Chapitre 19


Ils ne restèrent pas longtemps à séjourner à la "Halte de la Huitième". A la vérité, ils furent même sur le départ dès l'aube suivant leur arrivée. Lida était soucieuse de ne pas trop s'attarder dans les parages du Pic Zygos ; beaucoup de route les attendait encore, et elle semblait considérer que d'autres tavernes seraient susceptibles de les accueillir à l'avenir, de manière à adoucir leur périple, a fortiori du point de vue de l'inexpérimenté Akis. Ce dernier se contenta de suivre le mouvement sans jamais chercher à se faire entendre. Contre toute attente, la première qualité que son recrutement semblait lui avoir insufflée était l'humilité : il se contentait de demeurer en retrait et d'observer les agissements de ses nouveaux confrères afin de comprendre quelle était sa place, celle qu'on espérait qu'il occupe sans faire de vagues.

Ainsi, lorsqu'on lui ordonna d'enfourcher son destrier et de chevaucher en les suivant à la trace, il le fit ; il ne prêta quasiment pas d'attention au gigantesque Merogor, qui les observa un moment depuis le palier de sa gargote avant de s'en retourner à l'abri du vent, à l'intérieur, où les feux crépitaient avec une vigueur rassérénante. Ce froid ne mordit pas longtemps l'escouade, d'ailleurs ; les sabots qui les portaient continuèrent à caracoler le long du sentier qui filait tout droit jusqu'à Lupinova, et qui n'en finissait plus de descendre en direction des altitudes plus clémentes, où la civilisation pouvait s'établir sans craintes. Mais avant que la Huitième ne franchisse les portes de cette bourgade que le rouquin devinait d'ores et déjà composée d'infinis dédales de rues, on se scinda en deux groupes ; Rolan, Silvia et Keylan fondirent en direction de la cité afin de faire parvenir une missive au bourgmestre local tandis que le restant de la Huitième prenait les devants en rejoignant la grand-route, direction Corgenna. Akis, qui n'eut qu'à suivre le mouvement en profitant du paysage, eut ainsi tout le loisir d'observer la mutation progressive des panoramas qui se succédaient, et qui se faisaient de moins en moins indomptés.

Il n'était déjà plus si rare de croiser des chaumières isolées, dont les cheminées, pipes à tailles humaines, recrachaient d'épaisses volutes de fumée. De temps à autres, un cortège de gardes montés croisaient leur route et les saluaient avec toute la discipline que leur condition militaire exigeait. Parfois, c'étaient des marchands qu'ils dépassaient en trombe ; les calèches que les trésors transportés rendaient pesantes se trainaient sur le bas-côté de la route pavée qui gonflait d'instant en instant, jusqu'à atteindre des proportions tout bonnement ahurissantes. Au bout d'un moment, Akis considéra avec jugeote que cette allée devait bien être aussi large que la place principale d'Aville ; puis il se souvint avec honte que son petit village natal n'était qu'un hameau aux proportions bien piètres, et qu'il venait de pénétrer dans un monde aux antipodes de la campagne isolée qui l'avait vu grandir toute son enfance durant.

Occasionnellement, il pouvait poser son regard hébété sur des auberges d'une taille a minima équivalente à celle de la Halte, qu'ils avaient quittée plus tôt dans la journée ; de nombreux voyageurs pouvaient y trouver un repos bienvenu et y remplir leurs panses, pour les plus fortunés d'entre eux. Les autres devaient se contenter des restes, voire de faire la manche, aux abords des fontaines. Peut-être certains d'entre eux, armés d'épées émoussées, attendaient-ils le passage d'une caravane de marchands pour essayer de louer leurs services de gardes ; mais leurs apparences, souvent négligées, faisaient bien pâle figure en comparaison des soldats lourdement armés qui chevauchaient en quatuor et semblaient occuper toutes les portions de la grand-route qui s'établissaient d'un relais équestre à l'autre.

