Chapitre 18

Elle n'avait pas grand-chose pour elle quand on la voyait pour la première fois. Mais lorsque vous croisiez ses yeux, vous compreniez la stature et la présence de la femme devant vous. Et quand elle déployait son pouvoir ... elle mettait le monde à genoux. La Mangeuse de Vie était une Reine parfaite car elle a été le tyran qu'il a fallu aux Sorcières pour renoncer à la guerre et imposer la paix.

Le cadavre finissait de se dissoudre, des particules noires s'envolant doucement dans les airs. C'était beau. Mais Yuzu n'avait pas vraiment le temps de s'attarder pour contempler le spectacle - peu importait combien il était jouissif.

Elle s'arracha à sa fascination et sa béatitude pour se précipiter vers la porte qu'elle ouvrit un mouvement brusque, fit un pas dehors et ... se figea. Son visage revêtit sa classique expression impassible.

Un cercle de silhouettes noires lui faisait face, l'épée ou le pistolet brandit dans sa direction.

Des Inquisiteurs.

Yuzu ramena ses bras derrière son dos et se fit raide comme un piquet planté par un militaire.

- Mesdames, Messieurs. Que puis-je pour vous ?

Ses mots flottèrent un moment dans le couloir alors que tous la dévisageaient, sur leurs grades.

Un homme s'avança d'un pas. Nathanael.

- L'accueil est un loin de nos habitudes, Gardienne des Savoirs, mais il reflète aussi l'anormalité de la situation. La Reine Mélainaka vous a mandé. Vous nous suivez ?

Les lèvres de Yuzu esquissèrent un sourire lisse et dépourvu de chaleur. Ses muscles étaient si contractés que sa jambe gauche lui était encore plus douloureuse que d'habitude. Ses cicatrices la démangeaient terriblement.

- Quelle courtoisie. Ouvrez la voie, je vous en prie.

Nathanael lui répondit d'un léger signe de tête avant de se retourner et de prendre les devants. Yuzu fixait obstinément le milieu de son dos, le regard droit et les épaules rejetées en arrière. Avec le cercle d'Inquisiteurs qui l'encadraient, on aurait autant pu la croire criminelle que trésor à protéger.

Le bruit de leurs pas se réverbaient dans les couloirs déserts. Direction la salle du trône n'est-ce pas ? soupira intérieurement Yuzu. Les Inquisiteurs n'avaient pas été plus menaçants que d'habitude dans la mesure où ceux-ci étaient toujours menaçants. Au détail près qu'il s'agissait de l'élite du groupe, Yuzu aurait presque pu croire que tout se passerait bien.

Ils arrivèrent finalement devant les deux grandes portes ornées qui gardaient la salle du trône. Elles s'ouvrirent, majestueuses, sur une foule de sorcières, toutes vêtues de tenues des quatre coins du monde. Une foule bigarrée séparée en deux pour laisser un chemin vers le trône où était assise la Reine.

À ses pieds, le visage en sang sous la menace des épées des Inquisiteurs, était agenouillée Lyusha, cheveux emmêlés qui couvraient ses yeux pour ne pas regarder la Reine triomphante.

Mélainaka, elle, regardait Yuzu droit dans les yeux. Elle lui sourit froidement et se leva.

La foule s'inclina.

Nathanael s'écarta et fit un geste pour inciter Yuzu à entrer.

Celle-ci s'avança jusqu'au niveau de Lyusha et inclina la tête pour saluer la Reine.

Le silence était pesant et tous les yeux étaient braqués sur les deux seules protagonistes qui comptaient.

- Je t'ai confié une histoire bien épineuse Gardienne.

La voix de Mélainaka était aussi mélodieuse que d'habitude et contenait une touche d'accent réjouie de celle qui a toutes les cartes en main.

- Heureusement que tu es toujours aussi diligente qu'à ton habitude. On aurait pu croire que tu m'avais trahie en protégeant ta subordonnée non ?

