Chapitre 117
— Chat échaudé craint l'eau froide. Pour le moment, le Royaume de Kale n'osera pas tenter sa chance à nouveau ; mais combien de temps peut-on penser que cette situation perdurera ? Et au-delà de ça, c'est une question pour le très long terme ! Quand Kurl, Vivel, Aiz et les autres ne pourront plus mener leurs bataillons au combat, qui prendra leur place ?
— N'importe qui, sauf des Cydystaris, soupira Lida, lasse.
— C'est stupide ! On va se priver d'une force militaire de grande envergure, et pourquoi ? Parce que ça pourrait hypothétiquement servir les desseins d'individus malveillants ? tempêta Nakata en retour.
— Exactement ! L'Oracle ne t'a pas servi de leçon ? Notre simple existence en tant que Cydystari ne devrait pas être permise ! Cela doit devenir le plus grand tabou de notre pays !
— Qui peut te faire croire, au juste, qu'un type isolé ne parviendra pas à découvrir le principe de la Cérémonie par ses propres moyens, ou par hasard, d'ici quelques siècles ? Quand il deviendra le seul et unique Cydystari de tout le pays, comment s'assurer qu'il n'utilisera pas ses nouveaux pouvoirs à de mauvaises fins ?
— Ne me prends pas pour une enfant ! Je sais très bien que le risque zéro n'existe pas, et qu'il ne suffit pas de mettre sa tête dans le sable pour qu'une situation de danger potentiel disparaisse. Mais je ne veux pas être tenue pour responsable de l'émergence d'un nouvel Oracle ! Je ne prendrai pas cette responsabilité !
— Ce que tu peux être bornée... soupira l'épéiste solaire en se pinçant l'arête du nez.
— Dit-il ! riposta-t-elle, offusquée.
C'était dans ces instants que Deny Ier aurait tout donné pour pouvoir disparaître. Il aurait aimé avoir eu la lucidité, quelques jours plus tôt, quand on était venu le trouver dans son palais Royal pour lui annoncer la mort de l'Oracle, pour lui raconter tout ce qui s'était déroulé de troubles au sein de sa mirifique capitale, de décréter que le pouvoir ne lui seyait guère. Et le courage d'utiliser sa richesse indécente pour s'acheter un palace à l'autre bout du continent, aussi ; cela aurait été commode, de se tenir aussi éloigné que possible de ces deux formidables combattants, qui semblaient être à deux doigts de s'écharper aux dépens du faste extravagant dont débordait son auguste bureau.
Mais au contraire, il avait été flatté par leur volonté commune de le conforter dans ses royales responsabilités. Parce qu'ils avaient bien compris que l'Oracle agissait dans l'ombre, à ses dépens ; parce qu'ils avaient, envers et contre tout, formulé le vœu de protéger la famille royale jusqu'à leur mort ; parce qu'ils avaient le sentiment, aussi, qu'il n'était ni assez arrogant, ni assez fantasque pour faire un mauvais monarque. Il avait accepté leurs propositions de remettre un peu d'ordre dans les affaires politiques de Balhaan, toutefois, en nommant des Tribuns ; des femmes et des hommes susceptibles de le conseiller dans des domaines divers, qu'il était tenu d'écouter, qui pouvaient même surpasser son pouvoir s'ils tombaient sur un consensus. A ce titre, Deny Ier avait bien conscience, avant même que cela ne devienne plus concret, qu'il ne prenait pas grand risque ; il était difficile d'imaginer Lida et Nakata tomber d'accord plus d'une fois par semestre.
S'était alors posée la question du nombre de Tribuns. On avait d'abord envisagé qu'ils seraient cinq ; parce qu'il était pertinent d'en avoir un nombre suffisamment grand pour s'abreuver d'avis divers, et parce que cela restait suffisamment modeste pour ne pas poser de problème lors des débats. Mais Charles Delistel, fortement pressenti pour l'une de ces cinq places, avait d'office annoncé sa volonté de se retirer du monde politique et militaire, sans délai. Quel Roi aurait-il été s'il avait interdit à son militaire le plus décoré de profiter un petit peu plus de sa famille, après avoir tant et tant frôlé la mort au nom du Royaume ? Cela les avait poussé à réviser le nombre initial, à l'abaisser à trois.
