Chapitre 24


Il ne se sentait pas à l'aise ; et c'était encore peu de le dire. Cela faisait une bonne trentaine de secondes qu'ils avaient quitté la place où la fontaine et son bassin accueillaient des eaux fraîches et clapotantes. Pourtant, aucun d'entre eux n'avait jugé bon de prendre la parole. Akis se sentait de plus en plus intimidé, à mesure que le silence s'imposait de lui-même. Il était d'ores et déjà bien trop mal à l'aise pour pouvoir prendre l'initiative de se faire entendre ; et Nakata, qui caracolait gaiement à la tête de leur quatuor, ne semblait pas se soucier un seul instant de ce qui se passait derrière lui. Il sifflotait, la main gauche posée sur le pommeau de son épée, le pouce droit enfilé sous le foulard albâtre qui ceignait sa taille, baladant son regard enthousiaste sur tout ce qui daignait attirer son auguste attention ; tout ce qui n'était pas Akis, donc, lequel tenait précieusement à demeurer bien loin du regard de ce combattant né.

Laley lui avait déjà décoché une paire de regards soucieux lorsqu'elle décida enfin de mettre un terme à cette procession qu'ils menaient conjointement avec le silence. Elle lui sourit avec bonhomie, veillant manifestement à le mettre en confiance, puis entama d'une voix claire et avenante.

— C'est ta première fois à Corgenna, alors ? Tu viens d'où ?

— Ah... oui. C'est même ma première fois en ville. Je suis né à Aville, et je n'ai jamais connu que ce village, répondit-il un brin honteux.

— Ça se voit, intervint posément Hate. Et ça n'est pas une aberration. Cette ville a tout pour déboussoler ceux qui en arpentent les rues pour la première fois.

— Vous... Enfin... Tu t'es déjà perdu là, toi aussi ?

— Non. Mais je ne me suis jamais retrouvé dans la même situation que toi, je dois dire. Même aujourd'hui, il est rare que je m'y aventure seul ; en général, Nakata ou Laley sont toujours dans les parages.

— On est d'ici, l'éclaira la principale intéressée en opinant du chef. On a grandi à l'Orphelinat.

Si Akis eut mécaniquement l'envie de l'interroger à ce sujet, il se retint en considérant que chaque question qu'il serait susceptible de lui soumettre pourrait également attirer l'attention de son commandant, qu'elle avait impliqué dans sa répartie. Depuis que Merogor lui avait appris l'existence de cet Orphelinat, le rouquin d'Aville avait eu l'opportunité de constater que tout un tas d'individus emblématiques des Brigades Royales de Balhaan en étaient issus : c'était donc le cas de Laley en plus de Lida et de Nakata... Finalement, comme il ne se voyait pas s'en retourner à un mutisme duquel il ne puisait pas l'ombre d'une satisfaction, le garnement ne manqua pas de renvoyer une question à cette pétillante demoiselle qui faisait tout pour le mettre à l'aise ; mais il prit néanmoins la peine de reporter sa curiosité sur un sujet plus large, lequel était moins susceptible de susciter une réponse de la part de l'édifiant commandant qui traçait leur route.

— C'est un grand Orphelinat ? Je veux dire... Il y a combien d'enfants qui y vivent ?

— Moins d'une centaine, répliqua-t-elle pensivement. La plupart ne rejoignent pas les Brigades, bien sûr. Ils ont l'opportunité d'apprendre le métier de leurs rêves... Mais ceux qui y tiennent et qui disposent des prédispositions indispensables peuvent rejoindre les Brigades en tant qu'apprentis. Ensuite, ça se joue comme pour tout autre membre des Brigades : au mérite, selon les directives de l'Oracle, lorsqu'un membre déjà installé choisit de prendre sa retraite.

— Merogor m'a dit que Lida avait une bande, du temps où elle y passait son enfance, commença à se remémorer péniblement Akis.

— Merogor ? T'as vu ce vieux chacal ? Comment il va ?

Il avait finalement attiré son attention ; en entendant le nom de cette vieille connaissance, Nakata fit volte-face et planta son regard éclairé dans celui d'Akis. Il continua à progresser, à reculons ; il semblait ne jamais douter, et cela sidéra le natif d'Aville, lequel ne put s'empêcher de songer qu'à sa place, il ne lui aurait pas fallu plus de cinq mètres pour se rétamer de tout son long. Mais comme l'adresse du commandant ne semblait pas avoir la moindre limite en matière d'assurance, il entreprit plutôt de lui répondre en affichant un sourire désemparé, auquel son interlocuteur ne prêta pas la moindre attention.

