Chapitre 114

Au cœur de l'Esplanade :
Lida, Nakata, Akis, Rolan, Silvia, Emilia, Charles Delistel, et L'Oracle.

A l'entrée de l'Esplanade :
Andrek, Amara, Kurl, Laley, Satin, Malir, Erik, Jade, Sora, Istios, les subordonnés d'Aiz, les subordonnés de Vivel et d'Amilista.

***

Les ténèbres commencèrent à se répandre.

Rolan, Silvia, Lida et Akis furent les premiers à prendre leurs jambes à leur cou ; la survie restait leur ultime priorité. Ils pourraient encore réfléchir à une possible solution pour outrepasser le talent d'indestructibilité dont leur ennemi était dorénavant pourvu plus tard, s'ils parvenaient à rester en un seul morceau, s'ils avaient encore l'opportunité de lui tenir tête... Ils ne seraient en aucun cas capables de le tenir en échec s'ils se contentaient de laisser la panique les submerger, et les ripostes de l'Oracle les happer successivement pour les briser comme autant d'agneaux indolents. Emilia, à son tour, commença à plonger pour s'éloigner précipitamment de leur ennemi, en constatant que l'ensemble de ses pairs semblaient avoir pris la mesure du danger imminent qu'incarnait leur illustre ennemi.

Elle se figea néanmoins, en constatant qu'un homme, seul, insensé, restait au contact de l'Oracle, bravait la menace pourtant bien concrète que faisait planer sur lui ce déferlement obscur et vorace.

Nakata.

Il tendit son poing droit vers l'arrière, cachant ainsi derrière sa propre intégrité l'épée dégotée par Charles ; puis il endura dans une succession de hurlements intolérables le terrible déchaînement qui vint glisser sur sa peau. Des nuées d'aiguilles tricotaient sa chair ; des marteaux lui fracassaient les os ; des ongles raclaient sa gorge, ses yeux, tandis que le néant l'enveloppait. L'espace d'un instant, il ressentit tout ce qui avait poussé Dixan à l'évanouissement lorsque son bras avait été avalé par cette magie occulte, et plus encore ; car sa peau à lui se reformait, car ses os se ressoudaient, car ses muscles se restauraient, mais pas sans, au passage, causer autant de signaux contradictoires qui, trompant ses nerfs, le condamnaient à redoubler d'ardeur dans ses hurlements.

Ce spectacle éreintant se prolongea pendant une simple poignée de secondes, qui lui semblèrent n'être rien de plus qu'une éternité ; et quand il sentit enfin le calme ressurgir, quand son regard se planta à nouveau dans celui de l'Oracle, le Saint Homme, déboussolé, les yeux exorbités sous le coup de la surprise, constata qu'il souriait à pleines dents.

Sa régénération surpassait cet infâme vortex d'oblitération.

Son épée fusa, préservée de tout ce chaos grâce à l'abri que son propre corps avait projeté derrière lui ; elle percuta l'Oracle en plein front sans réussir à faire couler la moindre goutte de son sang, mais en le contraignant toutefois à esquisser un geste vers l'arrière. Et les cordes vocales à nouveau pimpantes du commandant ne manquèrent pas de porter des clameurs encourageantes à l'attention de ses camarades du moment.

— Il ne peut pas me broyer ! Et s'il maintient son indestructibilité, il ne peut pas voler mon pouvoir ! On peut encore gagner, parce qu'il peut encore perdre !

Son intelligence semblait confiner à la folie ; mais derrière ces propos prononcés à la hâte triomphait une vérité que tout un chacun fut en mesure de comprendre. Puisque son pouvoir de vol était en vérité un pouvoir d'assimilation, il allait sans dire que l'Oracle devrait se passer de son talent passif pour réussir à dérober sa capacité à l'un de ses adversaires, Nakata y compris. Or, s'il s'y résignait... il serait à nouveau possible de l'atteindre, de le blesser. De l'abattre, en somme.

A contrario, s'il décidait finalement, forcé et contraint, de ne plus voler le moindre de leurs pouvoirs et de les tuer l'un après l'autre... Il se heurterait à une difficulté insurmontable.

Il ne disposait d'aucune arme susceptible de terrasser l'épéiste solaire. Malgré l'agonie qu'il aurait à endurer à chaque fois que ses blessures se résorberaient, Nakata demeurerait là, droit, vigoureux, vaillant, prêt à en découdre.

C'était un cul-de-sac.

En prenant acte de tout cela, Emilia fondit dans le sol et se rua jusqu'à son vieil ami pour lui prêter main forte ; Silvia et Lida furent à peine moins réactives, et Akis s'apprêtait à leur emboîter le pas quand Rolan l'attrapa par la manche, et l'en empêcha.

