Chapitre 16


D'un geste assuré, Jade plaça sur son flanc son épée et sur ses épaules le manteau d'hermine que son père lui avait offert, le jour de son départ, en apprenant que son nouveau foyer serait niché au pied du Pic Zygos. Elle souffla dans ses deux mains, qu'elle avait jointes pour l'occasion, et profita du calme ambiant pour ajuster la natte torsadée dans laquelle elle avait uni sa chevelure incandescente. Leur départ allait être sonné d'une minute à l'autre : le repas s'était achevé quiètement, permettant à Nilly, Satin et Andrek d'emporter les auges, les chopes et les marmites jusque dans la cuisine afin de les récurer de fond en comble. De son côté, la jeune apprentie devait admettre que ce n'était pas l'envie de quitter la forteresse qui lui manquait : elle ne s'était jamais franchement acclimatée au froid qui y régnait en maître, et qui faisait frissonner jusqu'à vos os lorsque vous ne bénéficiiez pas de l'ardente présence d'un braséro crépitant. Il s'agissait en l'occurrence de s'en retourner à Corgenna, pour la première fois depuis qu'on l'avait recrutée au sein de la Huitième... L'opportunité pour elle, peut-être, de revoir les membres de sa chère famille qui lui manquaient tant.

Elle savait, pour sûr, que la priorité ne serait pas là ; mais son père, en sa qualité de responsable de la garnison locale, serait un personnage immanquable une fois parvenus à la capitale. En outre, elle devait bien être l'un des membres de la Huitième qui connaissaient le mieux Corgenna et ses belles rues pavées, propres et porteuses de mille agréables senteurs. Elle aurait peut-être l'opportunité de guider ses pairs jusqu'au palais de l'Oracle... A cette pensée, un sourire volontaire dévoila ses jolies dents blanches, et elle frissonna d'aise. Se rendre utile, c'était sa seule obsession. Le respect qu'elle vouait à Lida n'avait d'égal que la fierté qu'elle goûtait lorsqu'elle parvenait à aider ses compagnons.

En quelques pas, elle rejoignit le reste de la petite bande qui s'était formée aux abords de la grande porte défoncée, au travers de laquelle s'élançaient à corps perdu maintes bourrasques hurlantes. Sans se dégonfler, elle s'approcha de sa monture, qu'elle avait sellée juste avant de se vêtir chaudement, et grimpa sur son dos d'un bond leste, habile, dévoilant toute son aisance de cavalière. Malgré son très jeune âge, son père avait toujours veillé à lui fournir l'éducation la plus complète possible : aussi les chevaux n'avaient-ils plus le moindre secret pour elle depuis le début de son adolescence. Ses camarades l'imitèrent, tous avec une certaine agilité ; et Lida s'apprêtait à sonner le départ de sa voix ferme lorsqu'une petite supplique parvint à leurs oreilles, à toutes et à tous, de l'arrière de la cohorte qu'ils formaient ensemble.

— Euh... Excusez-moi... J'ai... Je crois que... Je me suis raté...

S'ils se retournèrent comme un seul homme, tous les membres de la Huitième n'eurent pas la même réaction lorsqu'ils constatèrent qu'Akis avait réussi l'indicible exploit de grimper sur son cheval... dans le mauvais sens. Mal assuré, les mains plaquées sur la croupe de sa monture, le rouquin avait l'air d'être au bord des larmes ; et lorsque les plaisanteries de Malir fusèrent, il se mit à paniquer et à se défendre avec verve.

— Haha ! Comment t'as fait ton compte ? T'es pas capable de différencier le cul d'un cheval de sa tête ?

— Arrête de te moquer ! A chaque fois, c'était Andrek qui m'aidait à monter, et...

L'étalon qu'on lui avait prêté en guise de monture afin de réaliser le périple à venir n'était certes pas le plus caractériel, mais il était suffisamment capricieux pour trouver disproportionnés les cris du natif d'Aville, ainsi que ses gesticulations crispées. Il le fit remarquer en s'ébrouant bruyamment et brusquement, puis en commençant à marcher malgré l'agitation de son partenaire ; ce dernier, soudain effarouché par les mouvements incontrôlables de son destrier, fut pris d'une crise de panique qui n'arrangea rien.

