Chapitre 12
Une Sorcière seule est une Sorcière faible.
Yuzu tremblait encore, choquée de la force de sa vision. Elle prit plusieurs grandes goulées d'air pour calmer son cœur et éclaircir son esprit. Elle devait faire vite. Elle ferma les yeux et laissa sa tête se vider de toute pensée. Son corps devint aussi léger qu'une plume, plus fine que l'air et plus invisible que l'oxygène et le monde changea soudainement. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, le paysage familier du quartier pavillonnaire l'attendait. Elle se mit à courir vers la maison et à peine eut-elle franchi les barrières protectrices qui isolaient la maison du reste du monde qu'elle se mit à tousser, pliée en deux, les mains sur ses genoux. Une colonne de fumée épaisse et âcre se dégageait de l'ancien emplacement de la cuisine. Quelques mots lui échappèrent et la fumée cessa de se disperser pour s'alléger progressivement et se dissiper dans les airs. Quelques résidus de feu persistaient ici ou là. Mais Yuzu pouvait désormais sentir un nouveau danger : les Inquisiteurs n'étaient pas les seuls êtres présents dans la maison. Plusieurs présences se dirigeaient vers elle. Yuzu se redressa doucement et en profita pour examiner leur aura. Des parrii. Probablement des mercenaires, des gens ayant fui leur clan et qui proposaient leurs services contre une protection. Matelson avait dû les avertir que la Gardienne des Savoirs venait d'arriver.
Yuzu soupira et fit un pas en avant. 5 personnes, trois femmes et deux hommes, se précipitèrent sur elle. Yuzu ne leur accorda pas même un regard et se mit à avancer en direction de l'arrière de la maison, là où elle percevait la présence de Valentin. Des racines de fumée noire sortirent brusquement de terre et s'enroulèrent autour des mercenaires. Elles commencèrent à les étrangler quand un jet de pierre faillit frapper la Gardienne des Savoirs avant d'être réduit en poussière à quelques centimètres de son visage. Yuzu tourna un regard courroucé vers la femme responsable de cela. D'un craquement sec, la racine qui la détenait lui brisa la nuque, ce qui arracha un hoquet à un des hommes. Yuzu se détourna et les abandonna à leur sort, indifférente.
Elle parvint enfin à la terrasse située à l'arrière de la maison. Le jardin tenait plus du champ de ruines désormais. Elle croisa les mains derrière son dos et attendit.
- Cela vous arrive de ne pas être aussi stoïque ? lui demanda une voix fatiguée.
- Pas vraiment, répliqua Yuzu à Valentin. J'apprécie de savoir prendre du recul dans la plupart des situations que je rencontre.
Ce dernier vint se placer à côté d'elle. Il avait les traits un peu tirés, ce qui étonna la Gardienne. Il n'y avait que du menu fretin pour un Inquisiteur après tout.
Valentin dut comprendre son regard car il reprit :
- Matelson a lâché une de ses expériences bizarres sur la maison au début du combat. Un croisement entre une salamandre et un monstre de feu. Une saleté quoi ...
- Vous vous en êtes débarrassés.
Ce n'était pas une question.
- Oui. Mais cela a pris plus de temps que prévu et les mercenaires parrii ne sont peut-être pas puissants mais ils visent bien avec des armes humaines. Nous ne sommes immortels que par notre âge, notre capacité de guérison n'est guère meilleure que celle des humains ...
- Un trou dans le corps d'une Sorcière en fait une Sorcière morte, inutile de me rappeler les propres limites de mon anatomie, s'impatienta Yuzu.
- Tout dépend où est le trou, répliqua Valentin, ravi de l'énerver.
Yuzu soupira.
- Vous vous êtes débarrassé du traître de la dernière fois ?
- Les mercenaires qui vous ont attaquée viennent de convulser et de mourir, répondit Valentin. J'ignorais que vous possédiez ce genre de pouvoir.
Yuzu lui lança un regard noir.
- Un tour de passe passe, fit-elle sèchement. Alors ?
- C'est un Inquisiteur, rétorqua Valentin d'un ton hostile à présent.
- Il n'est pas un Inquisiteur s'il n'accorde pas sa loyauté au Magisterium et aux autres Inquisiteurs. Ouvrir la barrière à Matelson et ses sbires n'était pas la meilleure façon de la montrer.
- Et donc ? Vous allez l'étrangler à mort ?
- Je me contenterai du nom de son clan d'origine pour le moment, s'agaça Yuzu.
Valentin se fit silencieux. Puis il finit par répondre du bout des lèvres :
- Le clan El Fhara.
