Chapitre 12


D'un geste énergique, Erik apposa ses mains sur l'une des deux portes qui leur barrait la route, à l'entrée de ce donjon titanesque auprès duquel lui et Akis s'étaient aventurés à pas lents. Sous les yeux du garnement fut alors dévoilée une pièce d'une envergure épatante, et au sein de laquelle une obscurité conséquente s'était lovée, seulement troublée par les candélabres crépitants disséminés çà et là. Au fond, une cheminée laissait également un grand feu s'agiter voracement, courant sur une paire de grosses bûches  ; ce brasero vigoureux contribuait à réchauffer un petit peu l'atmosphère, mais la salle était si vaste que cette précaution semblait bien futile du point de vue du rouquin.

Il ne parvint donc pas à se délester de toutes les couches de vêtements et de peaux qu'on avait accumulées sur ses frêles épaules, peu de temps avant que leur cortège ne se mette à grimper le long des sentiers montagneux les ayant menés jusqu'à la forteresse. Akis profita en revanche de l'abri que les larges murs de pierre leur offrirent, à lui et à Erik, pour demeurer à l'abri des caprices glacés d'Éole. Il souffla bruyamment sur les paumes de ses mains afin de se réchauffer pendant que son nouveau collègue pointait du doigt les diverses crevasses que les artisans ayant bâti l'édifice avaient pratiquées dans les murs de la forteresse, des siècles plus tôt.

— Ces deux chemins mènent vers les cuisines et les garde-mangers. Ce n'est pas la peine de s'y rendre pour le moment. Ces coursives-ci conduisent directement aux chambres. On s'y rendra bientôt, pour que tu puisses t'installer confortablement avant la nuit. Les salles d'eau et les latrines se trouvent dans la même partie du donjon. Enfin, si on emprunte les escaliers, on peut arriver dans les salles d'archives, les bibliothèques, l'infirmerie, l'armurerie... Mais la plupart de ces pièces ont été abandonnées au fil des décennies. On s'assure simplement qu'elles demeurent globalement en bon état, pour ne pas risquer l'effondrement du château tout entier. Au besoin, on adresse des missives au Bourgmestre de Lupinova pour qu'il envoie des artisans à l'occasion d'un ravitaillement ; ils se chargent de retaper la forteresse quand nos efforts n'aboutissent à rien de concret.

Akis opina du chef en silence, tâchant d'enregistrer avec discipline toutes les informations qu'on lui fournissait. Il sentit Oscar remuer faiblement, contre sa nuque. Son Cydylaïn s'était glissé contre sa peau peu de temps après que les premières bourrasques givrées n'aient commencé à battre leur contingent réduit ; ce pauvre reptile ne se satisfaisait guère du froid vigoureux qui régnait à de telles altitudes... Fort heureusement, les Cydylaïn n'étaient pas aussi fragiles que les animaux qu'ils représentaient : à ce titre, Oscar n'avait pas besoin d'autant de soleil et de chaleur qu'un véritable caméléon afin de subsister. Même si le Pic Zygos était sans nul doute un endroit désagréable pour ce compagnon à quatre pattes, le natif d'Aville n'avait donc pas à s'inquiéter vis-à-vis de son état de santé.

Il se focalisa donc bien davantage sur la gigantesque pièce dans laquelle Erik et lui s'étaient aventurés. Le plafond, haut de dix bons mètres, était retenu bien en place grâce à une succession de piliers ronds, de pierre pour l'essentiel d'entre eux. De nombreuses tablées étaient disposées et méthodiquement rangées, de telle sorte que l'endroit pouvait sans nul doute offrir un siège à une bonne centaine d'individus simultanément. Il devait s'agir de la salle à manger : mais Akis imaginait sans peine que celle-ci devait paraître étonnamment vide lorsque la Huitième Brigade se réunissait aux heures de repas, dans son entièreté. Avec seulement quinze séants à installer sur les bancs rustiques, ce n'était pas la place qui risquait de venir à manquer...

