Chapitre 16

Plus la mort d'une Sorcière est violente, plus celle-ci sera puissante.

Les couloirs du Magisterium étaient déserts pour le plus grand soulagement de Yuzu. Le retour avait été un calvaire. Ses vêtements étaient sales à cause de l'explosion et ses tresses n'avaient pas survécu non plus. Ses cheveux emmêlés pendaient informes de chaque côté de son visage. Mais son apparence lui importait moins que la douleur ténue mais persistante dans sa jambe. Elle avait dû mal se réceptionner tout à l'heure ou alors le souffle avait effleuré d'un peu trop près les fines armatures métalliques et les terminaisons nerveuses qui parcouraient la biofusion. Son corps était robuste et Yuzu prenait soin de se garder en bonne condition physique mais la fatigue de ce soir n'aidait pas beaucoup. Elle tourna à gauche dans un couloir plus petit et moins éclairé que l'artère principale pour bifurquer vers la bibliothèque. Ses cicatrices la démangeaient désagréablement. On l'observait. Yuzu s'arrêtait et ses yeux parcoururent lentement le couloir. Une haute silhouette se dessina derrière un pilier. L'ombre se décida à se découvrir et marcha vers Yuzu pour se placer au centre du couloir. Yuzu soupira.

- Shawilum Lizbetta.

La cheffe de clan la toisa de toute sa taille. Elle portait une longue jupe noire et une tunique verte assorties de délicates perles. Ses cheveux étaient ramenés en une haute queue de cheval sur le dessus de son crâne. La moue arrogante qu'elle affichait en disait long sur ce qu'elle pensait de l'accoutrement de Yuzu. Elle la scruta de haut en bas.

- Si vous avez fini votre examen Shawilum Lizbetta, j'aimerais passer, finit par dire Yuzu d'une voix lasse. Je suis pressée.

Lizbetta lui jeta un regard mauvais.

- Non je ne pense pas.

Yuzu pinça ses lèvres.

- Je n'ai guère le temps de jouer à vos petits jeux, Shawilum. Pourriez-vous les laisser pour l'arène du Consiliarerum et me laisser passer maintenant ?

Lizbetta retroussa ses lèvres sur ses dents.

- J'ai dit non ! Ce que vous pouvez vous montrer pénible sous vos dehors de politesse exquise ...

Elle agita un peu la tête ce qui fit voler quelques mèches de sa queue de cheval.

- Je savais que vous n'aviez pas les épaules pour plus que les petites manigances de bas étage, reprit-elle. Vous avez jusqu'ici toujours réussi à vous en tirer avec des tours de passe passe mais lorsqu'une situation sérieuse se présente ... vous n'êtes plus capable de rien.

Yuzu serra les dents. Plus vite cette conversation serait finie, plus vite elle pourrait retourner à ses affaires.

- C'est vous qui avez poussé le Consiliarerum à me confier l'enquête, Shawilum, riposta Yuzu. Vous regrettez ?

La main de Lizbetta s'approcha du visage de Yuzu. Celle-ci rejeta la tête en arrière pour éviter un contact malvenu. Lizbetta laissa retomber sa main le long de son flanc, toisant la Gardienne de tout son mépris.

- Non. Mais vous auriez pu vous contenter d'échouer en silence comme je l'avais prévu plutôt que de tout ruiner comme vous en avez la sale habitude depuis maintenant quatre ans.

- Ruiner ? Mais quoi donc ? rétorqua Yuzu d'une voix mielleuse. À moins que vous ne parliez des petites recherches que votre ami renégat ?

Les lèvres de Lizbetta devinrent exsangues tellement elle les serra fort. Elle regarda Yuzu froidement.

- Faites attention à ce que vous dites, Mar Bar Shalkikku.

- Je fais très attention à ce que je dis, Shawilum. Il n'y aura peut-être pas de preuves à la fin mais vous avez initié cela n'est-ce pas ? La propriété dans laquelle Matelson a mené ses recherches ... n'a-t-elle pas été acheté par votre clan à l'origine ? Devrais-je creuser cette piste ? Sans compter que Bhuvan Mahto ne devrait pas vous être inconnu ? N'avez-vous pas acheté certains de vos grimoires chez lui ?

Lizbetta la regarda comme si elle avait découvert un cafard dans sa soupe.

- Si vous tenez à la survie de votre inspecteur, je vous déconseille de le lancer là dessus, très chère ... Les Célestes seraient peut-être furieux mais cette colère ne permettra de ranimer son cadavre.

Yuzu la toisa.

- Jessica a accouché. Je ne sais pas ce que vous attendiez d'elle ou de son bébé mais vous feriez bien d'arrêter maintenant. Les actions de votre Inquisiteur n'ont pas plu à Valentin. Votre petit chantage avec Aheela ne fonctionnera pas longtemps non plus : aucune loi n'interdit de faire d'un Sans Aile un membre de son clan et de lui confier la protection dudit clan. C'est mal vu mais Aheela est un membre trop respectable du Consiliarerum pour être mise au ban pour ça.

