Chapitre 5

Le Mundii Circularii est indubitablement l'ouvrage qui a révolutionné toutes les théories magiques et notre conception du monde. Il a permis aux Sorcières d'obtenir deux choses qu'elles désiraient depuis longtemps : le partage de leurs pouvoirs avec leur descendance et l'accès à une compréhension profonde de la magie.

Yuzu remontait la rue d'un pas rapide. Elle se sentait mentalement épuisée après une simple conversation avec Jessica Miller. Sans compter les bains de foule récurrents lorsqu'on marchait dans les rues de Sorreitheia aux heures de pointe.

Cette ville lui prenait toute son énergie.

Elle était partie rapidement de la maison des Miller, évitant les questions gênantes comme : « Mais où est passée Jessica ? »

Elle avait simplement éludé les questionnements du père avant de déclarer que Jessica était maintenant en sécurité et qu'elle devait se reposer. Le temps qu'ils découvrent le pot aux roses, Jessica aurait déjà été sortie du sablier par l'équipe d'Inquisiteurs chargée de veiller sur elle. Yuzu l'avait déposée rapidement dans la maison dans un quatier à la périphérie des Hauteurs où la jeune femme serait logée, blanchie et nourrie pendant l'enquête, avant de repartir vers le Magisterium.

Elle se hâtait. Sa cicatrice la plus proéminente, qui courait de son omoplate gauche au droit, la démangeait. C'était généralement le cas lorsque quelque chose d'important se produisait. Ou lorsqu'un Céleste la surveillait d'un peu trop près.

La seconde option était exclue - elle avait vérifié avec un sort, sondant les alentours. Rien à signaler. Ne restait que la première. Quelque chose était arrivé au Magisterium en son absence.

Pas moyen d'être tranquille plus d'une journée. Une journée gâchée en plus.

Elle avait au moins la satisfaction de s'être débarrassée du problème Jessica. Les Inquisiteurs étaient plus que compétents - rien de tel qu'un assassin pour en empêcher un autre de frapper. De surcroît, avec la petite leçon que Yuzu lui avait offerte, la parrii s'abstiendrait peut-être à l'avenir de la provoquer.

On pouvait toujours rêver.

Le large bâtiment rectangulaire qui faisait office de hall d'entrée du Magisterium était en ébullition quand elle arriva. C'était plutôt bon signe. Lorsque les gens se permettent de courir partout en criant et en paniquant, c'est en général que l'incident est soit fini soit, avec un peu de chance, sous contrôle.

Le calme est toujours plus menaçant que le bruit.

Les pas de Yuzu la firent dépasser le vaste hall d'entrée - qui de l'extérieur ressemblait à un banal immeuble administratif. En vérité, le monument qui abritait le siège du pouvoir de la Reine des Sorcières possédait une superficie bien plus importante que ce que son déguisement ne laissait présager. Le style architectural semblait être un hommage à tous les pays que l'illustre institution avait traversés : le bâtiment de la Bibliothèque était de style byzantin mais dans les jardins, de délicats pavillons japonais accueillaient les visiteurs qui souhaitaient se reposer. Un autre bâtiment possédait des arches dont les piliers étaient délicatement travaillés. Yuzu savait qu'un expert s'attarderait certainement pour commenter les multiples détails mais aujourd'hui, elle n'en avait pas la patience. Elle emprunta une des allées ombragées des jardins extérieurs qui menaient à son domaine.

La Bibliothèque occupait l'entièreté du bâtiment à gauche tandis que les Caves, elles, s'étendaient sous l'ensemble du bâtiment à droite. Les deux institutions s'opposaient même dans leur emplacement. L'administration du Magisterium - ses Invisibles - avait élu résidence au-dessus des Caves, s'appropriant la partie apparente du bâtiment de droite. Au centre des jardins intérieurs, se trouvait la Coupole, là où siégeait le Consiliarerum. On y trouvait également la salle du trône que la Reine utilisait pour les audiences. Et tout au fond, le palais de la Reine semblait présider ce vaste ensemble. Il était encadré de deux dépendances plus petites : à gauche, les Inquisiteurs et à droite un petit temple rond dédié à Levahatein. Les jardins extérieurs - plus communément appelés les jardins privés car ils étaient réservés à l'usage de la Reine et de sa suite - complétaient le tableau. La Reine au centre, les deux bras de son pouvoir sur les côtés qui encerclaient son principal contrepoids : le Consiliarerum.