— Aidez-moi, vite ! Il accélère !

— Arrête de paniquer, lui beugla vainement Erik.

— J'essaye, s'étrangla un Akis rouge de honte.

Un bond de sa monture l'expédia au sol, sur lequel il s'écrasa lourdement, de tout son long. Lani et Sora, anxieux, se précipitèrent à sa hauteur afin de l'aider à se redresser et de vérifier qu'il n'était porteur d'aucune blessure incommodante. Malir se laissa aller à quelques éclats de rire généreux et inoffensifs, lesquels trouvèrent néanmoins un écho dans le rictus méprisant que Keylan afficha en toisant le rouquin de haut. Sylas, Silvia et Lida ne prêtèrent aucun intérêt à la déconvenue de leur fantasque nouvelle recrue ; Amara, Rolan et Erik affichèrent une mine contrite et désolée, ayant tous les trois suffisamment d'empathie pour se glisser sous la peau d'Akis et ressentir fidèlement la honte qui lui rongeait les entrailles. Restait Jade qui, mutique, lorgnait son nouveau collègue dans un silence de mort.

Elle ne parvenait pas à comprendre que ce garnement sans éducation et sans jugeote ait pu attirer les convoitises de la Huitième Brigade. Certes, c'était l'Oracle qui leur avait demandé de recruter Akis ; mais Lida n'aurait-elle pas pu, par le biais de son expertise, décréter qu'il leur serait nocif plus qu'utile ? En outre, plusieurs millions d'âmes peuplaient le Royaume de Balhaan. L'apprentie ne pouvait décemment pas croire qu'aucune n'était en mesure d'être plus productive que celle sur laquelle Lani et Sora s'étaient penchés à l'instant, avenants et délicats.

Ce n'était même plus son passé de roture qu'elle jaugeait avec dédain ; c'étaient sa maladresse, sa naïveté, ses frasques incessantes, son inlassable ignorance. D'aucuns, y compris au sein de la Huitième, étaient également issus des campagnes bucoliques du Royaume de Balhaan... mais tous avaient su comprendre que la mission dont on les affublait, en les recrutant au sein des Brigades Royales, exigeait d'eux qu'ils livrent le meilleur d'eux-mêmes. Tous... sauf Akis, selon toute vraisemblance.

Une fois qu'il fut à nouveau sur pieds, et que Rolan eut ramené sa monture à ses côtés, Sora se chargea de jouer les palefreniers en lui dictant la marche à suivre afin de grimper sur son destrier. Tous mirèrent ce spectacle, tantôt avec amusement, tantôt avec lassitude ; lorsqu'enfin le séant d'Akis fut positionné dans le bon sens, on se mit en branle sans plus attendre, Lida en tête de cohorte.

Pour cette première journée de voyage, on eut au moins la clémence, traditionnelle cela dit, de ne pas pousser le périple trop loin. Leurs montures avaient déjà fort à faire à descendre le long du pic ; la route en direction de Lupinova était certes plus large que celle qu'ils avaient arpenté en provenance d'Aville, mais elle n'en était pas moins raide, dangereuse si les chevaux décidaient justement d'échapper au contrôle de leurs cavaliers. Fort heureusement, il n'en fut rien. La nuit ne menaçait pas encore de tomber que la petite colonne marqua une halte, juste devant un bâtiment austère en bois, aux allures d'auberge, qui jouxtait des étables étonnamment vastes et bien entretenues. On était encore pourtant plutôt loin de Lupinova, qu'on ne pouvait que deviner à l'horizon, et il n'y avait aucune autre bâtisse pour peupler les environs. Seuls les arbres, des pins pour majorité, venaient garnir les crêtes rocheuses qui les surplombaient alentour ; et pourtant, quelques carrioles étaient stationnées devant l'édifice, auprès desquels s'activaient une poignée de palefreniers.

Akis, qui avait appris à lire grâce aux enseignements obstinés et valeureux de Maître Torvin, parvint à donner un sens aux quelques lettres qui couraient sur la devanture de cette bâtisse étonnamment accueillante.

— « La Halte de la Huitième »... La Huitième quoi ? Brigade ?