Ce furent après plusieurs heures d'une procession silencieuse qu'un nouvel arrêt se profila à l'horizon : le soleil brillait déjà haut dans le ciel et l'atmosphère s'était généreusement réchauffée lorsqu'une petite masure devant laquelle étaient installés bancs et tables surgit, intelligemment réfugiée à l'ombre d'un bosquet. Quelques serveurs s'agitaient et y servaient une poignée de clients, leur présentant notamment des chopes qui débordaient d'un liquide brun et écumeux qu'Akis devina être de la bière. C'était le bon endroit pour attendre Rolan, Keylan et Silvia, jugea Lida ; aussi y jeta-t-on le pied au sol. Profitant de cette opportunité qui leur était conférée, les soldats de la huitième brigade se délestèrent pour majorité d'entre eux de leurs atours les plus denses et les plus encombrants. Akis ne manqua pas de les imiter, et tout ce petit monde alla s'installer pour profiter d'un repas à l'allure de collation.

Une petite heure plus tard, leurs compagnons les rejoignaient enfin ; Rolan ne manqua pas d'informer Lida de la bonne tenue de leur mission, et ajouta que le Bourgmestre de Lupinova allait préparer une expédition pour le mois suivant, période à partir de laquelle il serait moins périlleux pour le tout-venant de grimper le long des sentiers en direction de la forteresse de la Huitième Brigade. Il fut donné aux trois membres l'opportunité de se désaltérer, puis on sonna la reprise de cet incessant périple.

Les haltes se multiplièrent, sans jamais vraiment se ressembler. Parfois, les auberges étaient bondées d'individus provenant d'une foultitude de strates sociales différentes ; les voyageurs à pieds, souvent couverts de sueur, le teint hâlé et les chausses crottées, côtoyaient les comptables et les petits seigneurs dont les habits se perdaient souvent sous une multitude de plumes, de froufrous et de bijoux. Parfois, elles étaient plus réduites et ne comportaient même pas suffisamment de chambres vacantes pour loger la totalité des membres de l'expédition. Dans ces circonstances, on choisissait quelques fois d'envoyer quelques-uns des hommes de la Brigade en éclaireurs, à la taverne suivante ; d'autres fois, on jugeait que la nuit était suffisamment chaude et la lune suffisamment claire pour permettre à tout un chacun de dormir sous ses rayons blanchâtres.

On traversa bientôt un premier bourg, puis un second, sans jamais prendre le temps de s'y arrêter franchement. Les forêts de pins s'étaient dégarnies depuis belle lurette, et Akis eut tout le loisir de profiter de l'ombre des châtaigniers, frênes et autres alisiers au cours des pauses que Lida, dans toute sa mansuétude, daignait parfois leur octroyer. Ce voyage eut l'opportunité de mettre le corps du jeune rouquin à rude épreuve : il n'avait chevauché que quelques jours consécutivement jusqu'à présent, et il dut cette fois-ci tenir une semaine de plus, à un rythme au moins aussi exigeant... En revanche, sur le plan psychologique, il parvint à remporter ce nouveau défi avec brio : la curiosité et la soif de découvertes se firent irrépressibles, et il s'acclimata bien promptement à ce nouveau rythme de vie, réalisant la chance qu'il avait eue de quitter Aville, que bon nombre de ses pairs connaîtraient de leur naissance à leur mort.

Enfin, au cours des deux derniers jours de procession, Akis se rendit compte, petit à petit, que le nombre de voyageurs augmentait drastiquement. A mesure que la grand-route s'élargissait, forte de nombreuses ramifications qui s'étendaient sur l'ensemble du territoire du Royaume, les marchands et leurs cortèges imposants se multipliaient, de même que les gueux et les autres voyageurs qui progressaient à pied. Finalement, il devina, loin à l'horizon, de petites briques qui semblaient s'élever çà et là, hors du sol. Tandis qu'ils s'en approchaient, il constata que ces briques n'avaient rien de petites ; il s'agissait d'immeubles, hauts de plusieurs dizaines de mètres, où de nombreuses familles devaient s'amonceler. La grand-route, toujours aussi large, s'enfonçait dans cet amalgame de bâtiments dont le rouquin ne put bientôt plus deviner les contours ; l'ensemble était trop large, trop difforme, trop mal délimité pour qu'il puisse s'en figurer la taille.

La plupart de ses compagnons d'infortune s'étaient faits relativement silencieux jusqu'à présent, si ce n'était pour échanger quelques banalités ; mais cette fois-ci, les murmures reprirent consécutivement à une déclaration de Jade. Cette dernière avait laissé un sourire fleurir sur son visage à mesure qu'ils avaient continué à progresser en direction de cet amas de bâtiments. Le doute n'était plus permis, même si elle n'avait jamais trop eu l'opportunité de s'aventurer dans la ville basse qui ceignait la cité sur tous ses flancs, sauf celui qui se jetait dans l'océan à la faveur des quais.

