Au cœur de l'Esplanade :
Lida, Nakata, Akis, Rolan, Silvia, Emilia, Charles Delistel, et L'Oracle.

Aux abords des murailles :
Dixan, Aiz, Vivel et Amilista.

A l'entrée de l'Esplanade :
Andrek, Amara, Kurl, Laley, Satin, Malir, Erik, Jade, Sora, Istios, les subordonnés d'Aiz, les subordonnés de Vivel et d'Amilista.

A l'extérieur de Corgenna :
Mezagar et Ajima.

***

Le sentiment désagréable qui pulsait le long de son front lui avait été étranger pendant de trop nombreuses années pour qu'elle ne parvienne à l'ignorer avec toute la splendeur qu'elle aurait dû afficher. Il était comme la piqûre de rappel doucereuse de ce qu'elle avait eu à traverser suite aux combats du Pic Zygos, où elle avait bien failli rendre l'âme prématurément... Son pouvoir n'était jamais qu'une composante de son être, qu'on pouvait réussir à lui ôter. Contre lequel il était possible d'agir. D'un revers de la main fébrile, elle évacua le sang qui menaçait de couler jusqu'à ses yeux et entreprit de se redresser, le tout sous le regard rieur d'un Oracle plus prétentieux que jamais. Il ne se donna même pas le mal de continuer à lutter contre eux ; il les abandonna plutôt à leur désarroi partagé, suffisant, trop satisfait de constater qu'ils prenaient enfin la mesure de sa toute-puissance.

Les choses demeurèrent en suspend pendant encore quelques secondes ; quelques secondes au cours desquelles les principaux combattants du côté de Lida continuèrent à échanger des œillades rongées par l'anxiété. Ils venaient tout juste d'être privés de l'une des plus formidables combattantes de leur bord... Et ils prenaient douloureusement acte de cet état de fait, qui rendait périclitantes leurs chances de victoire. Leurs chances de survie, aussi. 

— C'est impossible, bredouilla Charles, le premier.

Le général était abattu. Comme il était le seul des combattants présents censés tenir tête à l'Oracle à ne pas être doté de pouvoir, la perspective de voir leur opposant doté de l'invincibilité de la commandante par-dessus le marché rendait toute possibilité de lui tenir tête absolument vertigineuse. Devaient-ils capituler sans plus attendre ? Compte tenu de ce qu'il avait montré de sa psyché jusqu'à présent, le père de Jade songea un bref instant qu'il accepterait peut-être de leur laisser la vie sauve, si les autres Cydystari consentaient à le laisser s'emparer de leurs facultés. N'était-ce pas une perspective satisfaisante, à défaut d'être réjouissante ? S'ils s'entêtaient dans une posture défiante, voire hostile, il allait sans dire qu'il ne leur laisserait pas la chance de survivre à cette nuit sinistre. Il tâcherait de les annihiler pour éviter qu'ils ne cultivent l'ambition insensée, un jour ou l'autre, de lui planter un couteau dans le dos. Même s'il serait en mesure de se régénérer, d'endurer n'importe quelle blessure physique sans avoir à en souffrir, même s'il pourrait lire dans leurs pensées, brûler d'un feu insoutenable, contrôler l'énergie cinétique de son propre corps... 

Il serait de toute façon omnipotent, s'il parvenait à ses fins.

Le général s'apprêtait ainsi à marmonner quelques paroles infamantes lorsque Nakata, le premier, s'échina à repartir à l'assaut. L'épéiste blond fondit sur l'Oracle comme un oiseau de proie ; armé de ses seuls poings, il voulut le rosser d'un direct en plein front, mais ne parvint à l'atteindre. Au contraire, le Saint individu se pencha brutalement pour laisser le coup le frôler. Il gloussa tout en déposant sa main droite sur l'abdomen du combattant immortel, et déchira l'air dans une explosion sourde. Soufflé par l'énergie que déploya cet assaut impétueux, l'épéiste solaire fut projeté vers l'arrière et percuta le sol à maintes reprises avant d'enfin réussir à s'immobiliser ; et Silvia prit sa place, tâchant de gratifier l'Oracle d'un coup d'épaule dont elle seule avait le secret.

Il n'en fit que peu de cas, attrapant l'atmosphère et balayant la charge de la combattante furibonde sur sa droite ; elle aussi fut condamnée à l'effleurer sans jamais l'atteindre. Emilia, enfin, plongea dans le sol et en ressortit sous la forme d'un gigantesque crocodile, dont la gueule tenta de s'emparer de son ennemi afin de le broyer. Il prit son envol en bondissant sur des gravats qui s'élevèrent sans plus attendre, ne prenant pas le risque de se faire engloutir par l'Orpheline thérianthrope. Il ne demeura néanmoins pas perché là-haut bien longtemps : Akis se permit d'emprunter son pouvoir à Kurl une seconde durant, juste pour expédier vers les pieds de leur opposant une bulle d'air compressée à haute allure. L'agrégat rocheux sur lequel l'Oracle se tenait vola en éclats, et il retomba jusqu'au sol, où il se réceptionna avec l'habileté d'un chat.

— Pourquoi... Vous devriez arrêter, marmonna Charles sans conviction.

— Minute... Quelque chose cloche, releva Rolan après un long instant de réflexion. 