Yuzu releva la tête et ses yeux affrontèrent directement ceux de la Reine dans sa robe couleur champagne doré. Le vitrail derrière le trône laissait entrer le soleil et lui donnait une aura lumineuse. Ses yeux marrons ne reflétaient pas la moindre pitié eux.

- Je vous ai aujourd'hui réuni, non pas en Consiliarerum, mais à la manière d'une cour car ce sujet concerne tout le monde. La sorcière Lyusha - qui a pourtant servi le Consiliarerum depuis ses débuts ou presque - a trahi. Elle a protégé un renégat, lui a appris des sorts interdits, a financé ses recherches et a fomenté un complot pour nous monter contre les Célestes. Je me suis sentie trahie moi aussi par cette vieille alliée et pour cela je demande démonstration de loyauté de la part de mon peuple.

Implicitement, Mélainaka demandait à tous les clans de reconnaître que les remous qui avaient agité le Magisterium cette semaine ne seraient imputés qu'à une seule personne : Lyusha. Les bruissements d'étoffes couplés aux chuchotements emplissaient la salle mais soudainement, comme à l'annonce d'un signal invisible, toute la cour se tut et s'inclina profondément, à genoux.

Ne restait debout que les Inquisiteurs qui surveillaient Lyusha.

Et Yuzu. Le regard toujours planté dans celui de Mélainaka.

À cette réponse, la Reine sourit d'un air mauvais mais entendu. Évidemment que la Gardienne des Savoirs ne s'abaisserait pas à cela. Mais aujourd'hui ça n'avait pas d'importance car elle gagnerait quand même.

- Yuzu.

Sa voix résonna dans la salle et l'assemblée, toujours à genoux, frissonna à cause de la puissance qu'elle recelait.

- Tu ne m'as pas dit ce que Matelson cherchait ? Tu ne m'as pas transmis ses recherches et pire elles ont été détruites dans des circonstances que toi seule dépeint comme indépendantes de ta volonté. Et Lyusha était ton bras droit et ton amie.

Toujours aucune réponse mais la colonne vertébrale de la Gardienne semblait faite d'une barre de métal des plus rigides et ses yeux étaient grands ouverts de colère.

- Au vu de la situation ... tu comprendras que je m'interroge. Si les Inquisiteurs n'avaient pas saisi Lyusha dans sa fuite au sein même du Magisterium, m'aurais-tu rapporté sa tête ou son corps aurait-il aussi été détruit dans des circonstances indépendantes de ta volonté ? M'aurais-tu tout dit de la conversation que tu as eu avec Lyusha dans son bureau ?

La voix se faisait de plus en plus doucereuse et le piège se refermait délicatement sur les appâts.

Yuzu ne répondit pas. Aucune réponse ne satisferait la Reine. L'assemblée attendait le sang car au fond les sorcières n'étaient que cela : des voyageuses éternelles avides de sang et de vengeance dont la mort les avait privées.

- Tu n'as rien à me dire, Yuzu Li D.D. Schwartzen?

Yuzu rejeta ses épaules en arrière et attendit. Mélainaka éclata de rire.

- Je te demande de montrer ta loyauté, Gardienne.

Elle pointa du doigt Lyusha :

- Tue la.

Et le monde sembla s'arrêter un instant, suspendu à cet ordre. L'assemblée cessa de respirer derrière Yuzu.

Lyusha était ta subordonnée.

Ton bras droit.

C'était aussi ton amie.

Tu la connais bien.

Je montre au monde que tu ne peux pas les protéger de moi.

Au final, tu es une arme entre mes mains que je braque sur qui je souhaite.

Une Inquisitrice. Ma subordonnée.

Le bruit de quelqu'un qui se relève brutalement, qui se débat furieusement .. Yuzu se retourna pour croiser le regard épouvanté de Rin, détenue par trois Inquisiteurs. Ses yeux semblaient hurler quelque chose. Yuzu ferma les yeux et secoua la tête en dénégation. Rin s'affaissa entre les Inquisiteurs, vaincue.

Quelle qu'ait été cette demande, je ne peux pas.