Tout un symbole.

Des sorcières en émoi s'agitaient dans les couloirs. Yuzu ne prit même pas la peine de leur demander ce qu'il se passait. Elle savait qu'elle n'en tirerait pas grand-chose si ce n'était des rumeurs, des cris et des pleurs. Dans ce genre de situation, elle avait une préférence pour les faits.

Elle arriva enfin devant les portes gigantesques de la Grande Bibliothèque et pila net.

Le désordre était total.

Entre les rayonnages en marbre noir veiné de blanc, des gens criaient, couraient dans tous les sens, s'agitaient ou levaient les bras au ciel comme pour exprimer un désarroi profond.

Sur les marches des escaliers en spirale qui guidaient le visiteur vers les deuxième et troisième étages, des livres traînaient dans des cartons ou même sur les tables, en piles vacillantes et encore pleins de poussière. C'était jour d'arrivage aujourd'hui, des livres normaux, écrits par des sorcières, des Célestes ou même des humains à propos de sujets divers et variés. Les ouvrages étaient rangés par thèmes puis dans chaque section par siècle. Le fonds de la Grande Bibliothèque était trop vaste pour se contenter d'un simple rangement alphabétique.

Mais visiblement aujourd'hui, quelqu'un ou quelque chose avait perturbé la routine bien rodée car rien n'était à sa place.

Petit à petit, les gens commencèrent à remarquer la silhouette rigide qui se tenait à l'entrée, ses cheveux reconnaissables entre mille.

Et le calme se fit.

Le même calme qui se pose, telle une chape de plomb, sur les enfants lorsqu'ils ont été pris la main dans le sac en train de faire une bêtise.

Yuzu détestait le désordre dans son domaine. Rien n'était plus mauvais pour les grimoires.

Les gens arrêtèrent alors de s'agiter partout. Le regard de Yuzu leur intima silencieusement de se remettre au travail tandis qu'un groupe de jeunes personnes s'était rassemblé dans un coin, chuchotant et lui lançant des regards apeurés.

Un groupe de trois personnes surgit soudainement des rayonnages et se précipita vers Yuzu.

Lyusha, Rin et une inconnue.

Lyusha et Rin étaient les deux bras droits de Yuzu à la Bibliothèque. La première était responsable des enquêtes et de la protection grâce à l'entretien de ses divers sortilèges tandis que la deuxième gérait les livres et le maintien de la bibliothèque elle-même à travers les équipes, leurs tâches et autres menus travaux.

- Que s'est-il passé ? les interrogea Yuzu lorsqu'elles arrivèrent devant elles. Toujours très raide dans son manteau noir, elle braquait sur elles un regard impassible.

Mais ce fut l'inconnue qui répondit, s'écriant aussitôt :

- La Reine a été empoisonnée !

- Quel drame, observa platement Yuzu.

L'autre lui dressa un regard offensé, comme si elle n'en revenait pas du calme avec lequel elle prenait la nouvelle.

La prétendue amante de la Reine aurait certainement dû piquer une crise de rage et jeter des livres contre les murs tout en tempêtant contre les défaillances du système de sécurité. Dommage que Yuzu Schwartzen soit plus susceptible de réagir de cette manière en apprenant une pénurie internationale de chocolat que la tentative d'empoisonnement de sa Reine.

- C'est très grave, lui dit-elle, les yeux pleins de reproches.

Le regard qu'elle reçut en retour la pétrifia. Elle bafouilla un instant, s'inclina bien bas et courut rejoindre l'autre groupe.

- On ne court pas dans les bibliothèques, articula Yuzu distinctement.

Tout le monde se figea. L'inconnue s'arrêta et reprit sa route d'un pas très raide. Tout le personnel parut soudain bien occupé mais aussi très respectueux des règles. Après un dernier regard, Yuzu se tourna vers celles qui auraient dû maintenir l'ordre.

Lyusha soupira.

- Merci. Les gens sont devenus fous quand la Reine s'est évanouie.

Yuzu haussa un sourcil.

- Évanouie ?

- Oui, reprit Lyusha à voix basse. Durant le repas de midi. Personne ne sait réellement ce qui s'est passé puis des rumeurs ont commencé à circuler ... Ses gardes auraient trouvé du poison dans le repas. Bref. Démêler le vrai du faux va être compliqué.

