta d'un grommèlement pour toute réponse ; puis elle se détacha du reste du contingent en s'attachant à quitter l'Esplanade de l'Oracle sans plus tarder. S'ils s'apprêtèrent à la suivre sur-le-champ, les membres de la Huitième furent néanmoins coupés dans leur élan par Emilia : cette dernière, apparemment sincèrement inquiète, leur glissa quelques mots avant de s'en retourner, à son tour, auprès des siens.
— N'ayez pas la bêtise de croire que vous êtes en danger : elle veillera sur vous. Alors, s'il vous plaît, veillez sur elle.
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