- Charmant, répondit Yuzu. Aheela serait sans doute ravie d'apprendre que sa descendante s'est fait attaquer avec la complicité de son alliée.
Valentin serra les poings.
- Vous reprenez le commandement ou pas ? Si on est là à discuter, c'est que vous avez encore un peu de temps avant de vous battre non ? Il vous attend ?
- Il semblerait qu'il ait cette courtoisie oui. Et j'ai toujours fait cavalier seul, ça ne changera pas. Je vous laisse les mercenaires et votre Inquisiteur à loyauté variable si vous me laissez Matelson et Jessica. Marché ?
- Conclu, répondit sobrement Valentin.
Il tourna les talons en traçant une rune dans les airs. Un sort de télépathie, identifia Yuzu. Visiblement, elle n'aurait pas à se soucier des interférences durant son duel avec Matelson. Elle sentit la présence des Inquisiteurs se fondre dans la nuit à la poursuite des mercenaires mais également de l'un des leurs. C'était pour cela que les assassins du Magisterium étaient si craints. Ils ne rechignaient quasiment jamais à la tâche. Elle leva les yeux vers le ciel désormais noir d'orage. Les voix la guidaient vers l'emplacement de l'ancien salon. Là où Jessica avait confronté à peine un quart d'heure plus tôt Matelson, dont le pouvoir brillait comme un phare dans la nuit. La main de Yuzu tripota quelques secondes son bracelet d'or, celui avec un pendentif rond. Elle détacha le pendentif et le glissa dans la poche arrière de son jean. Elle n'avait pas pris le temps de mettre son manteau avant de partir et le regrettait maintenant. Elle n'avait jamais assez de poches. Ses tatouages s'enroulaient un peu plus rapidement que d'habitude et traçaient un chemin sur sa peau, comme un serpent qui glisserait au sol.
La Gardienne des Savoirs s'avança vers l'endroit où l'attendait le renégat, à moitié assis sur un des murs en ruine de la maison. Yuzu dût reconnaître qu'il était aussi charismatique dans la réalité que dans ses visions. Charisme auquel Jessica n'était pas du tout insensible comme elle avait pu s'en rendre compte. Cela lui avait donné des frissons de dégoût en ré-intégrant son corps. Les émotions des autres pouvaient se révéler si envahissantes.
Une expression d'ennui était posée sur son visage. Il appréciait visiblement les poses théâtrales pour transmettre des messages, songea-t-elle. Ses yeux balayèrent le reste de la pièce battue aux quatre vents pour tenter de repérer Jessica. Elle n'était pas visible mais Yuzu situa sa présence à quelques mètres de là. Elle était sonnée mais vivante.
Yuzu s'arrêta au milieu de la pièce et croisa à nouveau les mains derrière son dos. Matelson tourna alors la tête vers elle et la dévisagea. Un sourire fleurit sur son visage.
- Vous n'allez vraiment pas parler ? se moqua-t-il.
- Je n'ai pas grand-chose à dire. Vous m'avez encore une fois attendu, c'est donc que vous avez quelque chose à me dire et non l'inverse. Je vais finir par croire que vous m'appréciez, vous savez, observa Yuzu.
Il sauta du mur où il était assis et s'inclina profondément, comme une révérence galante.
- Il vous manque le chapeau à plume, répliqua Yuzu.
Matelson éclata de rire.
- Personne n'insiste jamais assez sur votre humour lorsqu'on parle de vous, Mar Bar Shalkikku Schwartzen, fit-il d'un ton malicieux.
- Pas plus que le vôtre n'est inscrit dans votre dossier, renégat Matelson, répliqua Yuzu.
- C'est d'ailleurs fort malheureux, rétorqua l'autre. Je ne sens pas votre pouvoir ? L'auriez-vous égaré Mar Bar Shalkikku Schwartzen ? Dans nos visions partagées, cela ne m'étonnait guère, mais là ...
- Est-il réellement nécessaire que je sorte le grand jeu alors que vous êtes encore en train de parler ? Ce ne serait guère poli, renégat Matelson.
- Voilà qui est fort prévenant de votre part. Peut-être que votre contrôle légendaire n'est pas si parfait que cela ? N'importe quelle Sorcière hésiterait à dégainer dans ces conditions. La barrière qui isole la magie ne tient qu'à un fil et une parrii fragile à protéger peut vite se transformer en dégât collatéral ...
- Il est étonnant de voir que vous maniez l'ironie et le sarcasme tout comme votre magie, renégat Matelson : à la manière d'une massue, répliqua sèchement Yuzu, agacée qu'il ait touché juste.