La gueule démesurée de la thérianthrope surgit alors de sous les pieds de l'Oracle ; il usa d'une onde de choc pour se rejeter vers l'arrière, le souffle court, l'air hagard, préoccupé. Il venait d'entrapercevoir l'absurde insanité qu'abritait l'esprit déraisonnable de Nakata, et cette observation l'avait troublé.

Pire encore, elle l'avait effrayé. Pour la première fois depuis des siècles, il avait ressenti un sentiment qu'il aurait, dans d'autres circonstances, moqué et jugé humiliant. Il avait eu peur.

Et les sueurs froides qu'il couvait ne s'amenuisaient pas alors que le sourire victorieux que son adversaire affichait avec toute sa désinvolture croissait, encore et encore.

Il était prêt à endurer un martyre susceptible de le briser mentalement si cela pouvait lui permettre d'obtenir la moindre chance de le tenir en échec.

— Enfoiré ! éructa soudain l'Oracle, véhément.

Il tendit le bras en direction du commandant ; les débris qui se trouvaient tout autour de lui s'élevèrent, se brisèrent, fondirent vers lui comme une nuée d'échardes. Nakata, imperturbable, se contenta d'ouvrir les bras, de les accueillir sans chercher à se préserver d'aucune façon. Là encore, le spectacle horrifiant que ce geste invraisemblable occasionna glaça le sang de la totalité de ses alliés ; mais le blond, en dépit de ses hurlements d'agonie, des gerbes de sang, demeura droit, hardi, héroïque...

Demeura combatif.

— Comment oses-tu ?!

Il glissa au sol, s'immobilisa enfin ; il fit apparaître une boule de feu dans chacune de ses mains, les expédia en direction du bretteur qui, cette fois-ci, se mit en mouvement... mais seulement pour se ruer droit vers l'Oracle, au nez et à la barbe des projectiles qui le percutèrent de plein fouet, l'enveloppèrent, firent fondre et dégouliner sa chair. Un rugissement plus tard, il se portait à la hauteur du prophète et tentait de le pourfendre du fil de sa lame, d'un geste oblique particulièrement incisif. La lame fondit avant d'atteindre la peau de son ennemi ; mais à l'expression déboussolée que ce dernier afficha, tout un chacun eut le loisir de songer, l'espace d'un instant, qu'il avait réussi à faire mouche.

S'il n'avait aucune chance, dans les faits, de remporter ce combat, il en était un autre qu'il avait pris le parti de dominer, superbe et présomptueux à la fois. Le combat psychologique. L'ascendant qu'il venait de s'arroger pouvait passer pour futile, en cela qu'il ne l'aiderait pas à pourfendre l'Oracle, à lui porter un coup fatal... mais il s'avérerait déterminant, tôt ou tard.

Parce qu'il venait d'incarner, aux yeux de ce Saint Homme, une menace à propos de laquelle il n'aurait jamais eu l'humilité de cauchemarder. Celle qu'il puisse exister, à Balhaan, un individu susceptible de se déclarer son égal. Celle qu'il avait trop attendu... et que les générations successives de guerriers aient finalement accouché d'un bretteur disposant des qualités requises pour le terrasser.

Avec un beuglement enragé, l'Oracle généra une onde de choc si fougueuse que toutes les vitres des bâtiments proches volèrent en éclats ; deux façades supplémentaires s'effondrèrent, des débris en tout genre furent projetés à une vitesse aberrante, et Nakata lui-même fut soufflé par ce déferlement d'une violence prodigieuse, inouïe. Lida, Silvia, Emilia, demeurées jusqu'alors à l'écart, durent se recroqueviller sur leurs appuis pour ne pas endurer le même sort ; et lorsqu'enfin cette détonation se calma, elles constatèrent que l'Orphelin, qui avait fini sa course en s'encastrant dans un mur, venait de sauter sur ses pieds et s'en retournait à l'assaut de leur malfaisant antagoniste, un sourire carnassier vissé sur le visage.

Il n'eut toutefois pas le besoin de réaliser tout le chemin pour remettre le couvert ; car l'Oracle lui-même l'imita, se rua dans sa direction en poussant des rugissements frénétiques, en dégageant une chaleur insoutenable, en dévorant de son regard le seul, l'unique homme susceptible de le tenir en échec. D'annihiler des siècles d'une patience impassible, à côtoyer des êtres qu'il avait plus volontiers assimilés à des bêtes qu'à ses égaux, à donner le change pour leur faire croire qu'il était tantôt un vieillard plus lucide que la moyenne, tantôt un jeune homme fringant et miséricordieux.

Il n'était rien de tout cela ; et c'était animé de son égocentrisme trop longtemps refoulé, de sa haine et de sa vanité qu'il cueillit Nakata d'un coup de poing en plein abdomen, au moment où il se rencontraient enfin.