— Bien, j'imagine... Il était à la Halte...

— Ouais, je suis au courant qu'il s'y est installé. Mais ça fait un bail que je ne l'ai plus croisé... ça me rend nostalgique ! Il venait souvent nous rendre visite, du temps où on était encore à l'Orphelinat.

— C'était un peu comme notre grand-père, ajouta Laley en affichant la même mélancolie. Il essayait de nous insuffler un peu de discipline...

— Mais alors, vous étiez plus nombreux ? Il m'avait parlé d'une bande...

— Huit ! On était huit, corrigea immédiatement Nakata. Et on est toujours huit, même si nos carrières respectives nous ont un petit peu éloignés les uns des autres.

— Vous êtes tous dans les Brigades, observa Akis ingénument.

— C'est peu de le dire, ricana le commandant blond en reprenant sa marche plus convenablement.

Face à l'air interloqué qu'Akis affichait, bien insatisfait face à ce manque cruel de précisions, Laley se sentit obligée d'expliciter ce que Nakata venait de taire :

— Il y avait Aiz, qui est devenu commandant de la Quatrième. Emilia, qui est l'actuelle seconde de Mezagar au sein de la Septième, et qui lui succédera probablement d'ici quelques années. Dixan, qui est commandant de la Seconde, était un peu plus jeune que nous, mais on l'a intégré à notre groupe pendant nos dernières années à l'Orphelinat. Kurl, son second, et Salomon, le second de la Première Brigade, étaient également avec nous.

— Tu veux dire que sur les huit, trois sont devenus des commandants ? s'étrangla Akis d'un air sidéré.

— Ils sont une anomalie, souligna Hate d'un air fataliste. Au sein du classement des Brigades, Laley est celle dont le rang est le plus bas. Elle est vingtième.

En d'autres termes, les huit orphelins qui constituaient autrefois cette bande à la réputation sulfureuse figuraient désormais au nombre des vingt plus puissants soldats du Royaume. En prenant conscience de cet état de fait, Akis fut pris d'un vertige. Il comprenait un peu mieux ce que Merogor avait voulu lui dire en soulignant le caractère phénoménal de cette bande d'amis ; mais cela ouvrait la porte à tout un tas de perspectives qui, nécessairement, le rendaient curieux.

— C'est déjà arrivé ? Par le passé, je veux dire, que plusieurs résidents de l'Orphelinat se classent aussi bien.

— Oui, mais dans des proportions moindres, nuança Hate. En l'occurrence, personne ne sait véritablement pourquoi leur groupe s'est élevé à ce point.

— Parce qu'on est des génies, se gaussa Nakata sans la moindre humilité.

— Une hypothèse parfois retenue, c'est qu'ils auraient effectivement des dispositions individuelles exceptionnelles qui se seraient autonourries pendant leur enfance, expliqua calmement son second. Si tu mets un gamin surdoué au milieu d'une bande d'ignares, il y a fort à parier que son talent finisse par flétrir, ou par être érodé, d'une manière ou d'une autre. Par souci de conformisme, par peur des moqueries ou des représailles... Si tous les surdoués sont plongés dans le même bain au même moment, en revanche, ils peuvent bénéficier de l'intellect de leurs camarades pour parfaire leurs propres compétences.

— Je n'y crois pas trop, corrigea promptement Laley. Peut-être que ça s'applique à Nakata, à Lida et à Dixan, parce qu'ils ont effectivement toujours su se placer au-dessus des autres par leur seul talent, mais nous autres avons passé notre vie à nous entraîner pour arriver à notre niveau actuel. Aiz en est un bon exemple... Il n'était pas plus prometteur que moi ; mais il est devenu commandant, envers et contre tout.

— Pas plus prometteur que la vingtième soldate des Brigades Royales, grommela Akis, j'aimerais bien en être.

Elle eut un léger rire ; il posa sur elle un regard quelque peu désarçonné, ne s'étant guère attendu à ce qu'elle prenne cela pour un trait d'esprit. Finalement, le bretteur aux yeux cachés ne manqua guère cette opportunité qui lui était conférée de reprendre la main dans la discussion. Il semblait être habitué à saisir au vol toutes les opportunités qui pouvaient lui permettre d'attirer l'attention sur lui ; un talent inestimable lorsqu'on avait la lourde tâche de seconder un homme aussi sensationnel et tapageur que Nakata.

