Chapitre 1

— C'est ce village-là ? T'en es sûr ?

— Absolument sûr. Regarde... On dirait un escargot. Et là, juste à côté du clocher, c'est la forge où Gary s'était fait offrir une nouvelle épée.

Erik émit un léger sifflement d'admiration, tout juste perceptible. Ce n'était pas la première fois que la mémoire phénoménale de Rolan le bluffait, pour sûr ; depuis plus de vingt ans, ils sillonnaient le pays en long, en large et en travers. Ce type de situation s'était ainsi répété à moult reprises... Pour autant, l'étonnement demeurait constant, en cela que quelques détails suffisaient à son vieux compère pour se remémorer des souvenirs anciens de plusieurs années, voire d'une généreuse décennie. C'était là une prouesse dont il était parfaitement incapable...

Il leur restait encore une bonne paire d'heures de marche avant d'arriver au village qu'ils toisaient depuis une colline environnante. Il se prénommait Aville, et ne devait pas comporter plus de trois cent âmes. En somme, un hameau comme il en existait une pléthore d'autres, au sein du Royaume de Balhaan... Dans leur dos, les autres membres de la Huitième Brigade Royale de Balhaan profitaient de cette pause pour se restaurer. Les plus jeunes éléments, à l'instar du petit nouveau Sora ou du provocateur Keylan, s'en étaient allés chercher de la viande séchée dans les paquetages que leurs chevaux transportaient. Les autres, les plus aguerris, comme le taciturne Sylas ou leur commandante Lida, se contentaient de quelques gorgées d'une eau fraîche et pure, récoltée dans un ruisseau à quelques encablures de là.

C'était une lente perambulation qui les avait menés jusqu'à ce hameau sans histoire, où ils n'étaient pas censés trouver grand-chose d'attrayant. Cependant, leur compagnie était accoutumée à ces périples de longue haleine, réalisés au travers des forêts les plus denses et des montagnes les plus escarpées du Royaume. Comme toutes les Brigades Royales, la Huitième était effectivement chargée de la sécurité intérieure et extérieure du pays ; en somme, lorsque les garnisons locales ne suffisaient plus, on les appelait à la rescousse. Les dix unités que formaient les Brigades étaient composées de soldats d'élite, triés sur le volet et soumis à un rythme de vie intense, exigeant. Les cent membres officiels de ces Brigades étaient donc des combattants émérites et des athlètes confirmés ; quant aux apprentis qui suivaient leurs traces en essayant de leur succéder, ils avaient tout intérêt, eux aussi, à faire leurs preuves quotidiennement.

— Encore cinq minutes de pause, fit Lida d'un ton monocorde, et on se remet en route. Jade, tu monteras sur mon cheval.

— Quoi ? Non, je peux encore... commença à protester la principale intéressée, piquée dans son orgueil.

Andrek l'interrompit, en posant une main bienveillante sur son épaule de façon à la rappeler à l'ordre. La Huitième Brigade Royale de Balhaan ne comportait en tout et pour tout que quatre apprentis ; deux d'entre eux étaient restés à la Forteresse du Pic Zygos, le campement militaire que la Huitième occupait en temps normal, afin de l'entretenir, et les deux autres, Andrek et Jade, avaient été chargés d'accompagner les dix membres officiels sur le terrain au cours de ce long et éreintant voyage. Andrek y était habitué ; ce jeune homme solidement bâti avait récemment célébré son vingt-huitième anniversaire, et avait passé l'intégralité de la décennie écoulée au service de cette formidable unité d'élite. Petit à petit, il s'était fait une raison : il considérait qu'il ne deviendrait jamais un membre de cette équipe à part entière... mais cela ne signifiait pas qu'il était aussi inexpérimenté que les autres apprentis. Tout au contraire, il utilisait son expérience dense pour les guider aimablement, comme un grand frère généreux et bienveillant aurait été tenté de le faire ; les voir réussir, c'était tout ce qui lui offrait du bonheur au jour le jour.

Jade, en revanche, était la petite nouvelle de la bande. Âgée de seulement dix-sept ans, encore mal assurée malgré l'air déterminé que sa frimousse affichait généralement, sa silhouette athlétique témoignait d'un passé particulièrement sportif. Pour cause : elle était la fille d'un général célèbre, lequel l'avait élevée épée au poing en prévision d'une vie à régner sur les garnisons des plus belles villes de Balhaan. Elle avait finalement attiré l'attention des Brigades Royales, et on avait envoyé la Huitième la recruter... Depuis six mois, elle accompagnait ce prestigieux contingent dans la plupart de ses déplacements ; et, Lida l'avait pertinemment remarqué, elle peinait encore à suivre le rythme qu'ils lui imposaient bien malgré eux.

