Chapitre 25
Il ne s'était guère attendu à découvrir Lida sous un jour si doux ; elle semblait destiner à ces gamins toutes les délicatesses du monde, comme si elle réservait précieusement ses marques d'affection aux résidents de cet Orphelinat, dont elle était elle-même issue. Quelque peu décontenancé, Akis balada son regard sur les marmots qui chahutaient autour de la terrifiante commandante sans se soucier des remontrances acides dont elle était en mesure de les admonester. La plupart courraient avec leurs Cydylaïn, gais et innocents comme tous les moujingues devaient l'être ; et elle baladait un regard étonnamment attendri sur leurs faciès juvéniles, démontrant qu'elle ne se bornait pas qu'à sa condition de guerrière impavide et autoritaire.
Le tempérament explosif qui avait été le sien lorsque Nakata les avait accueillis à Corgenna allait-il ressurgir soudain, sans crier gare ? Cette pensée traître tétanisa Akis, qui se mit à déglutir en songeant au carnage dont les deux commandants pourraient se rendre coupables, s'ils devaient répéter leur rixe de la veille ici, au beau milieu de cette cour peuplée de rires et de jeux candides. Le personnel présent serait-il en mesure de rappeler à l'ordre ces deux épéistes légendaires ? Hate aurait-il davantage de chance de convaincre son auguste supérieur de rengainer sa lame que Laley n'en avait eu, lors de la première confrontation ? La moue qu'affichait le rouquin d'Aville vira de la frayeur à l'anxiété ; une anxiété viscérale, déraisonnable, outrancière. Dans un mouvement de panique, il fit volte-face et chercha du regard la silhouette lumineuse de Nakata, qu'il devinait déjà au bord de l'explosion.
Il n'en était rien. Tout au contraire, les trois fameux combattants de la Troisième Brigade Royale de Balhaan étaient d'ores et déjà en train de prendre la tangente. Laley lui jeta bien un regard en coin, qu'elle accompagna d'un bref signe de la main amical ; mais ni Hate, ni Nakata ne se retournèrent, semblant estimer, l'un comme l'autre, qu'ils avaient mené leur mission à bien et qu'ils ne ressentaient guère le besoin de s'attarder alentour. Quelque peu sonné par la faculté qu'affichait le pétulant commandant à désormais faire appel à une retenue qu'il ne lui soupçonnait guère, Akis demeura là, comme deux ronds de flan, les bras ballants et l'air débile, à détailler leur progression silencieuse et paisible au sein des rues de Corgenna. Les Brigades Royales accueillaient décidément des individus bien curieux ; et il était illusoire de chercher à anticiper leurs réactions, tant celles-ci demeuraient lunatiques et incompréhensibles.
Une voix, finalement, l'extirpa de sa torpeur ; une voix féminine, certes, mais rêche et tranchante, de laquelle il commençait à être coutumier. La voix de Lida, sa commandante.
— Même cet imbécile a ses limites. Nous respectons trop l'Orphelinat pour nous y donner en spectacle.
Il tressaillit, une fois de plus, et se mit à penser que c'était sans doute tout Corgenna qui souhaitait le condamner à la tachycardie ; puis il dirigea son regard jusqu'à Lida, qui, lui tournant encore le dos, s'était redressée et surveillait les jeux enthousiastes de l'armée de bambins qui l'encerclait céans. Elle n'avait manifestement pas jugé bon de se tourner dans sa direction avant de l'alpaguer ; et elle prouvait encore une fois qu'il était proprement impossible de la surprendre, dans la mesure où son attention ne se relâchait jamais, pas même lorsqu'un gamin avait besoin qu'elle lui prodigue quelques soins rudimentaires.
— Je... euh... désolé, je me suis perdu...
Seul le silence, équivoque, daigna lui répondre. Il se décomposa d'autant plus, et commença à se recroqueviller sur lui-même pour essayer d'éviter les remontrances qu'elle devait s'apprêter à formuler. Finalement, elle n'en fut rien ; elle se fendit d'un simple soupir, trop court pour laisser à Akis l'opportunité de le décortiquer pour en analyser la teneur, et opina du chef en se tournant enfin dans sa direction et en s'apprêtant à le rejoindre.
— Soit. Retournons auprès des autres.
— Tu pars déjà, Lida ?
Deux gamines se précipitèrent pour la rattraper alors qu'elle menaçait de quitter l'enceinte des grilles extérieures et lui attrapèrent une main chacune. Elle se figea et afficha soudain un sourire délicat ; les commissures de ses yeux se mirent à rire, et elle s'agenouilla à la hauteur de ces deux jeunes filles pour les gratifier d'une embrassade presque maternelle.
— Oui.
— Tu reviendras quand ?
— Oui, dis, tu reviendras quand ?
— Je ne le sais pas encore. Nous allons devoir retourner au Pic Zygos pour préparer l'été. Et le prochain voyage devrait nous envoyer plus au sud.
Elles affichèrent toutes deux une mimique insatisfaite ; Corgenna était la ville la plus septentrionale de Balhaan. En d'autres termes, il était inenvisageable pour la Huitième Brigade de réaliser un crochet par celle-ci s'ils devaient, au contraire, se rendre aux abords des frontières sud... Un léger gloussement anima Lida ; celle-ci libéra ses mains et ébouriffa délicatement les deux gamines, qui retroussèrent leurs mufles de contentement.