Si Matelson allait à la confrontation, sa magie brute risquait de faire trop de dégâts compte tenu de leur environnement. L'homme lui adressa un grand sourire, conscient d'avoir marqué un point.
- En avons-nous fini avec les politesses ? Je souhaiterais revenir au vif du sujet, Mar Bar Shalkikku Schwartzen.
- C'est à vous de décider, c'est vous qui perdez votre temps plus que moi.
- Vous avez tout à fait raison ! Je ne possède aucun des dons qui permettent à une Sorcière de découvrir tous les secrets de son interlocuteur rien qu'en se tenant debout en face de lui !
À cette remarque, Yuzu se crispa. Elle n'aimait pas qu'on fasse référence à cette partie de son don. Sans lui, elle se sentirait perdue mais parfois il tenait aussi de la malédiction.
- Vous avez quelque chose à me dire ou vous souhaitez juste vous amuser à mes dépens, renégat Matelson ? demanda très doucement Yuzu, d'une voix presque menaçante.
- La conversation vous déplaît à ce que je vois, remarqua Matelson. Vous vous empressez de la terminer. C'est ma faute, j'ai dû toucher trop de points sensibles. Mais vous devez aussi être à fleur de peau en ce moment, avec toute la pression autour de l'enquête. J'ai presque envie de m'excuser pour cela mais cela sonne un peu faux non ?
- Complètement, soupira Yuzu désabusée.
Matelson gloussa à nouveau.
- Je vais donc exaucer votre souhait Gardienne. Je pense que vous devriez aller voir comment se porte la pauvre Jessica. Toutes ses émotions ont l'air de l'avoir quelque peu traumatisée.
- Vous semblez constamment la sous-estimer. Comme tout son entourage je dois dire, observa Yuzu.
- C'est une parrii. Qu'ai-je à en attendre ? demanda dédaigneusement Matelson.
- Elle est plus intelligente qu'il n'y paraît, je dirais. Soit, elle n'a pas grandi dans le bon environnement et son mécanisme de défense est rudimentaire - faire le plus de bruit possible quitte à se décrédibiliser. Mais en même temps, elle sait précieusement garder toutes les informations récoltées autour d'elle non ?
- Je crains que nous n'ayons pas rencontré la même personne, Mar Bar Shalkikku, fit Matelson, un peu ébranlé.
Jessica ne se souvenait de rien - il en était sûr. Alors qu'est-ce que la Gardienne essayait d'insinuer ?
- Son comportement est très différent hors du clan et en présence de gens qu'elle juge hostiles. Beaucoup de potentiel en une très petite personne, je dois dire, poursuivit Yuzu, comme si l'interruption n'avait jamais eu lieu.
Matelson afficha un regard dur.
- Vous devriez vous retirer de cette enquête.
- Pourquoi ? demanda Yuzu.
Matelson haussa les sourcils, surpris qu'elle ne le raille pas.
- Le nombre de personnes impliquées, les intrigues et les motivations vous dépassent. Vous êtes jeune. Et d'ici quelques heures, vous vivrez un cauchemar. Retirez-vous avant qu'il ne soit trop tard.
- Et si je décide de rester ? le provoqua Yuzu.
Un énorme sourire s'épanouit sur le visage de Matelson.
- Alors les livres d'histoire se souviendront de vous comme la première personne ayant témoigné du miracle que j'ai créé pour notre espèce, Mar Bar Shalkikku Schwartzen ! À vous de décider si vous me rejoindrez ou si vous lutterez contre la révolution qui est en marche !
Et sur ces mots, Matelson leva son bras droit, fit un grand geste avec comme pour lancer une attaque et le sol se mit violemment à trembler. L'onde de choc surprit autant la Gardienne que le renégat. La magie saturait l'air entre les deux. Yuzu décala ses pieds et les planta fermement dans le sol tout en tendant les bras vers le vide. Son pistolet argenté datant d'un autre siècle apparut dans sa main gauche et avec la crosse de son arme, elle bloqua à quelques centimètres de son visage la lame de l'épée de Matelson. Avait-il simulé sa chute ou avait-il eu le même réflexe qu'elle ? Elle n'aurait su dire. Les doigts de sa main gauche se refermèrent sur la garde noire d'un katana. Celui-ci était rangé dans un long fourreau noir, lié à la garde par des bandelettes comme pour empêcher quiconque de dégainer la lame. Yuzu braqua sa deuxième arme en direction du cou de Matelson. Leurs regards se croisèrent et s'affrontèrent, chacun cherchant à deviner quelles étaient les autres cartes de l'autre.
L'atmosphère se chargea en électricité et le ciel gronda. L'orage était là.
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