Il avait eu besoin de se débarrasser de son désarroi avant de cultiver une pensée aboutie. Il allait sans dire que la blessure dont souffrait Lida ne survenait pas de nulle part : elle avait été privée de son talent inestimable, probablement à l'avantage de l'Oracle. Dans ce cas, pourquoi s'échinait-il à esquiver la moindre de leurs offensives ? N'aurait-il pas pu se contenter de les défaire moralement en les endurant frontalement sans montrer le moindre signe de faiblesse ? C'est ce qu'aurait été tentée de faire sa commandante, après tout ; et il l'avait tant et tant vue à l'œuvre pour comprendre instinctivement qu'ils tenaient peut-être là les clés de leur succès. Il ne manqua pas de l'exprimer promptement, en attirant dès lors sur lui le regard assassin de leur prestigieux ennemi.

— Il ne peut pas encore utiliser le pouvoir de Lida ! S'il le pouvait, il l'aurait fait ! Jusqu'à présent, il n'a jamais utilisé plus de deux pouvoirs simultanément : un actif, et un passif, comme avec les pantins de bois... Si je ne me trompe pas, son pouvoir de vol est un pouvoir d'assimilation ! Ce qui signifie...

— Que le temps que son corps parvienne à assimiler le pouvoir de Lida, on a notre chance ! rugit Nakata en revenant à la charge, plus vigoureux que jamais.

Le blond se pencha pour rattraper un caillou au cours de sa charge ; il l'expédia vers son opposant, qui le balaya d'un geste de la main horizontal, et en profita pour se glisser à son contact. Ses deux premiers coups de poing furent déviés par l'expertise et l'habileté de son vis-à-vis ; il manqua de l'atteindre en plein front, mais l'Oracle parvint, juste avant qu'il ne fasse mouche, à attraper l'atmosphère pour projeter Nakata dans les airs. Emilia tenta d'agir à son tour ; elle bondit dans le dos de l'Oracle, tâcha de le percuter d'un coup de queue horizontal. Compte tenu du fait que ça n'était pas la première fois qu'elle optait pour un tel assaut, l'adversaire parvint à l'anticiper ; il se pencha pour l'éviter... Mais s'exposa de ce fait à la charge frontale d'une Silvia lancée à vive allure. Il étendit ses bras sur ses flans, généra une onde de choc aérienne qui souffla les deux guerrières et souleva tout autour de lui un épais nuage de poussière. Il entreprit de reprendre son souffle... jusqu'au moment où une silhouette surgit du voile opaque qui régnait céans.

Son regard capta momentanément celui d'Akis ; un Akis qui agissait mécaniquement, dont l'air hagard retranscrivait avec force justesse le sentiment d'incertitude aigu qui contribuait à le déboussoler.

Un Akis qui ne manqua pas, malgré tout, de se jeter à son contact pour cueillir son visage d'un coup de poing renforcé par les écailles du Chevalier-Tortue.

L'Oracle sentit très distinctement les phalanges solidifiées s'inviter contre sa joue gauche ; l'impact virulent brisa sa pommette et sans doute plusieurs de ses dents avant de l'envoyer promener à quelques mètres de là, vers la façade d'une bâtisse fébrile contre laquelle il s'effondra. Un filet de sang épais s'écoula de ses gencives, et il entreprit de le cracher tout en se redressant, chancelant ; Akis déglutit pendant que Nakata, qui s'étonnait à fort bon endroit de le voir si aventureux, l'obligeait à fournir une explication à sa charge impromptue.

— Akis ! Tu devais rester en retrait...

— Si Rolan dit vrai, alors on n'a pas une seconde à perdre ! Et puis... Je ne veux pas vous laisser courir tous les risques ! 

Des arguments sensés, à mille lieues de son hébétement du début des combats ; il avait commencé à mûrir, et rien ni personne ne pourrait jamais nier ce constat élogieux. Il y avait toutefois une autre donnée fondamentale qui le contraignait à prendre ainsi les devants.

S'ils échouaient, il serait immanquablement privé de ses pouvoirs, à son tour.

Or, ils étaient tout ce qui le raccrochait encore à Oscar. Et à Sylas, qui s'était chargé de mener la Cérémonie à terme. Et à Lani, à Merogor, à Salomon et à Sidoni, à Nilly et à Keylan, dans les traces desquels il marchait, qui étaient morts au nom de sa survie à lui, de gré ou de force.

Il n'avait pas, plus le droit de demeurer en retrait.

—  Si t'es prêt à tout, alors... ricana Nakata en se plantant à ses côtés.

Emilia, Silvia, Lida elle-même ne manquèrent pas de se rapprocher des deux combattants pour venir leur tenir compagnie ; à quelques pas de là, l'Oracle, horripilé de constater un tel regain d'énergie de la part de ses adversaires qu'il avait bien pensé pouvoir terrasser aisément quelques secondes plus tôt, secoua la tête afin d'extérioriser son agacement. Il allait devoir continuer à lutter, malgré son évidente supériorité... Et la vanité de ses opposants ne manquait pas de le décevoir au plus haut point, comme il ne manqua pas de le leur signifier avec aigreur.

— Quelle mauvaise blague. J'attendais de la part des commandants un tant soit peu de sens critique. Continuer une bataille perdue par avance... quelle hérésie. La capitulation n'est pas une honte, quand elle se fait face à un être qui nous transcende sur tous les points.

— La vie n'est jamais qu'une bataille perdue par avance, ricana Nakata en retour. Mais là maintenant, j'ai surtout envie de te savater la gueule.

L'Oracle se renfrogna ; Akis et ses pairs s'apprêtèrent à s'en retourner à l'assaut.

Ils ne savaient pas combien de temps ils avaient devant eux... mais ils allaient faire tout leur possible pour apporter une conclusion à ce combat avant que l'inexorable n'ait lieu.