— Oui, l'éclaira Sora qui n'avait pas manqué de le suivre de près pendant leur descente le long des sentiers. Historiquement, cette taverne a été bâtie pour former un point de départ idéal aux voyages de la Huitième. Elle a été démolie et reconstruite à maintes reprises, au fil des générations et des changements de propriétaires... Mais son principe est toujours le même. Elle est installée à mi-chemin entre la forteresse et Lupinova, et elle nous permet de nous arrêter avant de reprendre la route. On y passe une nuit au chaud, et on profite d'un bon repas.

— Mais comment ça se fait qu'il y ait autant de clients, alors ? Personne ne passe sur cette route, pas vrai ?

Les interrogations ingénues d'Akis, pour une fois assez lucides, ne tardèrent pas à attirer l'attention de Rolan. Ce dernier lui répondit en mettant pied à terre, et en tendant la longe de son destrier à un palefrenier qui se hâtait auprès d'eux pour s'occuper de leurs montures.

— Le Bourgmestre de Lupinova fait entretenir la taverne aux frais de la ville. Le fait que la Huitième vive aussi près de la bourgade, cela rassure les citoyens et leur permet de dormir sur leurs deux oreilles. En outre, la taverne a toujours été fameuse pour ses chefs cuisiniers. Comme on ne prend aucun personnel à la forteresse, ceux qui rêvent de travailler pour nous viennent jusqu'ici... et les voyageurs comme les habitants de Lupinova ne l'ignorent pas. Beaucoup font de la route pour venir se sustenter ici de temps à autre.

Ces révélations semblèrent le satisfaire ; finalement, il parvint à descendre de son cheval en témoignant de plus d'habileté que lorsqu'il était monté en selle la première fois. Puis il se joignit au reste de ses pairs, qui s'invitèrent dans la taverne en saluant silencieusement tous les badauds qui croisaient leur route ; dans les yeux de ceux-là brillaient une fierté et une déférence qui firent frissonner Akis à maintes reprises.

A l'intérieur, la plupart des tables étaient vides. Çà et là se trouvaient quelques voyageurs qui épongeaient leur fatigue dans un godet d'alcool ; d'autres, et ils étaient un peu plus nombreux, se remplissaient la panse avec force gourmandise. Les derniers discutaient ou jouaient aux cartes au coin du feu, en ne troublant pas vraiment l'atmosphère sereine qui régnait céans. Si tous constatèrent l'entrée des membres de la Huitième, nul ne chercha à venir les importuner une seule seconde. On s'en tint, là encore, à une attitude distante et respectueuse.

Enfin, accoudé au comptoir, courbé au-dessus d'une gazette sur laquelle il avait les yeux rivés, un vieil homme à la moustache et à la barbe fournies patientait en parfait solitaire. Ce fut dans sa direction que Lida et Rolan se dirigèrent, leur joyeuse troupe sur les talons ; et il ne leva les yeux qu'au moment où la commandante le héla enfin, sans bouger le moindre autre muscle, donnant à son corps l'allure d'une statue intimidante.

— Votre meilleur repas, tenancier. Pour douze.

— 'toujours pas la politesse qui t'étouffe, gamine.

Déstabilisé par la réponse abrupte du tavernier, Akis tressaillit ; il s'attendait à ce que les autres membres de la Huitième Brigade se crispent et montrent les crocs, tant il avait constaté qu'un respect inconditionnel était voué à Lida, mais ce fut tout le contraire qui eut lieu. Rolan ne manqua pas le coche, et saisit cette opportunité au vol afin d'émettre un soupir excédé.

— Ne m'en parle pas, Merogor. Je commence à me demander si elle sait seulement dire bonjour.

— Qu'elle te le dise pas à toi, merdeux, j'l'entends sans souci. C'est pas comme si tu le méritais. Pis Malir, arrête de sourire avec ta tête de con, tu m'donnes envie d'te foutre dehors pour qu't'y crèves comme un chien galeux.

Le principal intéressé se contenta de hausser les épaules ; les autres éclatèrent, à la grande surprise d'Akis, d'un rire plus ou moins général. Même Sylas et Lida esquissèrent un sourire, certes pudique, mais néanmoins bien présent.

Qui que fut ce Merogor, il se trouvait manifestement dans les bonnes grâces des membres de la Huitième Brigade Royale de Balhaan. 

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