— C'est bizarre. J'ai l'impression de rentrer chez moi.

— Et pourtant, ça n'est plus chez toi, observa Rolan avec un sourire taquin. Mais je comprends ton ressenti. C'est toujours étrange de revenir après plusieurs mois d'absence.

— Vous êtes également né ici, Rolan ? questionna Jade avec une certaine insouciance.

— Non. Je viens de Reliconis ! Mais comme la grand-route traverse la ville de part en part, nous nous y rendons généralement une fois tous les deux ans...

Jade opina du chef d'un air absent ; Akis, quand à lui, chercha à se remémorer sans grand succès la carte du Royaume que Maître Torvin avait longtemps cherché à lui planter dans le crâne, sans jamais y parvenir. En constatant qu'il avait l'air égaré, Sora ne manqua pas de glisser quelques renseignements à son ami simplet.

— Reliconis, c'est une ville du sud de Balhaan. Du sud-est, plus précisément. Je dirais que c'est aussi loin d'Aville que ne l'est la forteresse... C'est une jolie petite ville. Ils ont beaucoup de moulins.

— Et on y fait le meilleur pain du pays, souligna Rolan avec bonhomie. Avec un excellent fromage de chèvre, c'est un régal !

C'étaient là des mets que les habitants d'Aville produisaient également ; aussi Akis n'eut-il aucun mal à saliver, son imagination fertile se chargeant de lui mettre l'eau à la bouche. Malheureusement, le festin allait devoir attendre : les sabots de leurs montures continuèrent à les porter au gré des rues de Corgenna, et la Brigade s'orienta, en suivant les artères principales de la Cité, en direction de l'Esplanade de l'Oracle où leur arrivée devait être attendue.

Il ne fallut étonnamment pas longtemps pour y parvenir : la taille démentielle de la Cité jouait certes contre eux, mais l'Esplanade de l'Oracle, centre névralgique du Royaume, se trouvait être très aisément accessible et très intelligemment desservie par la majorité des axes routiers qui quadrillaient Corgenna. A peine parvinrent-ils à proximité de la muraille haute de dix bons mètres qui séparait cet ensemble de bâtiments religieux et politiques du reste de la ville qu'une nuée de gardes vinrent à leur rencontre, en les saluant avec avenance. On leur offrit de mettre pied à terre et de prendre en charge le bon traitement de leurs montures ; puis on ouvrit pour eux les portes gigantesques qui leur barraient la route en leur souhaitant la bienvenue.

Sous les yeux d'Akis apparut dès lors une place immense, toute pavée, où d'innombrables statues d'une finesse exquise dévoilaient leurs traits sans la moindre pudeur. Quelques bancs étaient plantés sous des arbres parés de fleurs chamarrées, disséminés sur les contours de cette cour intérieure. Les gardes leur faussèrent compagnie en emmenant leurs destriers droit vers une écurie qui se trouvait non loin, et on les convia à progresser en direction des bâtiments gigantesques qui peuplaient cet espace où la sérénité régnait en maître, pourtant au beau milieu d'une ville qui grouillait d'une perpétuelle activité. Ils se mirent effectivement en route, sans chercher à piper mot ; puis Jade, trop heureuse de pouvoir utiliser ses connaissances pour les orienter au sein de cet ensemble de bâtiments écrasants, ne manqua pas de leur pointer du doigt les différents immeubles depuis lesquels les gargouilles les dévoraient d'un regard assassin.

— Là, c'est ce qu'on appelle la Chambre des Généraux. Ça sert de baraquements, mais aussi et surtout de lieu de réunion des gradés. Plus loin, on a le Palais du Prince. C'est le premier palace de l'ensemble qui constitue la résidence royale... Là-bas, on devine le Temple de l'Oracle. Les citoyens de Corgenna sont autorisés à s'y rendre deux fois l'an, pour rencontrer l'Oracle et lui soumettre une question. Mais il ne reçoit pas grand-monde, la plupart repartent bredouille...