Ce qui était précisément le but, pensa Yuzu.

- La Reine ?

- La Reine va bien apparemment, répondit Rin. En tout cas, on s'est empressé de faire savoir qu'elle pourrait bien assister à la séance du Consiliarerum cette nuit ...

Rien d'étonnant. La séance de cette nuit devrait avoir une teneur politique particulière ...

Yuzu reprit le cours de ses pensées là où elle les avait laissé et désigna du menton l'inconnue.

- Qui est-ce ?

- Sainte Aimée Honorine.

- Encore ? s'exclama Yuzu.

La Grande Bibliothèque semblait avoir le chic pour attirer les prénoms exotiques lors de son processus de sélection.

La sélection des apprentis se tenait une fois par an pour les parrii et une fois tous les dix ans pour les veratii. Il est plus aisé de remplacer un parrii qui prend sa retraite à 60 ans et décède à 80 ans qu'un veratii immortel. Une fois inscrit dans le processus, ils entraient alors en tant qu'apprentis à la Grande Bibliothèque . Au terme de la sélection qui se composait de plusieurs épreuves, ils obtenaient alors le grade de bibliothécaire et pouvaient occuper les diverses fonctions sous la responsabilité de la Gardienne des Savoirs.

Yuzu ne faisait pas de discrimination entre parrii et veratii dans ses services. Même pour l'entretien de sorts, elle laissait cela à la discrétion de Lyusha. La puissance n'était pas le seul critère et les membres du personnel travaillaient souvent en équipe, ce qui compensait le manque de pouvoir de certains.

N'existait qu'une seule exception : le service des enquêtes. Bibliothécaires ayant suivi une formation auprès des Inquisiteurs, ils étaient les seuls à pouvoir se mettre en chasse des grimoires.

À force de contenir des sorts puissants et d'ingérer de la magie, les livres des sorcières acquerraient souvent une forme de conscience, fort peu coopérative en dehors de son créateur ou sa créatrice. Les enquêteurs et enquêtrices étaient non seulement chargés de chasser ses livres mais aussi - souvent avec l'aide d'un Inquisiteur - d'exécuter les sorcières contrevenantes. Chacun d'entre eux était soigneusement évalué en fonction de sa capacité avant l'attribution d'une mission et en fonction de la dangerosité du grimoire à affronter. Pour un parrii, face à un pouvoir qu'il ne pouvait tout simplement acquérir, c'était presque du suicide.

Et Yuzu avait pour principe de diriger une bibliothèque, pas un abattoir.

Le même système existait pour les Caves Danaïdiennes, qui collectaient, elles, les objets magiques des sorcières. Là était les trois piliers du Magisterium autour de la Reine : la Gardienne des Savoirs, la Gardienne des Techniques, Felicie Camahalo, et le Grand Maître Inquisiteur, Nathanael.

Les Inquisiteurs avaient un processus de sélection un peu différent qui prenait en compte la rareté des candidats. Yuzu était probablement une des plus jeunes sorcières à avoir été sélectionnée et cela avait relevé plus de l'accident - une farce douteuse en était en réalité à l'origine - que d'autre chose.

Toujours était-il que la sélection des parrii avait commencé cette année ce qui expliquait la foule inhabituelle. Au grand dam de Yuzu.

- Je pense que nous avons eu plus original il y a quelques années.

Un commentaire de Rin. À propos de quoi déjà ? Ah oui. Les prénoms ... Tous les Léandre ne deviennent pas doctorants en littérature pourtant.

- Nous avons eu un Diomède et un Jean-Philippe Auguste ! La même année. Un cru exceptionnel, il faut l'avouer. Les années soixante-dix et les prénoms originaux, soupira avec nostalgie Lyusha.

Diomède. Mais qui ferait cela à son enfant ? Berk.

- Ce ne sont que les inscriptions et je fatigue déjà, marmonna Yuzu.

Elles conversaient en remontant les rayonnages vers le centre de la Bibliothèque où le plafond peint se fondait progressivement en une majestueuse rosace. Le verre laissait entrer la lumière directement sur l'immense plateforme carrée faisant office de quatrième étage. La mezzanine était un îlot de calme pour sa Gardienne. De chacun de ses coins partaient un escalier qui la reliait au reste des étages.