Yuzu se tourna à nouveau vers Mélainaka qui observait calmement toute la scène. Elle fit un pas en avant et posa la main sur le katana accroché dans son dos, soudain visible de tous.

Les Inquisiteurs se raidirent.

- Je t'ai dit de la tuer, murmura Mélainaka. Vas-tu me désobéir ?

- Je suis une créature égoïste.

- Je pense qu'après aujourd'hui, plus personne n'en doutera.

- Je suis une créature égoïste, reprit plus fortement Yuzu. Mais je n'oublie pas. Jamais.

Leurs regards s'affrontèrent un moment.

Puis Yuzu fit volte face et s'approcha de Lyusha.

Elle avait la lèvre fendue, un œil au beurre noire et de vilaines brûlures sur les bras, certainement d'origine magique. Ses poignets étaient menottés par des chaînes qui empêchaient toute utilisation de la magie. Ses cheveux emmêlés pendaient tristement de part et d'autre de son visage mais dans ses yeux, on discernait encore une lueur de rébellion.

Yuzu tendit doucement les doigts et caressa ses cheveux d'un geste doux. Lyusha eut un petit sourire triste et résigné. Elle leva ses poignets pour saisir la main de celle qu'elle avait considéré comme sa Shawilum et lui embrassa le bout des doigts.

- Cela a été mon honneur, souffla-t-elle.

Yuzu retira sa main et lui adressa un sourire amer.

Lyusha se releva alors pour lui faire face. Elle ne daigna même pas jeter un regard à celle qui avait ordonné son exécution.

La main qu'elle venait tout juste d'embrasser se posa sur la tsuka, la garde du katana.

Yuzu dégaina d'un coup sec et sans laisser le temps à quiconque de reprendre son souffle, transperça le cœur de Lyusha, l'accueillant contre elle de son autre bras tandis qu'elle agonisait, agitée de soubresauts. Après avoir craché une dernière bouffée de sang, le corps de Lyusha s'effondra par terre aux pieds de la Gardienne des Savoirs qui se retourna pour dévisager la Reine.

Elle ne dit rien. Elle attendait, la main serrée autour de son katana.

Mélainaka fit un léger hochement de tête, satisfaite. Elle rassembla ses jupons et descendit les marches qui menaient à son trône. S'arrêtant au niveau de sa Gardienne, elle lui dit finalement :

- De tous, je n'ai jamais douté que tu étais la plus loyale au Magisterium.

Et elle sortit de la salle, grande silhouette dorée et évanescente dans la lumière du jour.

Le brouhaha envahit aussitôt la salle, l'assemblée s'étant révélée pour assister à la macabre exécution. La foule formait deux murs bavards de commentaires méchants qui criblaient la Gardienne des Savoirs de regards moqueurs, assassins et triomphants. Remise à sa juste place. Incapable d'aller au bout. Lizbetta se tenait au milieu, les lèvres recourbées en un sourire victorieux. Ses yeux fixaient Yuzu et elle jubilait intérieurement. Elle se pencha vers sa voisine - la Shawilum El Fhara - avec ostentation et murmura :

- Je ne pensais pas qu'elle le ferait, qu'elle aurait cela en elle. Finalement ce n'est pas plus mal.

Les Inquisiteurs rôdaient encore autour de Yuzu, surveillant sa réaction.

Le bruit de la lame que l'on range dans son fourreau fit taire tout le monde. Yuzu balaya la salle de son regard si particulier et tout le monde sembla se souvenir de la menace.

Elle se pencha alors et prit le corps de Lyusha dans ses bras.

Deux Inquisiteurs s'interposèrent.

Yuzu dévisagea Nathanael avec insistance :

- Mon peuple brûle ses morts.

Et d'un mouvement de tête, elle désigna la biofusion qui lui servait de jambe.

Nathanael hocha la tête et fit signe aux siens de s'écarter.

La tête haute, silhouette noire et menaçante avec les pans de son manteau qui tourbillonnaient derrière elle, Yuzu sortit de la salle le cadavre ensanglanté dans les bras.

Les portes claquèrent.

Et le monde se remit à tourner, inexorablement. 

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