Chapitre 17


— Pis alors, gamin ? T'es le p'tit nouveau, c'est ça ? Pas trop fatigant, de te coltiner ces tocards à longueur d'journée ?

Merogor n'avait pas sa langue dans sa poche ; et même si Akis n'avait toujours pas réussi à comprendre qui il était réellement, il allait sans dire que le respect que les membres de la Huitième lui vouaient leur interdisait d'office toute causticité à son encontre. En fait, ils avaient à peine eu le temps de s'attabler aux quatre coins de l'auberge qu'il avait commencé à se faufiler entre eux, de façon à les saluer plus convenablement, et surtout plus personnellement. Après avoir tapoté l'épaule de Malir d'un air rigide mais bienveillant et après avoir échangé quelques piques avec Rolan, non sans échouer au passage à camoufler l'amusement qui pétillait dans son regard, ce vieil homme aux allures de colosse avait tiré une chaise jusqu'au coin de la table à laquelle Akis s'était installé, de manière à pouvoir converser librement avec lui. Aux côtés de la nouvelle recrue, Sora, Erik et Amara affichèrent leur bonhomie tout en s'en tenant au silence : ils avaient hâte de voir ce que cette discussion allait bien pouvoir donner.

— Ah... Euh... Pour l'instant, ça va...

Le rire rauque qui ébranla Merogor fit sursauter Akis ; ce dernier chercha désespérément du soutien dans le regard de ses pairs, bien incapable de savoir par quel bout il devait prendre ce bestiau-là, dont le gabarit devait bien être le double du sien. Nul ne jugea bon de lui souffler une astuce ou une autre. Mais comme ni Sora, ni Erik, ni Amara n'avaient jamais spécialement manifesté de plaisir à l'idée de lui causer du tort, le garnement chercha bientôt à se rassurer en estimant que ce vieil homme là, tout bourru et grossier qu'il était, ne devait pas être bien menaçant.

— Détends-toi, moujingue. J'ai bouffé personne, d'toute ma chienne de vie. Et pourtant, j'en ai vu passer, des fameux trous du cul. Hein, Keylan, sale fouine ?

Le principal intéressé jeta un regard en coin à Merogor, mais s'en tint à ce sourire mesquin qu'il exposait à qui mieux-mieux, comme à son habitude. Bien loin de se formaliser de cette absence de riposte, à laquelle il semblait s'être attendu, le gigantesque tenancier préféra abattre sa grosse paluche sur l'épaule d'Akis, dans un simulacre de tape amicale ; s'il sentit son sternum et sa clavicule accuser le coup en grinçant dangereusement, et si ses traits enfantins retranscrivirent fidèlement la douleur qui lui traversa le buste en un fulgurant éclair, le vieil homme ne sembla pas y prêter la moindre attention.

— Enfin, content d'voir qu'y a encore des jeunes qui sont suffisamment cons pour signer. C'est quoi ton nom, à toi, alors ?

— A... Akis, monsieur.

— Monsieur ! Monsieur, qu'il me dit ! Comme t'y vas. J'ai p't'être pris ma r'traite, mais j'reste l'un d'vos gars.

— Personne ne lui a dit, admit Erik sans plus tarder.

— Oh, j'vois, grogna l'espèce d'ours qui tendit vers Akis sa grosse pogne. Dans c'cas, j'me présente un peu mieux, gamin. Merogor. Ancien commandant d'la Huitième.

— Vous... Vous êtes le prédécesseur de Lida, le questionna Akis d'un air mal assuré en serrant la main qu'on lui offrait.

— Non. Le prédécesseur d'son prédécesseur, en fait. V'là presque trente ans qu'j'ai pris ma r'traite. Mais contrairement aux autres, j'ai jamais vraiment pu m'décider à raccrocher pour de bon. J'me suis installé dans cette auberge, qu'j'ai aidé à r'taper. Puis après que'ques années, on m'a laissé les clés. Du coup, c'est là qu'j'vis, maintenant. Et j'compte bien y crever.

