Chapitre 18
— Tout est prêt, Cavin ?
— Oui, mon Général.
— Qu'en est-il, alors ?
— Les trois premières Brigades logeront aux baraquements du Quartier des Épices. La quatrième et la cinquième pourront s'établir à ceux du Quartier Jaune. La sixième et la septième seront les bienvenues dans l'aile ouest du palais royal. Quant aux huitième, neuvième et dixième, elles logeront chez vous, comme convenu.
— Bien, grogna simplement le Général Delistel pour toute réponse.
Son plus fidèle lieutenant dut comprendre qu'on lui ordonnait de prendre congé, puisqu'il quitta le bureau du Général après un salut militaire parfaitement exécuté. Les deux hommes se connaissaient depuis belle lurette, Cavin servant sous les ordres du Général Charles Delistel depuis ses quinze ans ; deux décennies étaient passées depuis, et les cheveux de son fameux supérieur s'étaient décolorés jusqu'à revêtir cette blancheur grisonnante et cassante qui retranscrivait assez fidèlement ses inquiétudes quotidiennes.
On ne gérait pas une ville comme on gérait un château. Il devait tout prévoir, tout planifier, pour s'assurer qu'aucune critique ne pouvait être émise à son encontre. Beaucoup de ceux qui tournoyaient autour de lui n'étaient rien de plus que des charognards attirés par l'odeur de l'argent et de l'influence... parce que sa position, force était de l'admettre, lui octroyait un certain nombre d'avantages sociaux dont il n'avait jamais cessé de jouir outrancièrement. Son armure flambant neuve, ses étalons puissants, son épée sertie de pierres précieuses et ses bagues en or massif en témoignaient allégrement. Mais tout cet apparat n'était pour lui qu'un moyen d'asseoir son autorité sans avoir à la faire valoir autrement, d'une plus violente manière ; parce qu'il était envers et contre tout l'un des plus formidables soldats du continent.
Il était ainsi passé maître dans l'art de garantir la sécurité en ville. Les larcins avaient diminué de moitié depuis qu'il avait pris la tête des garnisons locales. Les quelques bandes d'escrocs et de coupe-jarrets qui avaient autrefois établi leurs quartiers aux alentours des quais de Corgenna les avaient finalement désertés depuis bien longtemps, en constatant que les rondes s'y étaient multipliées à tel point qu'il était impossible de s'en prendre aux voyageurs l'esprit tranquille. Les voleurs à la sauvette qui gangrenaient le marché et contraignaient jusqu'alors les marchands à payer grassement une demi-douzaine de nervis attentifs s'étaient faits prendre la main dans le sac les uns après les autres, et avaient bien promptement été envoyés peupler les geôles de la prison locale. Les malandrins qui profitaient des forêts situées au sud de Corgenna et au travers desquelles serpentaient une nuée de routes permettant de descendre jusqu'aux cités de Fanorum et de Lugripie en avaient été déboutés à coups de piques. Partout, il avait pallié l'inconséquence et l'incompétence de ses prédécesseurs en prenant part, en personne, aux opérations de nettoyage et de surveillance indispensables au maintien de l'ordre. Le Roi lui en était évidemment éternellement reconnaissant, mais il n'était pas le seul.
Beaucoup de marchands avaient commencé à l'arroser de présents. Un moyen fort efficace de l'inciter à continuer sa politique particulièrement rude à l'égard des fripouilles de Corgenna... Tant et si bien que s'il était sans nul doute le plus célèbre et le plus craint des militaires de Balhaan, Brigades Royales exceptées, il en était aussi et surtout le plus fortuné. Ses appartements, situés sur la colline qui surplombait la ville portuaire, étaient si vastes qu'il avait fallu plus d'une douzaine d'années pour les bâtir entièrement. D'aucuns murmuraient même que leur splendeur n'avait d'égale que le palais royal lui-même... Ce qui n'empêchait pas Charles de continuer à déserter sa maisonnée et de fausser compagnie à ses proches du matin jusqu'au soir, préférant à la magnificence de ses quartiers privés l'austérité de son bureau situé dans l'enceinte de l'Esplanade de l'Oracle.
Cette esplanade ne portait pas ce nom sans raison : c'étaient ici que les appartements et le temple de l'Oracle étaient situés. On se trouvait de surcroît à deux pas du palais royal, et cet ensemble vaste et spectaculaire d'édifices religieux et politiques était constamment bouclé, sous surveillance étroite. Ainsi, le Roi et l'Oracle pouvaient s'y promener librement, sans jamais avoir à craindre qu'on puisse intenter à leurs vies respectives. C'était pour cette raison que Charles Delistel ne fut en aucun cas surpris lorsque son Auguste Majesté pénétra dans son bureau sans même s'annoncer, d'un pas débonnaire mais la mine contrite.
Le Roi Deny Ier était un homme d'une quarantaine d'années, dont on aurait pu jurer, si on s'était attaché à détailler les traits de son visage, qu'il en avait quasiment deux fois plus. Il avait toujours été un homme sujet à de fortes crises d'angoisse. Les responsabilités ne lui seyaient guère, et il aimait passer le plus clair de son temps à fuir ses conseillers et ses ministres pour trouver refuge dans les palaces côtiers qu'il avait fait aménager au fil de son règne. Chaque prétexte était bon pour déléguer à ses subordonnés les tâches qui l'obligeaient habituellement ; de telle sorte que puisqu'il avait constaté que Charles était un véritable bourreau de travail et qu'il le suppléait avec un professionnalisme rare, il n'avait pu s'empêcher, au fil des ans, d'en faire son principal valet.