- Votre présence refroidit tout le monde à chaque fois. Vous n'avez pas à vous en faire pour le grabuge, fit remarquer Rin.

- Cela ne l'a pas refroidie, elle, de me donner des leçons, rétorqua froidement Yuzu. Elle était encore énervée du spectacle qu'elle avait trouvé en entrant.

- Elle s'est surtout sentie très offensée que vous n'accréditiez pas la rumeur de votre passion pour notre bien-aimée Reine, ricana Lyusha.

- D'où provient cette rumeur déjà ? soupira Yuzu.

- Sa Majesté est tombée dans le jardin. Vous lui avez offert une main secourable, répondit immédiatement Rin d'un air impassible.

Yuzu lui jeta un regard interloqué.

- C'était il y a huit ans !

- Vous étiez très digne dans l'uniforme noir des Inquisiteurs que vous portiez encore alors. C'était durant votre formation. Vous aviez tout d'une preuse chevaleresse courtisant sa dame, poursuivit-elle avec cet air toujours impénétrable.

Lyusha, elle, avait du mal à se retenir de rire.

- Des témoins affirment même que vous auriez galamment mis un genou à terre et vous lui auriez fait un baise-main.

Yuzu renifla d'un air dédaigneux.

- Elle lui aurait alors passé une rose derrière l'oreille pour admirer le contraste avec la couleur sombre de ses cheveux tout en la complimentant sur la profondeur de ses yeux ... murmura Lyusha, se délectant visiblement de l'agacement de sa supérieure.

- Il est vrai que je suis précisément le genre de personne à faire cela, répliqua Yuzu d'un ton sarcastique.

Désormais, Lyusha souriait franchement alors que le visage de Rin n'exprimait toujours rien. Elle avait toujours été douée pour ne montrer aucune émotion, ronchonna Yuzu, mais au vu des détails qu'elle s'empressait de donner, elle appréciait autant la situation que sa camarade.

- Pourquoi tout le monde tient-il donc tellement à nous mettre ensemble ? soupira-t-elle.

- C'est la seule rumeur qui vous humanise, répondit doucement Rin.

Yuzu fronça le nez.

- C'est vrai, insista l'autre. Vous préférez peut-être entendre que vous crachez des flammes, que vos yeux lancent des lasers et que vous mangez des chatons rôtis au petit-déjeuner ?

- Les apprentis doivent avoir des journées bien mornes pour inventer de telles sornettes ...

- Les chatons, cela date du jour où vous avez kidnappé celui du secrétaire des finances pour faire des expériences magiques dessus. Vous vouliez changer son poil de couleur je crois ... Votre rire était vraiment diabolique, fit platement remarquer Lyusha.

La couleur vert pastel avait pourtant été charmante sur le chaton et le secrétaire avait finalement été ravi de l'incident.

Un troisième soupir.

- Cela doit bien faire rire au Consiliarerum ...

- Certaines prennent les rumeurs au sérieux.

- Pas assez ... si je crachais vraiment des flammes, Lizbetta me laisserait peut-être en paix, grommela Yuzu.

Toutes les trois atteignirent enfin l'escalier qui montait à la mezzanine.

- Des incidents aujourd'hui ? s'enquit Yuzu en grimpant sur la première marche.

Les deux autres suivirent.

- Rien de grave, répondit Rin. Des apprentis maladroits qui ne rangent pas les grimoires à leur place ...

- J'ai remarqué que certains sorts du côté des Archives faiblissaient, enchaîna Lyusha.

Yuzu pivota brusquement.

- Lesquels ?

Il n'y avait qu'une partie de la Bibliothèque que l'on appelait les Archives. Elles se trouvaient tout au fond, derrière des grilles en fer forgé. Des fleurs et des arabesques égayaient joliment le tout mais si on y regardait à deux fois, le forgeron avait également mis des crânes. Cette partie possédait une ambiance plus sinistre, dûe aussi à un moindre nombre de fenêtres et donc une luminosité plus basse.

On évitait de déranger les Archives. Les grimoires les plus dangereux y étaient rangés.

C'était aussi la seule partie qu'un sort aussi particulier protégeait : un sort du temps. Tout ce qui se passait dans cette partie était automatiquement annulé à la sortie. Même la mort. Un sort complexe que la Gardienne des Savoirs surveillait tout particulièrement.