Elle le vivait avec d'autant plus d'amertume qu'un membre officiel de la Huitième Brigade, Sora, n'était âgé que d'un an de plus qu'elle. Le comble de l'ironie, c'était que les muscles du jeune homme étaient assurément moins développés que ceux de la demoiselle, qui l'avait toujours défait à chaque fois qu'elle l'avait provoqué à un bras de fer ; elle ne comprenait donc pas qu'elle fasse encore les frais d'un tel traitement de faveur, qu'elle jugeait humiliant, lors même que ce rival capricieusement désigné était traité comme l'égal des autres membres de la Brigade.

Ceux qui complétaient cette équipe pétrie de talent, Silvia, Malir, Keylan, Amara et Lani, avaient presque tous entre vingt-cinq et trente ans. Ils avaient fait leur entrée dans la Brigade depuis plusieurs années, comme de coutume : en règle générale, les nouveaux apprentis étaient approchés avant leur vingtième anniversaire. Ils n'étaient pas sélectionnés au hasard, d'ailleurs : c'était précisément pour cette raison qu'on leur avait imposé un détour jusqu'au hameau de Aville, où nul membre de la Huitième autre que Rolan et Erik ne s'était aventuré jusqu'à présent. Après eux, la doyenne était Lida ; et elle avait été recrutée quatorze ans plus tôt... Soit peu ou prou cinq ans après leur dernier passage en date à Aville.

— Bon dieu, il est vraiment temps que je file en retraite, grommela Erik dans un souffle après avoir pris conscience de cette vertigineuse vérité.

— Ah ! Tu dis ça depuis cinq ans, fit un Rolan taquin en retour.

— Et ça fait cinq ans que je dégringole dans le classement. C'est loin de mettre mon autocritique en doute, m'est avis...

Le classement des Brigades comparait les compétences de ses membres, au sens large. En somme, tout était traité : force, vitesse, endurance, agilité, esprit critique, sang-froid... et même le pouvoir de chaque combattant, crucial compte tenu du fait que c'était cette spécificité qui permettait à Balhaan de demeurer un Royaume paisible. Ainsi, si Erik avait, à son apogée, été considéré trente-deuxième meilleur membre des Brigades Royales de Balhaan, il n'était à ce jour plus que le soixante-et-unième. Une lente descente, très progressive, qui s'expliquait à au moins deux égards : d'une part, ses propres compétences s'émoussaient au fil des ans, sa vieillesse encore toute relative du haut de ses quarante-quatre ans abimant progressivement son corps, et d'autre part, celles des nouvelles générations se faisaient à chaque fois plus féroces. Ainsi Sylas, pourtant de plus de quinze ans son cadet, s'était-il imposé comme plus le habile épéiste de la Huitième Brigade au nez et à la barbe de son ancien formateur ; une fierté pour Erik, bien plus qu'un camouflet, mais de celles qui lui rappelaient cuisamment qu'il avait fait son temps.

— Alors quoi ? Tu vas faire comme ce vieux Gary ? Attendre qu'un apprenti soit mûr et tancer l'Oracle pour qu'il lui cède ta place ?

Si Erik haussa les épaules d'un air nonchalant, il se retint de répondre qu'il y avait effectivement pensé. L'Oracle était à la fois celui qui réalisait le classement des membres des Brigades, année après année, et celui qui choisissait d'ordonner la promotion des apprentis lorsque ceux-ci étaient prêts à prendre la place de l'un de leurs aînés. A condition, bien évidemment, que l'une de ces places soit laissée vacante... Les talents extralucides de l'Oracle ne forçaient la main de personne : on vouait le plus grand respect, à Balhaan, aux membres vieillissants des Brigades Royales qui avaient choisi de sacrifier leur vie au nom du bien commun. 