- Si elle se contentait de lui confier la protection de son clan, rétorqua Lizbetta dégoutée, j'aurais moins d'objection. Partager sa couche avec ... ça. Imaginez si elle tombe enceinte ?

- Vos commérages m'intéressent peu. Encore une fois, c'est mal vu mais ce n'est pas interdit. Ne soyez pas sectaire, cela ne vous va pas.

Lizbetta tapa du pied.

- En faites-vous exprès ou la survie et la prospérité de notre espèce vous importent peu ? Vous me sidérez, Gardienne.

- Tout autant que vous, Shawilum, à vrai dire. Je suis littéralement en train de faire le ménage derrière vos bêtises et tout ce que vous trouvez à faire, c'est me livrer vos doléances et vos reproches ?

- Mes bêtises, répéta-t-elle, ulcérée. Vous l'avez aidé à mettre au monde un bébé humain. Cette parrii ... Comment une veratii peut-être s'abaisser à ce point ? Votre vue m'est insupportable. Non seulement vous vous refusez à rejoindre un clan mais en plus, vous estimez les parrii. C'est insupportable, souffla-t-elle.

- Nous ne sommes plus en guerre Shawilum Lizbetta. Les Mar Bar Shalkikku ne sont pas des proies faciles à protéger des Célestes ou de la puissance perdue pour un clan. Quant aux parrii ... Dans votre clan, il y en a aussi non ? Vos descendants. Les descendants de vos enfants. Cela doit être pour cela que vous les détestez autant. Ils continuent à vivre et à faire vivre votre lignée alors que vous, vous avez tout perdu. La vie, vos enfants ... Et votre clan durant la guerre non ?

Lizbetta ouvrit grand les yeux sous le rappel douloureux. Son expression se fit haineuse. La Gardienne des Savoirs représentait tout ce qu'elle détestait et tout ce qu'elle n'avait pas en même temps : la résilience de se tenir debout et d'avancer malgré les humiliations alors qu'elle restait prisonnière du passé. Elle reprit contenance. Ses lèvres dessinèrent un sourire cruel.

- N'oubliez pas votre place. Moi j'ai peut-être tout perdu, mais je me suis relevée plus puissante que jamais. Vous, même la mort a refusé de vous rendre autre chose qu'infirme et scarifiée chuchota-elle.

Yuzu se figea et encaissa l'insulte sans mot dire. Sa respiration était devenue erratique sous le choc. Personne n'avait jusqu' ici été aussi frontale au point d'insinuer la façon dont elle était morte et les cicatrices à vie qu'elle porterait, là la mort redonnait à tant d'autres Sorcières le corps qu'elles avaient toujours eu et même plus.

Lizbetta sourit triomphalement. Elle savait que ce coup là avait porté au moins.

- Quant au reste ... Vos accusations ne sont étayées d'aucune preuve. Vous n'avez même pas les recherches de Matelson. Recherches qu'il n'aurait d'ailleurs jamais pu mener sans l'aide de certains grimoires dans les Archives de la Bibliothèque. Je ne pense pas que Bhuvan Mahto fut d'une si grande aide. Je me demande bien qui a pu laisser ce renégat accéder à notre plus précieux trésors. Il a violé un de nos sanctuaires le plus sacrés sans que vous le sachiez, vous avez un traître dans vos rangs et vous lui courrez après depuis plusieurs jours maintenant. C'est un échec complet. Soyez sûre que je le rapporterai au Consiliarerum. Cette information devrait même suffire pour pousser la Reine à réfléchir à une nouvelle candidate pour le poste de Gardienne des Savoirs non ? ironisa-t-elle.

Et sur ces derniers mots, Lizbetta prit congés, effleurant au passage Yuzu. Celle-ci vacilla sur sa jambe estropiée avant de se remettre d'aplomb. Elle attendit que Lizbetta ait disparu dans le couloir pour se remettre à marcher avec détermination vers la bibliothèque. Ses pas étaient au départ lents et mesurés. Et plus les sentiments fleurissaient dans sa poitrine, plus son pas devenait rapide et saccadé. Elle arriva finalement devant une porte en bois simple, sans fioriture. D'une main, elle saisit la poignée et pénétra à toute volée dans le bureau de Lyusha. Ses yeux étaient grand ouverts et ses tatouages s'enroulaient sur eux-mêmes à toute vitesse.

- L'intrus dans la bibliothèque. Il s'agit bien de Matelson comme je le pensais. Il a utilisé des grimoires interdits pour ses recherches, déclara-t-elle d'une voix sépulcrale.

Lyusha se releva à demi de sa chaise, atterrée.

- Mais comment ...

Yuzu refermait déjà la porte derrière elle, en douceur. Les pans de son manteau tourbillonnaient mais elle semblait pourtant plus calme. Elle inspira profondément.

- Oui comment ?