— Quand on sera grandes, on viendra dans ta Brigade !
— J'en serais ravie. Prenez soin de vous.
Puis elle détacha sa silhouette des leurs et, enfin, quitta l'Orphelinat pour revenir auprès d'Akis, sur les pavés bien ordonnés de Corgenna. Le rouquin d'Aville se mit à craindre qu'elle ne lui en tienne rigueur d'avoir ainsi écourté son passage dans ce lieu qu'elle semblait chérir ; mais il n'en fut rien, comme en attesta sa prise de parole suivante.
— Ta famille te manque-t-elle, Akis ?
Elle se mit à marcher, comme si de rien n'était ; lui, plus dubitatif, ne s'étant guère attendu à être questionné d'une si personnelle façon par cette commandante qui, jusqu'à présent, s'était employée à paraître aussi distante et froide que possible, marqua un temps d'arrêt avant de s'élancer sur ses talons, l'air un peu hagard et la voix un tantinet chevrotante.
— Euh... je... oui, plutôt...
— Ce n'est pas parce que ces orphelins n'ont jamais connu la leur qu'elle ne leur manque pas. Garde le à l'esprit.
Elle aurait pu prononcer cette maxime d'un air sentencieux, elle aurait tout-à-fait pu la lui infliger comme une remontrance des plus glaciales, mais il n'en fut rien : a contrario, elle se teinta plutôt de l'allure paisible de ces phrases proverbiales que l'on rappelle à un vieil ami. Assurément pris de court par cette réponse qui, à n'en pas douter, disposait de quelques relents de révélations pudiques sur sa propre condition, Akis balbutia quelques syllabes sans parvenir à leur conférer un sens concret.
Fort heureusement, on ne le délaissa guère longtemps à son hébétement si régulièrement recouvré : des bruits de pas terriblement lourds, suffisamment imposants pour faire trembler les vitres des bâtisses qui dessinaient cette rue propre et aérée, ne manquèrent pas de remonter l'artère de la cité jusque dans leur direction. Bientôt, Akis fut tout-à-fait en mesure de détailler une créature d'une taille impressionnante : un rhinocéros, s'il devait en croire les enseignements de Maître Torvin. Ces bêtes, bien entendu, ne vivaient pas à Balhaan, dont le climat était trop frais, trop printanier ; il devait par conséquent s'agir d'un Cydylaïn, et l'uniforme militaire dans lequel l'homme qui le chevauchait était engoncé créditait largement cette théorie. Le rouquin le comprit avant que la bête gigantesque ne s'immobilisât devant lui et sa commandante : cet homme devait, à n'en pas douter, faire partie de ce que l'on nommait communément "La Onzième Brigade Royale".
— Commandante ! L'Oracle m'envoie vous prévenir que la réunion des Brigades se tiendra en début d'après-midi. Toute votre Brigade y est conviée, apprentis y compris.
— Merci, soldat. Vous pouvez disposer.
La Onzième Brigade Royale n'était pas, à proprement parler, une Brigade Royale comme les autres. Il s'agissait plutôt d'une escouade militaire classique, dont la mission et les particularités, toutefois, les distinguaient assez largement des autres. Et pour cause : tous les membres de cette escouade étaient des soldats dotés de Cydylaïn susceptibles de faciliter leurs déplacements. Ils étaient ainsi tous extrêmement mobiles, capables de serpenter sur les routes du Royaume en un éclair. La plupart étaient par ailleurs de fins connaisseurs de la géographie de Balhaan, ce qui faisait d'eux des messagers hors pairs ; et, précisément, c'était là la mission dont on les affublait au quotidien. Contrairement aux autres soldats, on ne les entraînait guère à se battre, sinon pour défendre leur propre existence face aux périls des voyages qu'ils entreprenaient. On leur donnait plutôt l'ordre de porter des missives aux quatre coins du Royaume... d'où la nécessité de disposer d'un Cydylaïn susceptible d'améliorer drastiquement leur vitesse de croisière.
A en croire l'allure de ce Cydylaïn-ci, un rhinocéros d'une taille colossale, le premier sur lequel Akis avait l'opportunité de poser son regard, il devait être taillé pour les courses longues et éreintantes ; sa carrure ne lui permettait probablement pas d'emprunter les sentiers boisés des forêts de l'est du Royaume, mais les routes et les grands espaces de l'ouest, en revanche, à proximité de la mer, devaient être son terrain de jeu favori. Quant à la possibilité qu'un groupe de brigands mal intentionnés ne s'essaye à l'intercepter pour récupérer les missives que son Cydymisen transportait, souvent porteuses d'informations de premier ordre, il allait sans dire qu'elle était menue : qui diable pouvait avoir suffisamment de sang-froid pour s'ériger sur la route d'une telle créature, capable de piétiner n'importe quel obstacle avec une aisance insolente ?
L'homme et le rhinocéros s'en furent, conformément aux ordres de Lida ; cette dernière reprit sa route sans se faire entendre davantage, Akis sur ses talons.
La réunion était imminente. Ils auraient sans doute l'opportunité de partager un court repas à la Gargouille Bleue ; puis enfin toutes les Brigades seraient réunies, face à l'Oracle et au Roi de Balhaan.
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