Pour autant, la vie frugale et exténuante que ces membres s'imposaient afin de rendre honneur à leur devoir et à la grandeur de ceux qui les avaient précédé à cette tâche suffisaient généralement à pousser gentiment ceux qui avaient fait leur temps en direction de la sortie ; et c'était ainsi que Gary, l'un de leurs aînés, le dernier à les avoir accompagnés en sa qualité de membre de la Huitième Brigade, avait fini par tirer sa révérence. Il n'avait pas fait cela gratuitement, néanmoins : il s'était assuré de laisser derrière lui un fameux soldat, prometteur comme pas deux, en la personne de Sora ; puis il avait demandé une villa en bord de mer en échange de ses longues années de service, caprice qui avait été satisfait par le Roi en personne. Depuis, il y coulait des jours paisibles...

— En tout cas, j'aimerais bien que tu attendes deux ou trois ans, pour que je puisse aussi partir sereinement. Pour l'instant, ils sont trop jeunes. Ils ont besoin de nous.

— Tu parles ! Ils ont besoin de toi, sans doute. Je n'ai plus rien à leur apprendre, moi. Ils sont déjà quatre à m'avoir dépassé dans le classement... et avec la manière. J'ai toujours été un combattant ; dès lors que ma lame s'érode, je perds de ma superbe, c'est ainsi.

— Vous êtes trop humble, Erik. Votre savoir peut servir notre cause de bien des façons, fit Silvia d'une voix calme en s'approchant de ses deux aînés d'un pas gracieux.

Un bouclier massif couvrait l'entièreté de son dos, mais elle se déplaçait envers et contre tout avec une certaine fluidité que beaucoup de dames des villes auraient pu lui envier. Sa bonne éducation n'y était pas pour rien : de la même manière que Jade, elle avait effectivement vu le jour au sein d'une famille noble... mais on ne la prédestinait pas du tout, au cours de son enfance, à une carrière militaire aussi prestigieuse. Pour autant, son talent était indéniable : elle faisait précisément partie de ceux qui, malgré leur jeune âge, avaient su dépasser Erik par le seul biais de leurs qualités martiales.

Face aux compliments de cette jeune guerrière pondérée, l'autoproclamé vieil homme soupira ; son collègue, à ses côtés, arbora un sourire resplendissant et profita de cette perche que Silvia lui tendait pour lui infliger le coup de grâce.

— Si même les jeunes le disent... Ils sont comme des enfants ! Ils ont besoin d'un vieux couple pour leur montrer la voie.

— Plutôt me jeter du haut du Pic Zygos que de te tenir la main, Rolan, répliqua Erik en mimant une nausée.

Son vieux camarade s'esclaffa bruyamment tandis qu'Erik s'en retournait auprès de sa monture. Silvia, de son côté, se mit à balader son regard placide sur les chaumières qui peuplaient l'horizon, recroquevillées précieusement autour d'une église vieillotte et tout de bois bâtie. Elle plissa les paupières, l'espace d'un instant ; puis elle sembla capituler et fit volte-face, non sans maugréer à voix basse :

— Je ne sais pas où vous voyez un escargot, Rolan... C'est peut-être vous qui devriez prendre votre retraite.

— Aïe, Silvia ! Ne piétine pas mon ego aussi sévèrement, je t'en conjure !

Elle esquissa un sourire pudique, mais s'en tint là tandis qu'il éclatait d'un nouveau rire franc. Ils étaient des compagnons d'infortune, des collègues de travail plus que de véritables amis ; de la même manière qu'une famille, ils ne s'étaient pas choisis. C'était pour cela que l'analogie familiale était, aux yeux de Rolan, particulièrement parlante : malgré tous leurs caractères très distincts, ils faisaient de leur mieux, tous ensemble, pour constituer un groupe soudé et complice. Jade était une jeune gamine bruyante et courageuse, qui voulait prouver à tout un chacun qu'elle valait autant qu'un autre ; Andrek était un homme fait, probablement un brin trop désabusé, mais de bon conseil et doux comme le soleil ; Lida était une commandante respectée, une combattante formidable, une femme aussi silencieuse et tranchante que la lame qu'elle brandissait ; Keylan était un être plus froid, plus provocateur, mais de ceux qui ne baissaient jamais les bras et faisaient toujours de leur mieux. Toutes leurs différences les amenaient à combattre de concert... Et cela, ils le faisaient plutôt bien.

— Les cinq minutes sont écoulées, annonça Lida en se redressant calmement. Allons chercher notre nouvelle recrue, maintenant.

C'était leur dernière escale avant leur retour à la Forteresse du Pic Zygos ; ils n'allaient pas s'éterniser dans le coin trop longuement. 

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