Quelque peu désarçonné par cette révélation, Akis demeura bouche bée une seconde durant ; puis, d'autant plus intimidé par cet ancien combattant à la carrure pantagruélique, il se mit à imaginer le nombre de soldats que ce vieil homme avait dû voir passer. Combien d'occupants de la forteresse du Pic Zygos avait-il côtoyé, au cours de son existence ? Le chiffre qu'il imaginait était incontestablement élevé ; et pourtant, il avait l'impression qu'il ne s'approchait même pas de ses réelles proportions. Son sentiment de désorientation dut sauter aux yeux de Merogor, puisqu'il se fendit d'un rire grotesque avant de s'affaler lourdement contre le dossier de la chaise qu'il occupait, laquelle émit un lancinant grincement de protestation.

— T'en fais pas, gamin. J'sais très bien c'que tu penses. Ouais, j'suis un fossile, un morceau chargé d'histoire. Une putain d'anomalie dans l'histoire des Brigades. Normalement, quand on raccroche, c'est pour de bon. Surtout à la Huitième. La plupart d'nos anciens peuvent plus voir une montagne en peinture, tellement ils en ont soupé, du froid et du vent. Mais moi, j'l'ai toujours eue dans la peau, cette saloperie d'forteresse. J'peux pas la quitter. C'est comme ma compagne. Pourvu qu'j'crève en été, pour qu'ils puissent m'creuser un trou dans l'terrain d'entraînement et m'y j'ter dedans. Sûrement l'endroit où j'ai l'plus braillé d'ma vie, à dire à des tocards comment mieux s'défendre.

Erik le lui avait déjà dit, le jour de leur arrivée : l'hiver, la terre devenait si froide qu'il était illusoire de vouloir la creuser, pour quoi que ce fût. Nulle exception n'était tolérée, pas même pour offrir une sépulture décente à cette légende vivante qui n'osait pas quitter le Pic Zygos de plus de quelques kilomètres...

Bien loin de songer à tout cela, Akis était plutôt en proie à une curiosité grandissante, et de plus en plus irrépressible. Si cet homme avait vu passer de nombreuses générations de membres de la Huitième Brigade, il était sans nul doute celui qui connaissait le mieux ses actuels compagnons d'infortune... Et s'il était profondément irrespectueux de se renseigner à leur sujet par des voies aussi détournées, la tentation fut finalement trop forte pour le rouquin d'Aville. Amara, Sora et Erik assistèrent à l'échange qui suivit en parfaits spectateurs.

— Mais... ça veut dire que vous connaissez bien tout le monde, pas vrai ? Vous étiez encore commandant, quand Rolan a été recruté ?

— Pour sûr. J'étais plus vieux qu'il ne l'est aujourd'hui, déjà... Pas très loin d'ma r'traite. Il m'a vite tapé sur les nerfs, ce p'tit con. Toujours à couiner, à trouver un bon mot à m'envoyer à la tronche pour faire rire les aut' corniaux qui servaient avec nous... J'l'ai beaucoup envoyé r'taper les bâtiments en guise de châtiment, mais jamais qu'y s'taisait plus d'une heure. Une pipelette, qu'c'était. Il a gardé d'bons restes, à c'sujet.

— Lida... Je veux dire, la commandante aussi, alors, tâtonna prudemment Akis.

— Oh que oui ! Mais elle, j'l'ai même connue haute comme trois pommes ! Par l'Oracle, c'était une sacré p'tite teigne, celle-là ! C'était l'époque où j'voyageais encore beaucoup, bien qu'déjà au placard... J'allais souvent à Corgenna, et j'passais par l'Orphelinat.

Après quelques œillades interrogatives en direction de Sora et d'Erik, lesquels ne jugèrent manifestement pas bon de l'éclairer, Akis se vit rapidement contraint de revenir à la charge : cette dernière phrase que Merogor avait glissée de son ton rauque l'intriguait bien trop pour qu'il ne puisse se convaincre de l'ignorer.

— L'Orphelinat ? Comment ça ?