Enfin, dans un coin de la pièce, une lueur surnaturelle s'élevait. Dans des teintes plutôt froides, elle émanait d'un puits de pierre au sein duquel dansaient paresseusement des flots troubles et clairs à la fois ; c'était comme un mélange d'eau et de lait qu'on aurait, par quelque sortilège que ce fût, rendu luminescent. Le garnement reconnut cet étrange liquide sans la moindre difficulté, et s'en approcha avec soulagement. Il vint s'asseoir sur le rebord de cette petite source et y plongea sa main sans l'ombre d'une hésitation, profitant de la chaleur timide qui émanait de ce liquide singulier. Sa voix, toujours aussi enfantine, ne tarda guère à se faire entendre.

— Vous avez un Sciotum ?

— Oui. La forteresse a été bâtie autour de lui, afin de le protéger, selon les légendes. Pour empêcher les armées de Kale de se l'approprier.

— Je vois, répondit Akis d'un air absent sans trop s'en soucier.

Il était plutôt plongé dans ses pensées, en l'occurrence : il se rappelait sans la moindre difficulté du Sciotum d'Aville, situé pour le coup légèrement à l'extérieur du village. Il avait passé le plus clair de sa tendre enfance dans les clairières qui entouraient cette construction mystérieuse : la lumière qui s'élevait depuis les eaux de ce puits aux vertus magiques contribuait, où qu'il soit placé, à conférer aux environs une atmosphère apaisante et féérique. C'était également le cas ici, au pied du terrible Pic Zygos : si un Sciotum se trouvait là, c'était incontestablement qu'il devait s'agir d'un endroit sûr... à défaut d'être parfaitement accueillant, bien entendu.

La relation qui unissait les habitants du Royaume de Balhaan aux Sciotum était particulière. Ces puits, dont l'origine demeurait inconnue malgré les efforts et les recherches des apothicaires et des copistes de toutes les époques, accueillaient tous les mêmes eaux : ces liquides blanchâtres, translucides, qui demeuraient tièdes à toutes les périodes de l'an. Mais ça n'était pas le seul élément qui suscitait la curiosité des badauds du Royaume tout entier : parce que les Sciotum étaient, avant toute autre chose, le berceau des Cydylaïn.

Lorsqu'ils naissaient, les bambins de Balhaan n'étaient pas différents des gamins des Royaumes voisins : c'était la Cérémonie qui les rendait uniques. Pendant cette Cérémonie, un cortège composé des proches parents, du Bourgmestre et de l'apothicaire ayant constaté l'heureux événement de la naissance amenaient le nouveau-né jusqu'au Sciotum le plus proche. Ils le plaçaient alors dans un panier d'osier et le posaient dans l'eau. Les parents ou le Bourgmestre appuyaient sur le panier de manière à immerger totalement le poupon dans les eaux du puits... et lorsqu'il émergeait à nouveau, attiré tant par la flottaison du panier que par celle de son petit corps, il n'était plus seul. Un Cydylaïn reposait paisiblement sur lui, assoupi, et leurs deux existences s'enracinaient dès lors l'une à l'autre. Nul n'avait jamais su d'où venait cette tradition, proprement immémoriale ; nul n'avait jamais pu, non plus, savoir d'où provenaient exactement les Cydylaïn. Ces eaux étaient-elles capables de les enfanter en puisant dans la force vitale des nouveau-nés, comme le prétendaient les apothicaires ? Les Sciotum étaient-ils tous reliés à un seul et unique endroit, comme le prétendaient plutôt les religieux ? Existait-il effectivement une forme de vie omnisciente et omnipotente, subsistant depuis la création du continent d'Ipeiris au fin fond des eaux troubles des Sciotum ? Nul ne le savait, dans le Royaume de Balhaan ; mais nul ne s'en souciait, dans l'absolu. Les Cydylaïn étaient leurs partenaires, leurs compagnons, de leur naissance jusqu'à leur mort... Dès lors, pourquoi chercher à s'embarrasser de considérations ésotériques et théoriques ? Ils chérissaient les Sciotum, parce que ces étranges vestiges des temps passés étaient tout ce qui leur permettait de chasser la solitude.