Yuzu s'était rapidement dirigée vers les archives suivie de ses deux comparses après la déclaration de Lyusha. L'affaiblissement d'un sort aussi puissant et ancien n'était jamais anodin.

Elle regardait à travers la grille, scrutant la pénombre.

- Que faisais-tu dans ce coin là ? demanda-t-elle à Lyusha, inquisitrice. Tu n'étais pas censée travailler sur les derniers arrivages ?

- Si mais j'ai entendu du bruit. Avec des apprentis dans tous les coins, j'avais peur que l'un d'entre eux ne se soit perdu. Lorsque je suis allée voir, il n'y avait personne mais j'ai cru sentir que le sort faiblissait, d'où ma vigilance.

Yuzu acquiesça.

- Reculez-vous un peu.

Les deux autres obéirent. Et Yuzu retira prudemment ses lunettes. Ce qu'elle voyait désormais n'était pas accessible à tous, pour ne pas dire que le nombre de personnes l'ayant vu depuis la naissance des Sorcières se comptaient sur les doigts d'une main ... Les fils de pouvoir formant les sorts s'emmêlaient devant ses yeux, tissant un motif complexe. 

L'Ether. 

Selon le Mundii Circularii, le livre de Shuvi Arkelaravi, la plus grande chercheuse de la magie ayant existé et qui, avec cette seule parution, avait révolutionné tout ce qu'on croyait savoir sur le monde ... l'Éther était la dimension du pouvoir.

La facette de la réalité où s'emmagasinait la magie.

Yuzu approcha la main et caressa doucement les filaments. Tout paraissait normal ... mais elle ne pouvait faire d'examen approfondi devant Lyusha et Rin. Cela nécessitait d'ouvrir un peu plus la porte de son don et certains risques n'étaient pas à négliger ... sans compter que Yuzu gardait jalousement ses secrets dans la jungle du Magisterium où tout un chacun n'était finalement qu'un outil jetable.

- Alors ? demanda Rin.

Yuzu ne répondit pas tout de suite.

- Je reviendrai plus tard pour confirmer mais il ne semble rien y avoir d'alarmant.

Un mensonge. La Gardienne venait de repérer dans l'Éther une trace magique qui n'appartenait à aucune des personnes autorisées à pénétrer ici. Un intrus.

Elle remit délicatement ses lunettes en place, méditative.

- Je repasserai plus tard, oui ... souffla-t-elle.

Elles étaient maintenant revenues au niveau de l'escalier de la mezzanine. Le trajet s'était fait en silence, chacune ayant des choses à penser.

- Vous allez vous préparer pour assister à la séance du Consiliarerum cette nuit ? l'interrogea soudainement Lyusha.

Yuzu lui lança un regard indéchiffrable.

- Oui. Mélainaka m'a explicitement ordonné d'y aller et avec la sélection des apprentis qui commence, autant repérer un peu les clans qui pousseront leurs parrii ...

- Il y aura probablement du grabuge, commenta l'autre.

- Certainement. Mais à quelle séance exactement n'y en a-t-il pas ?

Lyusha eut un petit sourire.

- Vous ne venez pas toutes les deux ?

Lyusha et Rin étaient Mar Bani dans leurs clans. Avec chacune leur propre affiliation, elles étaient éligibles à participer aux séances en accompagnant leur Shawilum.

- Moi non. J'ai regardé l'ordre du jour et je suis sûre de n'avoir rien à dire dessus, maugréa Rin. Ce sont des manœuvres politiques uniquement pour gagner en influence. Les factions Azura et Arkeydievnieya n'ont probablement rien de mieux à faire que de comparer leur influence mais parfois, je me dis que me réinscrire sur les listes électorales humaines serait plus utile ...

Il est vrai que la politique sorcière se renouvelait assez peu. C'en était presque étonnant la manière dont on arrivait à déblatérer sur les mêmes sujets qu'il y a des siècles et à inventer de nouvelles manœuvres pour se mettre des bâtons dans les roues, songea Yuzu.

- Lyusha ?

- Sans façon. Demain est mon jour de repos et j'ai quelque chose de prévu cette nuit.