Le souffle coupé, le chevalier solaire fut rabattu au sol comme s'il n'avait été rien de plus qu'un bambin ; son ennemi, au-dessus de lui, répandit une nuée de ténèbres qu'il brava en grognant. Il profita de l'accalmie qui s'en suivit pour frapper l'Oracle d'un coup de pied en plein genou ; mais le corps du Saint Homme, indestructible, ne bougea pas d'un iota. Au contraire, même : il répandit une nouvelle vague de ces ombres rampantes qui engloutirent le commandant, menacèrent de ne laisser de son corps qu'un amas de chair informe, grotesque. Cette fois, le blond entreprit de se redresser ; mais il ne put pas le faire longtemps, dans la mesure où son adversaire apposa sur son crâne ses deux mains, et le plaqua au sol d'une onde de choc pernicieuse, venue du haut.

Ces mêmes mains se mirent finalement à rougeoyer ; en lieu et place de l'obscurité insatiable et de ces impacts violents qu'il générait depuis le début de la confrontation, ce fut par le biais d'un véritable torrent de flammes qu'il engloutit Nakata. Les hurlements endoloris de ce dernier fendirent le cœur de Silvia, qui s'apprêta à intercéder en sa faveur... mais se figea en constatant qu'elle était loin, très loin de pouvoir y prétendre.

Parce qu'une autre avait pris les devants.

Épée au poing, le regard haineux, Lida n'avait pas attendu si longtemps pour se mettre en mouvement. Constatant le calvaire que Nakata s'échinait à endurer pour entretenir leurs espoirs, pour leur permettre d'y croire encore un peu, incapable de se contenter de demeurer là, les bras ballants, pendant qu'il voyait son corps fondre à petits bouts pour mieux se reformer, elle s'était élancée dans leur direction, bien décidée à mettre un terme au moins momentané à ses souffrances.

Elle parvint dans le dos de l'Oracle, arma un coup d'estoc, visa entre les deux omoplates, frappa ; sa lame fusa, siffla, sa pointe rencontra la peau du Saint Homme... et la perfora, la déchira, glissa entre ses muscles, ses organes, ses os pour mieux ressortir au niveau de son torse, dans une gerbe de sang étincelante. 

Le regard abasourdi de l'Oracle glissa du corps meurtris de Nakata tandis que son torrent de flammes s'évanouissait soudain ; d'abord sur le sabre qui venait de le pourfendre littéralement, puis sur deux individus qui, à une vingtaine de mètres de là, conservaient braqués sur lui leurs regards quiets, déterminés, peinés. Condescendants.

Rolan.
Akis.

— Tu... bredouilla-t-il péniblement, du sang écumant au bord de ses lèvres.

Il était trop intelligent pour que sa rancœur et son amertume ne parviennent à altérer définitivement ses pensées. Il comprit alors soudain que le pouvoir d'Akis n'était pas de copier les talents des autres Cydystari...

Mais bien de les dérober subrepticement.

Le mensonge qu'avaient bâti Dixan et Nakata à l'occasion de la bataille de Kalk Azon prenait fin. Et l'Oracle prenait douloureusement conscience du fait qu'ils l'avaient dupé, en même temps que l'armée du Royaume de Kale.

Le natif d'Aville, en constatant soudain que leur magistrale adversaire le couvait d'un regard haineux, ne put s'empêcher de fermer les yeux.

C'était fini. En dépit de toute la hargne qui pouvait bien l'habiter... l'Oracle avait perdu.

Une onde de choc prodigieuse, une nouvelle, eut lieu avec le prophète pour épicentre ; Lida et Nakata furent projetés à plusieurs mètres de là, soufflés comme deux pantins désarticulés, et l'Oracle tituba un instant avant de se jeter dans la direction d'Akis et de Rolan au pas de course. Il éructait, hurlait, jurait, crachait, ses doigts recourbés comme des griffes, ses mâchoires contractées, ses yeux injectés de sang ; il ignorait la blessure pourtant mortelle que lui avait infligée la désormais vulnérable Indestructible, fondait sur Akis avec l'ambition assumée de le mettre en pièces, et de s'accaparer ce pouvoir inestimable, celui-là même sur lequel il aurait dû jeter son dévolu en tout premier lieu.

Celui qui, sans l'ombre d'un doute, lui aurait octroyé la victoire.

Son comportement était trop erratique, ses pensées trop anarchiques pour lui permettre d'être encore attentif à son environnement. Il ne songeait même plus à utiliser l'une des incalculables facultés qu'il avait volées à toute une nuée de combattants formidables au fil des âges ; il ignora ainsi les deux rangées de dents effilées qui s'extirpèrent du sol, de part et d'autre de sa personne... et qui se refermèrent sur son corps dans un claquement sec. Et dans une gerbe de sang, une nouvelle, plus impressionnante encore que la précédente.

Ce ne fut qu'à cet instant que Silvia détourna le regard, et qu'elle lâcha le pommeau de l'arme qu'elle avait précautionneusement tenu jusqu'alors.

La bataille était terminée.

La guerre était terminée.


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