Trois, parce qu'il en fallait un nombre impair pour que les décisions s'équilibrent naturellement, pour qu'une majorité puisse se détacher. Trois, parce que les autres commandants des anciennes Brigades avaient à l'unisson choisis de se consacrer à la constitution de cette nouvelle armée. Même Aristof qui, devenu instructeur, s'échinait à dispenser son savoir dense à de nouvelles pousses, qui seraient à terme chargées de défendre le pays en lieu et place des traditionnels Cydystaris dont les Brigades abondaient jusqu'alors.
Parce que c'était de cela dont il était question, ce jour-là : de la volonté, ou non, de reproduire des Cydystaris. De continuer à sacrifier des Cydylaïns pour permettre à leurs Cydymisens d'obtenir une puissance inconcevable autrement, pour leur offrir de devenir des surhommes. Nakata, bien sûr, était pour : il considérait qu'il s'agissait d'un atout inestimable, auquel ils ne pouvaient pas renoncer sans prendre le risque de s'affaiblir trop grièvement. Lida, de son côté, était absolument contre : parce qu'elle avait vu ce dont l'Oracle était capable, parce qu'elle en avait souffert, elle qui n'avait jamais recouvré son invulnérabilité d'antan, et parce qu'elle craignait qu'un ennemi doué d'aussi funestes desseins puisse, un jour ou l'autre, parvenir à ses fins.
Alors lui, pourtant Roi, se recroquevillait dans son fauteuil en priant pour que la table qui le séparait des deux Tribuns ne cède pas sous le poids de leur ire ; son Cydylaïn ronronnait sur ses genoux, et sa fourrure splendide lui offrait comme un coussin de douceur auquel se raccrocher. Comme un enfant et sa peluche...
— Et les derniers d'entre nous, qui seront encore dotés de pouvoirs, s'ils choisissent de répéter le secret de la création de Cydystaris à d'autres, que se passera-t-il ? C'est une notion de sécurité publique ! On ne peut pas garantir que l'un d'entre nous ne pètera pas les plombs, et ne se constituera pas une armée personnelle, à terme ! C'est d'autant plus valable maintenant que nous pouvons fonder des familles !
— La faute à qui ? répliqua-t-elle avec véhémence. C'était ton idée, de permettre aux Cydystaris de procréer ! C'est à toi de trouver une idée susceptible de limiter les risques en la matière, pas à nous !
— Parce que tu crois que ceux d'entre nous qui souhaitent fonder des familles s'en seraient privés ? Et puis, on n'a fait que supprimer les lois qui étaient établies en lien avec les Brigades ; elles n'existent plus, s'il me faut te le signaler !
— Arrête, avec ta sémantique ! Les Cydystaris ne se trouvaient qu'au sein des Brigades Royales !
— Faux ! Les membres de la Brigade Oraculaire et l'Oracle en étaient, eux aussi !
— Ils n'étaient pas censés exister, tête de con !
L'injure lui échappa, mais elle ne la déplora pas vraiment ; force était d'admettre que l'éloquent Nakata avait toutes les qualités qui pouvaient la pousser à sortir de ses gonds, lorsqu'ils entamaient l'une de leurs innombrables joutes verbales. Parce qu'il était habile, susceptible d'appuyer sur la moindre faille de ses argumentaires, quitte à en faire dévier le sens et la portée. Elle, militaire de son état, avait été évidemment nommée Tribun de la Guerre ; lui, nettement plus finaud, était devenu le Tribun du Commerce. Des titres honorifiques plus que factuels, dans la mesure où ils avaient parfaitement le droit de s'exprimer sur tous les sujets... Seules les affaires vraiment ordinaires ne transitaient qu'auprès du Tribun intéressé, et non pas par l'ensemble de leur trio.
— Si je puis me permettre, osa faiblement Deny Ier pendant un court instant de silence, pourquoi ne demanderions-nous pas leur avis aux Sénéchaux ? Ils sont tous des Cydystaris, et comme le Tribun Nakata l'a justement souligné, s'ils décident envers et contre toutes nos précautions de révéler le secret de la Cérémonie à autrui...
