Chapitre 11


La crête rocailleuse qui les porta jusqu'au sommet d'une petite colline fut l'ultime obstacle à séparer leurs yeux de la forteresse du Pic Zygos. Après que leurs montures eurent puisé dans leurs dernières forces pour les emmener jusqu'au point le plus haut de ce sentier étroit, lequel serpentait entre les arbustes et les rochers, la Huitième Brigade Royale de Balhaan s'autorisa une halte de quelques minutes. Akis, qui fut le dernier à atteindre le faîte de ce promontoire, figea sa monture aux côtés de celles d'Andrek et de Sora pour balader son regard incrédule sur l'édifice qui, du haut de ses siècles d'histoire, le contemplait avec flegme et indifférence.

Au pied d'une falaise titanesque s'étalait un château qui, en comparaison, avait tout pour paraître ridicule. Pourtant, ce bâtiment tout de pierres bâti devait être suffisamment vaste pour accueillir en son sein la moitié des maisonnées d'Aville. Le donjon principal et son pinacle s'élevaient haut, bien plus que le misérable clocher du petit village niché dans les forêts ; en outre, il était nettement plus large. A sa base, l'édifice s'aplatissait diantrement, rendant l'aspect extérieur de ce chef d'œuvre d'architecture grotesque, car assurément disproportionnel. Autour de cette forteresse couraient des plaines, vestiges de jardins et de terrains d'entraînement, sur plus d'une cinquantaine de mètres ; d'autres bâtiments, nettement plus chétifs, prenaient racine dans ce simulacre de cour. Enfin, des remparts avaient été montés tout autour de ce groupement de constructions militaires, de façon à courir en arc de cercle. Ils s'écrasaient contre la falaise, ultime mur d'enceinte protecteur, de part et d'autre de cette intimidante citadelle.

Pourtant, du point de vue d'Akis, quelque chose dénotait encore plus singulièrement avec ce château que la montagne gargantuesque qui l'écrasait de toute son ombre. Étaient-ce les troupeaux de moutons qui paissaient paisiblement, et qui jetaient sur eux leurs regards lointains ? Étaient-ce les poulets qui couraient, à l'abri des murailles, et qu'il devinait caquetants ? Peut-être était-ce plutôt le lierre qui s'était répandu sur la majeure partie des murs, invasif au possible ? Ou simplement le fait que la plupart des bâtiments sur lesquels il était susceptible de poser son regard semblaient être laissés à l'abandon ? Constatant probablement son désarroi sceptique, Sora ne manqua pas de lui glisser de menues informations susceptibles de l'éclaircir quelque peu, et d'ainsi chasser son hébètement.

— La forteresse du Pic Zygos est, selon les légendes, la plus ancienne d'entre toutes. Elle servait de point de frontière entre les Royaumes de Balhaan et de Kale, il y a de cela plus de mille ans... Bien avant la création des Brigades Royales, en fait. Ce que tu vois, tout autour du donjon, c'étaient des baraquements, des étables, des entrepôts... La plupart d'entre eux sont laissés à l'abandon la majeure partie de l'année.

— Ils ne sont occupés que lorsque les habitants de Lupinova font le trajet pour nous apporter des provisions ou des matières premières, compléta Andrek en opinant du chef. Même la muraille ne nous sert plus à rien... Il y a longtemps que plus aucun soldat de Kale n'a cherché à nous envahir par cette route. Trop dangereuse pour des armées de grande ampleur, qui n'arriveraient pas à se nourrir convenablement pendant le périple, ou qui risqueraient, par leur poids, de provoquer des éboulements aux passages les plus fébriles de la montagne.

— En parlant d'éboulements, s'interposa Amara en pointant du doigt l'un des pans de l'enceinte qui s'achevait contre la falaise, on dirait qu'on va encore avoir du boulot de déblayage devant nous.

En plissant les yeux, Akis put remarquer que de gros rochers semblaient être tombés des hauteurs tout droit sur ladite enceinte, la pulvérisant par endroits. Il frissonna, en imaginant qu'une telle chute pourrait bien se réitérer sur le donjon principal lorsqu'il s'y serait tranquillement assoupi, au hasard d'une nuit de grand froid. Allait-il finir sa vie prématurément, sous les caprices de ce Pic inhospitalier ? Il déglutit, sans doute trop bruyamment ; Malir, taquin, se rapprocha de lui dans son dos et lui susurra quelques paroles qui ne manquèrent pas de le faire frissonner, sincèrement pris par surprise et effarouché.

— Ne fais pas trop de bruit, quand tu dors la nuit. On dit que la Mort elle-même prend les sons pour une injure, sur le Pic Zygos... Combien d'apprentis trop bruyants a-t-on pu retrouver sous des éboulements, ces dernières années !

— Tiens ta langue, serpent, le sermonna Silvia sèchement. Je ne crois pas que Rolan et les autres t'aient intimidé le jour de ton arrivée.

— Ne l'écoute pas, abonda Lani en souriant à Akis avec autant de bienveillance que possible. On a parfaitement identifié la zone à risques. Regarde, on peut observer le décrochement sensible au sommet de la falaise, d'ici.

Il se sentit légèrement ragaillardi en constatant que Lani semblait dire la vérité : une trentaine de mètres au-dessus de la muraille, la falaise était fendue et une gigantesque strie courait jusqu'à son sommet, bien plus haut. Quelques rochers, poussières à l'échelle du Pic, y reposaient paresseusement. Sans doute ne fallait-il pas grand-chose pour les faire basculer dans le vide... Une bourrasque un petit peu trop impétueuse, ou bien un mouvement de la montagne elle-même pouvaient aisément se charger de les déloger de leur lit, et de les envoyer dégringoler jusqu'à l'enceinte protectrice de la forteresse de la Huitième Brigade.