— Général Delistel ! Quelle joie de vous trouver ici.
— Dans mon bureau, répliqua Charles d'un ton péremptoire.
Charles n'avait, malgré les apparences, jamais été du genre à abhorrer son Monarque. Il lui trouvait de nombreuses qualités... malheureusement pas celles d'un Roi. Il se permettait donc certaines souplesses comportementales, lorsqu'ils étaient en privé, qu'il ne pouvait pas afficher au grand public ; à l'instar de ce type de répliques acerbes. Bien loin de s'en formaliser, le Roi en vint sans plus tarder au sujet de sa visite. Ses mains se frottèrent l'une contre l'autre nerveusement, et il passa sa langue sur ses lippes à de multiples reprises, manifestement habité par quelques incommodantes réticences.
— Les Dix Brigades ne devraient pas tarder à arriver en ville, comme vous le savez...
— En effet, je le sais, Votre Altesse.
— L'Assemblée se tiendra aussi tôt que possible. Vous n'ignorez pas qu'il est habituel que seuls le Roi, l'Oracle et les membres des Brigades assistent à ces réunions secrètes... Mais j'aimerais que vous y preniez part, vous aussi, cette fois.
Le sourcil droit du Général Delistel s'arqua exagérément, trahissant sa surprise. C'était la première fois qu'on formulait à son endroit une telle proposition. Comme tout citoyen du Royaume de Balhaan, il considérait les Brigades Royales avec une grande humilité. Ceux qui servaient sous ces bannières, rarissimes élus, étaient pour la plupart de féroces soldats et d'éminents stratèges. C'était pour cela qu'il doutait que sa présence puisse être pertinente et productive ; mais puisqu'il s'agissait d'une royale invitation, il se voyait bien en peine de la refuser.
— Soit, Votre Altesse. Je me présenterai à vous afin d'assister à cette Assemblée.
— Parfait !
Les réjouissances furent de mise ; un sourire vint ensoleiller le visage ridé du quadragénaire et il s'inclina promptement, en guise de salut, avant de fausser compagnie au Général Delistel. Ce dernier demeura raide et mutique, ses pensées déjà bien éloignées de son enveloppe charnelle ; elles accompagnaient plutôt Jade, sa fille aînée, son joyau le plus précieux.
Serait-elle de la partie, en tant qu'apprentie de la Huitième Brigade ? Nul ne pouvait le deviner. Nul autre que Lida, sa commandante, qui prendrait la décision, ou non, de l'écarter de cette auguste Assemblée. Dans tous les cas, Charles avait pris les devants : en logeant en personne la Brigade au sein de laquelle sa fille chérie avait été recrutée, il s'assurait de pouvoir les côtoyer quotidiennement le temps de leur séjour à Corgenna. Certes, Jade serait peut-être délaissée, abandonnée à la froide forteresse du Pic Zygos, mais il aurait a minima tout le loisir de converser avec ses nouveaux camarades. De quoi en profiter pour se renseigner discrètement à son sujet, et panser précautionneusement toutes ses inquiétudes de vieux père gâteux.
Elle était partie tôt, et rapidement. La semaine précédente, il était encore prévu qu'elle finisse par intégrer les troupes de Corgenna afin d'y servir en tant que sous-officier... Pour Charles, son départ précipité avait été tout à la fois un crève-cœur inhumain et la source d'une fierté intarissable. Car, depuis qu'elle s'en était allée aux côtés de l'Invincible Lida, les murmures à la Cour n'avaient eu de cesse de la couvrir d'éloges. Elle était la fille du fameux Général Delistel, une demoiselle combattive, aguerrie, habile, cultivée, probe. On la dépeignait tantôt sous les traits d'une cavalière affirmée, tantôt d'une épéiste adroite et étonnamment puissante. Son jeune âge, de surcroît, lui permettait de prétendre à un avenir radieux : beaucoup juraient, pourtant bien prématurément, qu'elle serait celle qui succéderait à Lida.
Et si, à chaque fois, Charles sentait son cœur se gonfler d'orgueil, il ne pouvait dans le même temps pas s'empêcher de ressentir une pointe d'amertume et de crainte. Mangeait-elle bien ? Prenait-elle le temps de se reposer convenablement ? S'était-elle acclimatée au climat rigoureux qui malmenait chaque jour le Pic Zygos ? Avait-elle peur des loups et des ours qui se terraient dans les grottes environnantes, prêts à déchiqueter tous les malheureux qui s'égaraient en s'éloignant inconsidérément des sentiers ? S'était-elle fait des amis, au sein de cette Huitième Brigade qu'il n'avait que très brièvement rencontrée ?
Certains d'entre eux lui avaient fait forte impression, à l'instar de Rolan et d'Erik, les deux doyens, deux types qu'il avait deviné conduits par de forts principes moraux, et par des états de service tout-à-fait respectables. D'autres, comme Malir, l'avaient amené à se montrer plus réticent ; ce gamin avait tout l'air d'un larron provocateur. Il était possible qu'il finisse par exercer une mauvaise influence sur sa petite Jade... mais qu'y pouvait-il, lui, tout Général de Corgenna qu'il était ?
C'étaient ces questionnements et ces considérations qui le déchiraient le plus : envers et contre toute l'influence qu'il avait glanée au fil des ans, il allait sans dire que sa fille, sa petite Jade chérie, devait dorénavant voler de ses propres ailes. Ce constat était source de bien des tourments... mais, comme tout père, il se devait de l'accepter avec dignité.
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