Elle se retourna pour faire face à Lyusha.

Leurs regards se croisèrent au-dessus du bureau. Toutes les deux attendaient que l'autre fasse le premier pas, prononce la première cette accusation terrifiante.

Yuzu brisa la confrontation la première et se mit à faire les cent pas.

Lyusha reprit la parole d'une voix hésitante :

- Matelson a eu des siècles pour peaufiner sa magie. Peut-être même des millénaires tellement nous sommes peu certaines de son parcours et de son âge. Peut-être a-t-il réussi à trouver un moyen ...

Yuzu s'arrêta et la tourna à nouveau vers elle.

- Non, dit-elle à voix basse.

- Non quoi ?

- Il n'a eu que quelques siècles.

- Comment en être sûr ? objecta l'autre. Il est si doué.

- Il a juste eu un excellent professeur.

Le sourire de Yuzu était mince mais prédateur.

- Excellent professeur, répéta à son tour Lyusha à voix basse.

- Oui. À moins que tu ne te trouves pas excellente en magie ? répliqua Yuzu en haussant un sourcil.

Un silence étonné accueillit sa remarque.

- Je ne suis pas sûre de comprendre, fit Lyusha posément.

- Je suis sûre que tu as très bien compris. Je suis sûre que tu sais depuis le début de cette conversation de quoi il est question. Je suis sûre que tu le savais même depuis plusieurs jours puisque la rumeur de mon ... échec à protéger les archives interdites est parvenue même aux oreilles des Shawilum du Consiliarerum.

Yuzu parlait toujours à voix basse et son regard était planté dans celui de Lyusha.

La tension était palpable désormais. L'accusation terrifiante avait été prononcée et le verdict allait tomber.

- Tu m'as trahie.

Une voix neutre.

Lyusha ouvrit grand les yeux.

- J'ai fait ce qui semblait juste.

Une réplique véhémente.

- Juste ? Juste comment ?

Lyusha carra les épaules.

- Juste tout comme il vous semble juste à vous de faire les choses.

- Tu m'as dit la première que les sorts des Archives se désagrégeaient. Sorts que tu as affaibli. 

- Je ne nierai rien. Ça ne sert plus à rien maintenant non ?

- Lorsque je suis arrivée dans la maison de Matelson, quelque chose me gênait. Quelque chose de familier et pourtant je n'arrivais pas à mettre le doigt dessus. Et puis j'ai repensé à la trace magique que j'avais vu dans les Archives lorsque tu m'avais montré les sorts. Une trace qui n'avait rien à y faire. Mais je me suis dit : non. Cela fait longtemps qu'il n'est plus dans cette maison, ces traces sont vieilles, désagrégées ... Parfois les choses anciennes paraissent se ressembler alors que non. Et puis j'ai réfléchi à ma rencontre avec Matelson. Et j'ai compris.

Les poings serrés, le regard toujours droit, Yuzu déballait tout. C'était une urgence qui devait sortir pour secouer la personne en face, attendre plus que ce « juste », juste quoi ?

Lyusha la regardait effarée.

- Vous ... vous voyez l'Ether.

Yuzu cligna des yeux.

- Là n'est pas la question.

Les mots lui coûtaient. Non, là n'était pas du tout la question.

- Vous savez bien que si. Là est toute la question, tout le fondement du problème, Madame.

- Madame ? répéta Yuzu avec force.

Le son se réverba dans le bureau.

- Sharrum, dit Lyusha d'une voix émue et respectueuse.

Yuzu ferma les yeux.

- Ça suffit.

- Non.

Désormais il y avait de l'espoir dans les yeux de Lyusha. De l'espoir qui se confondait avec la lueur fanatique de ceux qui voient le bout de tunnel. La lueur que l'on trouve chez les martyrs qui rencontrent leur idole.

- Ça ne suffira jamais et vous le savez. Vous voyez l'Éther. Ce qui était un doute hier est devenu une certitude, Shawilum. Et pour avoir acquis cette simple certitude, je suis heureuse de vous avoir trahie.

Yuzu se figea.

- Même si tu ne t'en sors pas ?

Le sourire de Lyusha était un peu triste mais heureux en même temps.

- Nous savons toutes les deux que ce qui se joue ici est bien plus que la fin d'une intrigue. C'est le début d'une nouvelle histoire, chuchota-t-elle.

Et elle fit un geste en avant au même moment où Yuzu bondit au-dessus du bureau ... pour se heurter violemment une barrière magique que l'on venait de dresser. Elle retomba sur le bureau tandis que Lyusha s'enfuyait par la porte. Matelson avait surgi d'une porte dérobée dans le mur, probablement la cachette d'où il avait échappé à la traque depuis le départ.

Une cache que lui a fourni Lyusha. Au sein même du Magisterium.

Il passa sa langue sur ses dents en un geste grossier.

- Il est temps de finir ce que nous avions commencé précédemment non ? susurra-t-il. 

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