En outre, il avait tressaillit lorsque Silvia s'était rappelée à sa mémoire en admonestant vertement Malir. Cette grande dame, toujours droite et fière, disposait d'un charisme globalement assimilable à celui de Lida. Elle avait néanmoins l'air plus méfiante et moins taciturne : là où la commandante avait naturellement l'air de se tenir à distance de ses compagnons de route, Silvia lui avait bien davantage donné l'impression de le jauger. Elle ne cherchait pas nécessairement à le mettre à l'épreuve... Plutôt à s'assurer qu'il ne représenterait pas un boulet une fois confronté à une situation périlleuse. En somme, elle l'intimidait de par le regard qu'elle portait sur lui : et comme il avait déjà eu beaucoup à faire rien que pour se concentrer sur la route et pour tenter d'ignorer les douleurs qui lui grignotaient le bas du dos, il avait instinctivement choisi de la jouer profil bas, au cours des derniers jours écoulés.

— Vous disserterez une fois arrivés à la forteresse. La nuit ne devrait plus tarder, et nous devons encore installer Akis, fit remarquer Lida en reprenant la route.

Le petit cortège ne manqua pas de la suivre au pas ; et, après quelques dizaines de mètres à progresser cahin-caha droit vers la muraille, qui s'éventrait en son milieu en épousant grossièrement la forme d'une porte cochère qu'on avait dégondée depuis belle lurette, ils firent finalement face à deux silhouettes qui les attendaient de pied ferme, sourires aux lèvres. Quelques mots furent échangés, véritablement anecdotiques, avant que l'attention de ces deux inconnus ne soit finalement portée sur Akis. Rolan se chargea de réaliser les présentations ; Akis descendit de sa monture d'un air mal assuré et, une fois au sol, se dirigea vers les derniers apprentis de la Huitième pour leur serrer la main.

— Satin, Nilly, voici Akis, notre nouvelle recrue. Akis, voilà Satin et Nilly.

— Heureux de te rencontrer, Akis, l'accueillit Satin avec bonhomie.

— J'ai hâte de travailler avec toi, rajouta sobrement Nilly.

Elle avait l'air d'une guerrière svelte et habile ; les deux épées courtes qui pendaient sur sa hanche droite renforçaient cette allure preste. Satin, de son côté, n'avait étonnamment pas l'air armé. De surcroît, des lunettes rondes pendaient sur le bout de son nez, lui conférant bien davantage une allure d'érudit. Ses longs cheveux noués en une queue de cheval assez désordonnés n'allaient assurément pas lui permettre de se fondre dans la masse des soldats qui l'encadraient ; en outre, il était incontestablement celui dont le physique se rapprochait le plus de celui d'Akis... Il semblait fin, presque malingre.

Akis, qui ne faisait que bien peu de cas des apparences, se focalisa plutôt sur le sourire bienveillant que Satin lui offrait spontanément : il avait l'air d'être à peu près normal, à l'instar d'Andrek et de Sora, et le rouquin d'Aville se surprit à penser qu'il allait peut-être avoir plus d'amis ici qu'il n'en avait jamais eu dans le village de son enfance. Pas vraiment ému, ayant toujours préféré la proximité d'un petit nombre d'individus sur lesquels il était en mesure de s'appuyer en toute confiance plutôt que sur de nombreuses connaissances avec lesquelles il n'avait jamais pris la peine de se lier outre-mesure, il prit bonne note de cette expression sympathique que son vis-à-vis placide affichait ouvertement et se tourna vers Lida, qui reprit de sa voix sèche afin de leur distribuer une volée de directives.

— Andrek, Jade et Malir, occupez-vous des chevaux. Amara, Keylan, vous rangez le matériel. Satin, Nilly, rentrez les moutons et les poules pour la nuit. Erik, tu fais visiter la forteresse à Akis. Les autres, préparez le repas.

Tous opinèrent du chef, bien qu'avec une conviction fluctuante ; Akis lorgna du côté d'Andrek, de Jade et de Malir tandis qu'ils s'éloignaient en discutant joyeusement lorsqu'Erik, toujours aussi paternaliste, vint se planter à ses côtés. Dans leurs dos, Satin tendait à Lida une enveloppe qui portait le sceau de l'Oracle ; bien loin de se douter que leur escale à la forteresse du Pic Zygos serait de courte durée, Erik se chargea donc d'entraîner son nouveau camarade à l'intérieur de l'enceinte protectrice de cette bâtisse gargantuesque, vers le sommet de laquelle Akis jeta une œillade inquiète. Avec la falaise qui surplombait le donjon principal, donjon qui les dominait eux-mêmes de plusieurs dizaines de mètres, il y avait de quoi se sentir ridicule...

— Ne t'en fais pas. C'est toujours impressionnant la première fois, mais après quelques jours, tu n'y prêteras plus vraiment attention. Viens. Laissons tomber les autres bâtiments pour l'instant : le mieux, ce serait déjà que tu puisses t'orienter seul au sein du donjon ! Je vais te montrer ta chambre.

Ainsi Akis pénétrait-il dans son nouveau foyer ; une nouvelle vie s'offrait à lui, dépaysante et grandiose...

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