— Si nous devons édicter des lois en tenant compte du fait que certains pourraient être tentés de ne pas les respecter, autant couper court à tout débat et tout permettre dès à présent, rugit Lida en retour.
— Eh ! Laisse sa Majesté s'exprimer ! intervint Nakata, faussement outré.
— Tu dis ça uniquement parce que ça risquait d'aller dans ton sens !
Et voilà ; alors qu'il avait cherché à dénicher une échappatoire susceptible de les extraire de ce véritable cul-de-sac, les injures pleuvaient à nouveau bon train, les provocations de bas étage se multipliaient, la sémantique revenait à la charge et le débat, lui, s'engluait dans toutes ces risibles diversions. A nouveau, le Roi s'enfonça un peu plus contre le dossier de son fauteuil, non sans déglutir. Certes, dans la théorie, sa royale autorité aurait dû lui permettre de s'exprimer sans craindre qu'on ne puisse lui couper la parole et faire fi de son point de vue, mais, dans les faits, il était loin d'être assez assuré pour que cela ne puisse avoir lieu. En tout cas tant que Lida et Nakata demeuraient seuls face à lui...
Était-ce pour cette raison qu'ils avaient choisi de le conforter dans son titre et son prestige ? Auraient-ils pris une décision différente s'il avait eu davantage d'aplomb ? Il aurait aimé pouvoir se convaincre du contraire, mais chaque jour qui passait le poussait à considérer cette hypothèse comme la plus crue des vérités. S'il y avait bien une chose qu'il regrettait de l'ancien temps, c'était le caractère particulièrement conciliant du Général Deslistel ; lui, au moins, ne se serait jamais permis de l'ignorer aussi magistralement... même si l'envie, bien sûr, n'aurait pas manqué de l'étreindre furieusement.
— Eh bien, signala finalement Lida, ulcérée, nous ne sommes heureusement pas les seuls à pouvoir nous exprimer sur ce sujet. Le dernier Tribun ne devrait pas tarder à arriver...
— Et pourquoi est-ce qu'on aurait besoin de lui pour traiter une telle question ? C'est évident qu'il faut permettre à une poignée d'élus de continuer à s'unir avec leurs Cydylaïns ; je l'ai déjà dit, c'est une question vitale !
— Oh ? Se pourrait-il que tu aies peur qu'il tombe d'accord avec moi ? ricana une Lida soudain bien mesquine.
Bouche bée, Nakata cultiva l'ambition sourde de lui répondre à brûle-pourpoint, mais n'y parvint pas. Comment allait-il réagir face à cette question épineuse, lui ? Quel parti allait-il embrasser ? Il allait sans dire que son intervention risquait de couper court au débat, parce que Deny Ier en tirerait un profit maximal et se dépêcherait de mettre un terme à leur querelle ; et le dernier Tribun, le Tribun de la Diplomatie, ne permettrait pas qu'on ignore sa Majesté aussi éhontément.
Toutefois, rien ne pouvait garantir qu'il ne tomberait pas d'accord avec l'épéiste solaire ; elle était prête à prendre un risque démesuré simplement dans l'optique éventuelle de voir toute la verve de son rival connaître un subit coup d'arrêt.
Il allait s'en offusquer quand la porte du bureau de Deny Ier s'ouvrit effectivement ; l'apparition dans son encadrement de la silhouette que tous attendaient ou redoutaient attira sur le visage du Monarque un sourire divin, et ce dernier sembla soudain à nouveau grandir, dans son fauteuil jusqu'alors bien écrasant mis en comparaison avec sa frêle corpulence. Nakata blêmit à vue d'œil tandis que Lida jubilait, puérile comme rarement ; ses débats houleux avec son ancien amant avaient tendance à la renvoyer en enfance.
— J'interromps quelque chose ? s'étonna le nouvel arrivant.
Il pénétra dans la pièce d'un pas décidé, les perles sertissant ses cheveux s'agitant et tintant délicatement. Ses vêtements frémirent, ne parvenant pas à masquer l'existence de son infirmité.
Son bras droit lui manquait.
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