— Viens, mettons-nous en route ! Lida m'en voudra si je ne t'ai rien montré d'autre que le hall principal, glissa Erik en l'appelant à lui d'un signe de la main évasif.

Les deux hommes reprirent la marche à un rythme tranquille ; ils passèrent d'une pièce à l'autre, laissant à Akis l'opportunité d'apprécier la grandeur des lieux, la hauteur des marches, l'aspect rugueux des pierres qui les cernaient de toute part. Ils visitèrent le bureau de Lida, très sobre, et la bibliothèque, peuplée d'ouvrages poussiéreux dont la plupart n'avaient pas dû être ouverts depuis belle lurette. Erik amena ensuite la nouvelle recrue au sommet du pinacle, lequel servait avant tout de tour d'observation. Le rouquin préféra, en faisant montre d'une certaine sagesse, se tenir éloigné des rambardes qui, pour la plupart, semblaient s'effriter dangereusement ; son vertige et sa couardise se chargèrent de le retenir du côté des escaliers, même s'il apprécia de voir s'agiter les moutons et les membres de la Brigade depuis ce promontoire.

La visite de l'édifice s'acheva enfin sur les chambres. Deux couloirs distincts permettaient de séparer les chambres des dames, et celles des hommes. Erik attribua l'une des innombrables pièces vacantes à son jeune camarade, qui prit aisément possession de l'endroit : il n'y avait qu'un lit, qu'un bureau et qu'une commode pour tout mobilier... Autant dire que cela ne lui changeait pas beaucoup de la petite chambre qui était autrefois la sienne, dans la chaumière de ses parents, à Aville. Cette pensée lui piqua le cœur et humidifia ses paupières ; Erik, qui était bien assez habile et attentif pour constater ce trouble, décida à cet instant de laisser le rouquin à sa triste solitude.

— Je vais aller aider à préparer le repas. Tu peux nous rejoindre dans quelques temps, si tu le souhaites. Sinon, on viendra te chercher au moment de manger !

Akis lui en sut gré, et s'en tint au silence. Il se contenta de s'asseoir sur le lit, où abondaient les peaux et les couvertures dont il aurait besoin pour se tenir chaud une fois la nuit tombée. Il laissa un soupir profond l'ébranler de pied en cap, et jeta un coup d'œil à ses chausses crottées, à la faveur des flammèches qui dansaient sur le candélabre que lui et Erik avaient allumé en rentrant dans ce nouveau nid. Il ne demeura néanmoins pas longtemps là, débile et ému, à détailler la boue qui recouvrait le bas de son corps après des jours de pérégrination dans les forêts de l'est de Balhaan ; bientôt Oscar se remit à escalader sa chevelure rousse en l'agrippant sans ménagement, rappelant à lui une douleur vive et familière. C'était bien là la première des désagréables manies que son Cydylaïn avait cultivé au fil du temps. Pour s'assurer de ne jamais être oublié, il attrapait les mèches de cheveux du rouquin et s'échinait à attaquer l'ascension de son crâne sans le moindre ménagement.

S'il essaya vigoureusement de l'en empêcher pendant quelques brefs instants, Akis capitula facilement en constatant qu'Oscar s'accrochait aussi fermement que possible à sa toison ocre. Ce constat attira sur ses lèvres un sourire timide, et il passa le dos de sa main sur ses joues et ses yeux, de façon à les débarrasser des larmes qui s'y étaient insidieusement invitées.

Il n'était pas nécessaire de se lamenter outre-mesure : le seul repère dont il avait irrémédiablement besoin, c'était Oscar. 

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