Ils passèrent entre deux bassins où quelques canards plongeaient leurs becs, à la recherche de petits poissons à expédier droit vers leurs panses, puis contournèrent un édifice plus petit que les autres, vraisemblablement à vocation résidentielle, pour finalement déboucher sur une autre place au beau milieu de laquelle trônait une fontaine large. Tout autour s'établissaient des bâtiments aux allures strictes, plus impersonnels que ceux sur lesquels Akis avait pu poser son regard précédemment, mais tout aussi immaculés. Il n'eut guère le temps de questionner Jade à propos de leur utilité que deux individus surgirent de l'un d'entre eux.

Tous deux semblaient assez jeunes ; mécaniquement, Akis estima qu'ils devaient avoir une dizaine d'années de plus que lui. Le premier était un homme d'une beauté ineffable ; ses cheveux, dorés, brillaient plus encore que le soleil. Ses yeux, d'un bleu aérien, rappelaient au bon souvenir du natif d'Aville la couleur dont se parait le ciel lorsque les nuages l'avaient déserté, à la suite d'orages. Sa bouche, fine, resplendissait d'un sourire radieux, volontaire, enthousiaste. Il leur adressait des signes de la main particulièrement sémillants, manifestement ravi de pouvoir les accueillir en personne.

La seconde, une femme aux cheveux noirs joints en une natte unique, à l'allure athlétique et aux abdominaux finement dessinés, dévoilés par une tenue notablement affriolante, le poursuivait en essayant vainement de le retenir. Elle avait l'air plus réservée, plus concernée ; peut-être plus inquiète, à en croire la nature du regard qu'elle jeta dans la direction de la Huitième Brigade. Finalement, elle se figea ; et Akis, qui s'était perdu dans cette observation silencieuse, ses capacités d'observation ayant été complètement oblitérées par l'apparition du blond charismatique et chaleureux, ne constata qu'à cet instant que les autres membres de la Huitième s'étaient également immobilisés, exception faite de Jade, laquelle non plus n'avait pas l'air de comprendre ce qui se tramait.

Ce fut Rolan qui leur vendit la mèche ; le quadragénaire tenta sans l'ombre d'un succès de rappeler Lida à la raison, par le biais de quelques suppliques qui s'écrasèrent sur la commandante sans parvenir à l'adoucir. Les traits de son visage s'étaient momentanément déformés, sous l'effet de la rage que l'apparition de ce blond plein d'entrain avait suscitée en elle. Elle bouillait d'une colère irrépressible... et elle ne manqua pas de le dévoiler l'instant suivant.

— Lida, vous devriez respirer et...

— Je t'avais prévenu... Je t'avais prévenu que si tu reparaissais devant moi aussi innocemment...

En un geste si incisif qu'Akis eut toutes les peines du monde à le suivre du regard, elle dégaina son épée et se jeta à la rencontre du blond. Son déplacement, vif et vigoureux, glaça le sang de la nouvelle recrue de la Brigade qui imagina sans peine qu'il n'aurait jamais été en mesure de l'anticiper ; puis elle leva haut la lame de son arme et menaça de l'abattre sur le crâne du blond, dont le visage fut soudain habité d'un amusement et d'une impertinence assumés. Il bondit sur le côté, avec une dextérité féline, à l'instant où sa vie semblait être sur le point de prendre fin ; et, après une roulade habile, sous les regards sidérés ou affligés des membres de la Huitième Brigade, il se redressa ingénument.

— Alors, si je puis me permettre, tu m'avais prévenu que tu m'arracherais les yeux. Pas que tu me trancherais en deux. Mais je suis heureux de te retrouver également, ma chère Lida. Toujours aussi en forme, pas vrai ?

— Si c'est ce que tu veux, alors soit, Nakata. Je serai heureuse de donner tes globes oculaires à manger aux porcs.

Elle était méconnaissable, tant elle brillait d'une fureur inouïe ; et lui, à quelques mètres seulement de la plus redoutable soldate de tout le continent, se contentait d'agir avec désinvolture et de la provoquer ouvertement. Akis n'eut pas besoin d'en savoir plus : il devina instantanément qu'il s'agissait du commandant de la Troisième Brigade Royale de Balhaan. 

Cet homme était Nakata, le second plus puissant soldat du Royaume.

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