— Y t'ont rien dit, tes collègues ? Les membres des Brigades, y z'ont pas l'droit d'enfanter. C'est comme ça, c'est la règle. Not' vie pour le Royaume. Mais bon, quand on passe des années dans l'froid, comme au Zygos, ou dans des châteaux perdus au fin fond du monde, des fois, y s'passe c'qui s'passe. Dans ces conditions, si la mère fait partie d'la Brigade, l'gamin est ach'miné à Corgenna. A l'Orphelinat. Là, il grandit et après, il peut choisir de mettre sa vie au service du Roi, ou d'l'Oracle. Ceux qui en sont capables, bah on les envoie aux Brigades, à leur tour. Pis y servent. Pis à leur tour, ils s'font des p'tits.

— Mais alors... Ses parents étaient déjà dans la Huitième ?

— Ça, j'sais pas, répondit Merogor en reniflant bruyamment. Quand les gamins sont envoyés à l'Orphelinat, on les noie dans les autres. Pour qu'les parents puissent jamais les r'trouver. Y d'viennent pupilles du Roi. P't'être bien qu'Lida était la chiarde d'une amie à moi. P't'être bien qu'c'était juste le rej'ton d'une membre d'une autre Brigade. Va savoir.

— C'est... triste, parvint seulement à articuler un Akis des plus soucieux.

— Pour toi, p't'être. Pour eux, c'est la vie. Et pis, ils ont pas à s'plaindre. Ils ont la meilleure éducation du Royaume. Ils apprennent à s'battre, ils mangent bien, ils jouent comme tous les gamins... Tu les aurais vu, à l'époque. La bande qu'y s'étaient faite, elle et Nakata. D'sacrés fouteurs de merde. J'pouvais pas savoir qu'y d'viendraient plus forts qu'j'l'ai jamais été. Ça, pour une surprise...

Les yeux du vieil homme semblèrent, l'espace d'un instant, se teinter d'une étrange nostalgie. Ce sentiment inavoué entra d'autant plus en dissonance avec l'image qu'il avait renvoyée de lui-même qu'Akis l'avait pris pour un gorille vaguement doté d'intelligence ; sous sa carapace dense semblait en vérité subsister un homme aux émotions vives. Un patriarche, en un mot comme en mille, qui voyait en chaque membre des Brigades un potentiel disciple.

Finalement, il abattit ses deux grosses mains sur la table et se redressa pesamment ; puis il laissa place aux serveurs qui disposèrent face aux membres de la Huitième Brigade une foultitude de mets, tous manifestement plus goûtus les uns que les autres.

— Bon, j'vous laisse grailler un peu. Vous d'vez avoir d'la route, demain... J'dirai aux gars d'faire silence quand vous irez vous pieuter.

Il se frotta la panse énergiquement, attrapa la chaise qu'il avait tirée jusqu'aux côtés d'Akis et la balança sans ménagement à quelques mètres de là ; il alla s'assoir là où elle avait échoué, juste à côté de Lani, qui eut le bon goût de s'écarter un peu afin de laisser de la place à ses épaules gigantesques. En guise de remerciements, il lui frotta les cheveux d'un geste malhabile ; elle grimaça brièvement avant de lui sourire avec générosité. Akis, qui n'avait pas perdu une seule miette de cet échange silencieux, fut finalement tiré de ses observations par Amara, menton appuyé sur les poings.

— C'est un fameux, ce vieux-là. Un peu un père pour nous tous... Tu apprendras à l'aimer, toi aussi.

— On passe ici à chaque fois qu'on prend la route, approuva Erik avec énergie. Autant dire que tu auras effectivement l'opportunité de faire sa connaissance. Je ne l'ai connu en tant que commandant qu'une poignée d'années, mais je peux te garantir que c'était un sacré morceau.

— Il en a l'air, admit Akis à demi-mots.

Finalement, il plongea à nouveau son regard dans les auges qu'on leur avait portées ; il y découvrit un véritable festin. Lui et les autres membres de la Huitième firent ainsi bombance pendant l'heure qui suivit. Puis, tous plus ou moins rendus somnolents par l'abondance de nourriture et de vin ainsi que par l'atmosphère chaleureuse qui régnait céans, laquelle tranchait singulièrement avec le caractère inhospitalier du Pic Zygos qu'ils avaient tout juste quitté, ils s'éclipsèrent les uns après les autres afin de se rendre aux chambres qui n'attendaient plus qu'eux... 

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