Ah. L'idylle de Lyusha et d'un Inquisiteur avait récemment fait scandale. Bien moins parce qu'il était évident que c'était purement sexuel que parce qu'on l'avait soupçonnée d'espionner et de fournir des informations sensibles à la maîtresse de la Bibliothèque Abyssale.

Comme si j'avais besoin de ça pour mettre mon nez sur des informations sensibles... Les rumeurs sont si peu cohérentes entre elles. Si j'ai déjà les confidences sur l'oreiller de Mélainaka, pourquoi aurais-je besoin de celles de l'Inquisiteur de Lyusha ? Tssss.

Arrivée en haut de l'escalier, Yuzu balaya d'un regard son domaine. Le personnel s'affairait dans les rayonnages, dépoussiérant, rangeant et s'assurant que tout était bien à sa place.

Tout semblait rentrer dans l'ordre.

- Il faut que je me change avant la séance, finit-elle par déclarer.

Elle se retourna vers la petite table stratégiquement placée pour qu'un rayon de soleil tombe sur la chaise.

- Ce sont les derniers rapports sur les grimoires dangereux que nous avons réussi à localiser ?

Elle prit la pile de papiers et fit rapidement défiler les pages comme pour en mesurer le contenu.

Le cycle était sans fin. La Grande Bibliothèque collectait les livres les plus dangereux et ceux qui contenaient les sorts les plus puissants mais les Sorcières possédaient ce savoir dans leur tête. Elles en réécrivaient d'autres, inventaient d'autres sorts encore plus mortels, transmettaient leurs connaissances... Et il fallait à nouveau agir avant que tout cela ne tombe entre de mauvaises mains.

Le problème n'était pas les sacrifices humains. C'était la menace Céleste si les sorcières se faisaient trop remarquer. Une guerre est très - trop - vite arrivée et avec elle, son lot de sacrifiés.

- Je les lirai avant la séance.

Le ton de Yuzu était neutre et la seule réponse qui vint fut celle de Lyusha - un hochement de tête.

Yuzu traversa alors la mezzanine d'un pas vif, la pile de papiers dans les mains. Elle emprunta une longue passerelle qui traversait toute la Bibliothèque et atteignit une porte située en haut du mur. Elle l'ouvrit et s'engouffra dans un petit couloir. Les combles du bâtiment avaient été aménagés sous le règne de la Quatrième Reine et recelaient de lieux forts utiles. Adossée à la Bibliothèque se trouvait un appartement composé d'un salon, une chambre et une salle de bain. Les quartiers de la Gardienne les jours où le travail s'entasse.

Yuzu passa dans la salle de bain et se changea rapidement.

Elle enfila un pantalon noir un peu bouffant resserré à mi-mollet, puis une longue tunique à manches courtes qui descendait jusqu'à ses cuisses. Elle enfila par-dessus une cape dont les manches s'arrêtaient à ses coudes et dont le tissu de la partie inférieure était transparent. Une capuche complétait le tout.

Elle se fit rapidement un chignon sur le haut du crâne duquel elle laissait pendre des mèches qu'elle regroupa en une tresse épaisse au bout de laquelle elle attacha un voile et quatre longues fines chaines en argent, hommage à sa formation d'Inquisitrice. Elle resterait pieds nus.

Son accoutrement ne serait pas le plus excentrique ce soir. Les sorcières étaient de vieilles choses qui méprisaient peut-être l'humanité et n'aimaient pas envisager leurs propres faiblesses mais elles restaient attachées à une partie de leurs origines. Leur époque par exemple. Les séances du Consiliarerum étaient toujours l'occasion pour les démonstrations en tout genre.

Yuzu reposa sa brosse à cheveux et se regarda dans le miroir.

Sa tunique laissait plus à découvert le haut de sa poitrine et les multiples cicatrices qui parcouraient son corps, épargnant simplement son visage et ses mains, étaient plus visibles.

Son pantalon laissait aussi apparaître aux regards curieux son « infirmité », comme l'avait nommé Jessica.

La jambe droite de Yuzu était un étrange et repoussant mélange d'os et de muscles dénudés et de parties métalliques qui lui tenaient lieu de prothèse.

Impossible à deviner tant qu'on ne l'a pas sous les yeux.

Le plus saisissant restait sans doute cette vision d'un pied dont seuls deux orteils, le pouce et l'auriculaire, étaient encore de chair, le reste, simple simulacre métallique.

Une biofusion. 

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