— Une autre hypothèse concernerait les Cydystari, plus largement. Lorsque les Cydymisen et les Cydylaïn unissent leurs vies, le Cydymisen récupère les pouvoirs du Cydylaïn. De fait, ces facultés exceptionnelles font partie de son être, de son corps... Il est envisagé que cette fusion permette aux géniteurs de transférer une part de leur capacité à contrôler leurs pouvoirs à leurs enfants. En somme, deux parents Cydystari permettraient à un enfant d'être plus à l'aise dans l'usage de ses pouvoirs, une fois devenu lui-même Cydystari.

— Ça n'a pas de sens, crut remarquer Akis. Les Brigades existent depuis presque mille ans, on aurait eu le temps de s'en rendre compte !

— Eh bien, on s'en rend compte, constata Nakata en souriant avec emphase. Les générations actuelles de Cydystari sont plus puissantes que les précédentes, qui étaient elles-mêmes plus redoutables que leurs prédécesseures.

— D'accord, mais ça touche tous les Cydystari ! Pas juste ceux qui viennent de l'Orphelinat !

— C'est vrai, admit Hate. D'où les incertitudes, à ce sujet. Cela étant, un fait est absolument indéniable : la génération de Nakata a fourni des soldats d'une qualité rare. Puisqu'il est impossible de retracer leur généalogie, vu que celle-ci a été effacée dès lors que l'Orphelinat les a pris en charge, on ne peut pas savoir si leurs parents étaient eux-mêmes issus de l'Orphelinat. Mais admettons que ce soit le cas ? Que Nakata, Lida, Dixan soient le fruit d'une relation entre deux anciens résidents ? Admettons que ces anciens résidents aient eux-mêmes un ou deux parents issus de l'Orphelinat ?

— C'est improbable, bredouilla Akis pour toute réponse.

— Improbable ne veut pas dire impossible. Si leur faculté à devenir de bons Cydystari est inscrite dans leur corps, s'il s'agit d'une sensibilité naturelle et qu'elle a été exacerbée par des générations d'ancêtres eux-mêmes Cydystari, on explique comment et pourquoi Lida, Nakata et Dixan ont bénéficié de telles prédispositions.

— Ce qui serait ironique, railla le commandant blond, c'est qu'il est interdit aux membres des Brigades d'enfanter. Autrement dit, une règle arbitraire décidée par un Roi quelconque il y a de cela des siècles est peut-être tout ce qui a pu permettre à Balhaan de brider le pouvoir de ses soldats. Sans cela, on serait peut-être aujourd'hui un peuple de divinités aux pouvoirs sans commune mesure avec les dons qui sont les nôtres.

— Mais, si c'est le cas, il faut supprimer cette règle, s'offusqua Akis.

— Et admettons que cette règle n'ait pas été inscrite par hasard ! Admettons que le Roi et l'Oracle soient parfaitement au courant de cette théorie, et qu'elle soit avérée. A la place du Roi, serais-tu parfaitement serein à l'idée que des individus n'appartenant pas à la royauté disposent de facultés cataclysmiques ? Perso, si j'étais à la place du Roi, je ferais tout pour conserver cette règle bien en vigueur, ricana Nakata en lui jetant un regard en coin.

Sidéré par cette perspective, Akis n'eut aucune réponse à formuler et se contenta de continuer à marcher à la suite du commandant de la Troisième Brigade. Nakata semblait avoir mûrement réfléchi ce sujet... et cela n'avait rien d'insolite : il était lui-même sorti de l'Orphelinat. Même si Merogor avait insisté en déclarant que les orphelins ne manquaient de rien, Akis peinait à croire que dans une telle situation, il aurait pu ne jamais se poser la question de l'identité de ses géniteurs. Cela devait être frustrant, de savoir qu'ils ne seraient jamais connus...

— Bon, on va devoir remettre notre discussion à plus tard, Akis. On est arrivés, s'exclama Nakata en tendant le bras en direction d'un édifice que des grilles hautes encadraient.

La bâtisse, construite avec des briques sombres, semblait avoir un certain âge. Des rires et des cris en provenaient, et il ne fallut pas longtemps à Akis pour constater que des marmots gambadaient joyeusement dans l'enceinte que les grilles d'acier dessinaient. Parmi eux se trouvaient quelques individus en habits pompeux ; des professeurs ou des servants, devina le natif d'Aville au moment où une autre silhouette s'accaparait son attention.

Face à un gamin haut comme trois pommes et éploré était agenouillée une Lida qui, précautionneusement, nouait un bandage autour d'un genou écorché. Ce fut à cet instant qu'Akis comprit : le lieu jusqu'auquel Hate, Laley et Nakata venaient de l'escorter n'était autre que l'Orphelinat lui-même. 

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